IX
De la patience, Patrick n'avait pas tort. Elle permit aux traqueurs de parvenir à leurs fins. Au fond de l'arbuste, les agitations se précisèrent. S'affirmèrent, enfin se confirmèrent. Il ne s'en fallut que de cinq secondes pour que pointât d'entre les feuilles un museau intrigué, battant l'air de petits mouvements fureteurs. La créature abandonna sa cachette à pas timides, progressivement, une patte après l'autre. Craintive mais inapte à résister à la tentation d'une collation nocturne. Nonobstant l'opacité du voile déployé par l'heure avancée de la fin de journée, se décalquaient sur la scène de nuit les contours du pelage cendré. Une corpulence trop menue pour tenir du vulpe, trop imposante pour un simple sciuridé. Les excroissances oblongues couronnant un crâne pentu aux faibles proportions révélèrent la nature de l'animal : un léporidé. Rien qu'un chétif lapin de garenne en quête d'un repas susceptible de conclure une journée riche en péripéties.
À l'autre bout du piège, Patrick trépigna, agrippa l'épaule d'Antoine qu'il secoua avec une énergie proportionnelle à son excitation.
— Tu vois ! Tu vois ! J'te l'avais dit qu'il sortirait ! Attends qu'il mette sa tête dans le collet et ce s'ra bon !
Si il t'entend crier comme ça, il va juste repartir en courant, songea Antoine. Et ce serait pas plus mal pour lui, et même pour nous aussi. C'est vrai quoi, je m'en fous de ce lapin débile, et j'en ai marre à la fin ! Un acerbe commentaire qu'il garda pour lui, de peur que cette évidence par trop sincère ne fasse dévier Patrick de sa proie initiale.
Il réajusta à regret sa poigne autour de la carabine, épia l'avancée du mammifère dans l'encre de la nuit. Tout en l'observant, il espéra secrètement que l'issue tant attendue par son père ne vienne jamais à se réaliser, et que lapin comme chasseurs puissent regagner leurs foyers respectifs sans qu'un coup de feu ne s'impose. Mais à chaque seconde, l'animal se rapprochait davantage de l'anneau fatal ; plus le temps passait, plus l'étau se resserrait autour de lui, comme de son apprenti bourreau. Non… non, va-t'en ! Va-t'en espèce de lapin imbécile ! Et le lapin accéléra.
En moins de trois bonds, il atteignit la zone piégée. L'œil crevé du collet le dévisagea, eut quelques pivotements succincts, assez subtils pour ne point froisser la confiance de l'animal. Il faisait la démonstration de ses réflexes prédateurs ; suivant un sournois rituel, retourna à son inertie initiale, d'un calme enjôleur. Une insouciante gambade, la dernière, et le lapin traversa à moitié l'anneau. Contre les bords tranchants frottèrent ses flancs. Instamment, l'acier du câble se tendit et vibra, pareil à une corde de guitare. D'un coup sec, Patrick tira sur la tige qui coulissa dans la boucle anti-retour, refermant le lacet autour de la bête. La réaction de celle-ci fut bien trop lente, seule l'une de ses pattes avant parvint à s'extirper du lasso. Le collet ne souffrit aucune torsion, aucune pliure, s'enfonça dans le duvet et telle une vipère enlaça le lapin de son corps acéré. Il captura la seconde patte qui, sous les instances de l'acier, fléchit dans un angle obtus et finit bloquée contre la nuque. Aux couinements paniqués se substituèrent des bribes de glapissements, chahutés par la pression du fil de métal tailladant la trachée.
— Tire ! Tire tout de suite ! s'écria Patrick. Tire avant qu'il crève étranglé !
Face au calvaire du lapin se débattant, la patte brisée, le cou altéré et sa forme perverti, Antoine se trouva prisonnier d'un état de stupéfaction confinant à la catalepsie. Sous ses extrémités où ne coulait plus une larme de sang, la tige de l'arme à feu se retirait. Il sentit son corps en faire de même. S'effritaient la kératine de ses ongles, les protéines de sa peau, jusqu'au calcium de ses os. Pour ultimes points d'ancrages, lui restaient ses pupilles devant lesquelles la scène dévoilait quelque chose… quelque chose de monstrueux, mais de magnifique. De fascinant. Quelque chose qu'il fallut à Antoine contempler et s'abîmer à contempler.
Dans les bois accablés, zone perdue entre deux univers divergents entrés en collision, il n'y avait plus de chasseur, plus de gibier, plus de traque, mais le jeu vicieux de la condition animale. Les profondeurs du vide sidéral, que le garçon rêvait jadis de gagner d'un battement d'ailes, à l'instar d'une peinture délavée dégouttèrent autour des deux mammifères ; et au fond de cet abîme cosmique, les êtres de chair et de sang se dépouillèrent de leur vernis épidermique afin de fusionner en une même entité abstraite, symbiose complète d'organes encore chauds. Se creusa au centre d'un ensemble vide le vortex de leurs cellules amies. L'emprise du cercle d'acier saisit Antoine à la gorge. Elle pénétra épiderme et muscle aussi vertement qu'une lame. Avec l'enfant, la bête partageait sa peine tressautante, ses piaillements et râles de douleur ; l'effroi, le malheur, une détresse hystérique face à la proximité intimidante de ce vide. Assister aux dernières secondes de vie auxquelles le lapin se raccrochait, ce supplément d'existence qu'il s'affligeait d'extorquer à l'indulgence de la Mort : « Encore un peu… S'il vous plait, laissez-m'en encore un peu… C'est trop tôt, ce n'est pas mon heure, je vous en prie… encore une toute petite seconde… », c'était affronter le reflet de sa propre déchéance et découvrir ce que les Hommes, le monde, les dieux réservaient à Antoine. La réalité de son présent et tout ce à quoi il ne pourrait se soustraire d'ici quatre-vingts ans ou bien vingt ou, qui sait, peut-être dix ?… À cet instant, ne subsista plus que cette saisissante image : celle de la fatalité à notre porte.
Un tir et le lapin disparaîtrait. Il n'y aurait pas de cercueil ni de tombe au fond du jardin, pas de nom griffonné, pas plus de sommeil. Plus rien. Le lapin ne reviendrait jamais, et Algernon ne se réveillerait pas.
Malgré la paralysie soudaine d'Antoine, Patrick se mit en devoir d'achever sa mission. Il rafla le fusil, ôta la sécurité puis plaqua la crosse contre l'épaule droite de son fils et la queue de détente sous ses doigts. Il apposa sa main sur la ligne de visée qu'il verrouilla sur la bête mourante. Cette préparation forcée achevée, sa voix éclata à travers le bois ; elle fit frissonner les branches et flaques alentours :
— Bon sang, t'attends quoi là ? Magne-toi et tire, nom de Dieu !
Recouvrant ses esprits, Antoine opposa à son père un regard brouillé de larmes.
— Mais il est déjà en train de mourir… Puis, il est si près, je peux pas lui envoyer de la chevrotine dessus à cette distance, il va être déchiré de partout…
— J'ai dit : tire ! Tire ou c'est toi que je remplis de plombs !
— 'Pa… s'il te plaît…
— TIRE ! MAINTENANT !
Le coup partit. Un orbe lumineux déchira l'obscurité, révélant l'horreur primaire au fond des yeux du lapin. Ce furent deux vagues de flammes déchainées qui consumèrent la moitié du crâne. La tête soufflée avec ce qu'il pouvait rester d'espoir chez la bête. Pour tout épilogue, un cri déchirant fit écho à la détonation ; il se réverbéra contre les troncs impassibles, et s'éparpilla dans la voûte étoilée.
Si au moment fatidique, Antoine avait abaissé ses paupières de manière instinctive, Patrick, en revanche, n'avait rien perdu de la scène. Avait assisté, les pupilles dilatées et sur les lèvres un sourire de grand carnassier, à l'abattage du lapin. La pluie parfumée de plombs, qui couvrait de sa nappe les épaules des chasseurs, infiltra ses bronches ; il s'en gorgea goulument. Chaque particule en suspension et grain de poussière soufrée tatouèrent dans l'esprit de l'homme la conviction d'avoir touché au succès. Son fils, cette femmelette petit geignard sous-espèce de demi-homme et icône de la déception paternelle, apprenait le pouvoir que tout mâle détenait sur le monde. Ce monde qui enfin devenait sien. Antoine venait de rencontrer sa force et d'apprivoiser sa cruauté naturelle. Plus important encore : il avait découvert sa supériorité. Ici commence l'homme, il est le maître de son environnement, de la terre qui s'effrite sous ses doigts à la femme qu'il assouvit par l'autorité de ses poings, jusqu'aux enfants qu'il empoigne et régente d'une main de fer. Il dirige, préside et modèle, détruit suivant son inclinaison. Le sort ne se subit pas, il ne tient qu'à lui. Il est le sort. À partir de ce jour, tu s'ras mon fils. Lève la tête, sois fier comme je le serai lorsque tu parviendras à me dominer à ton tour.
Assujetti à cette inégalable extase, Patrick se releva, déserta le taillis sans s'inquiéter des accrocs que les langues fourchues des branchages infligeaient à ses vêtements. Il traversa, les jambes quelque peu engourdies, les dernières volutes de fumée jusqu'à la dépouille du lapin, qu'il considéra de longues minutes sans émettre un son.
Dans le rayon de son poste d'observation, replié sur lui-même en un ovale irrégulier, Antoine suppliait la forêt de l'emporter. N'importe où. De le manger et le renvoyer ailleurs, au-delà de ce cercle de feu. Au-delà du Mal.
Le choc engendré par la détonation l'avait propulsé un mètre en arrière, dans un recul si puissant que sa colonne vertébrale avait raclé le parterre grenu, déchirant la peau. Il avait peiné à reprendre la pleine maitrise de ses sens ; la vivacité de la déflagration avait frappé sa rétine et entaché ses prunelles, les acouphènes qui avaient suivi lui sciaient les tympans, elles le déséquilibraient au point qu'il ignorait s'il était encore en mesure de tenir plus de cinq secondes sur ses jambes. Outre ces désagréments passagers, nulle force au monde ne l'aurait poussé à aller constater de lui-même le contrecoup de son tir malencontreux. Il savait quelle figure là-bas attendait, cette figure lacérée et tordue dont le regard corrodé le poursuivrait en tout coin du bois, de la ville, de la Terre. La giclée de plombs éructée à si courte portée ne pouvait s'être contentée de supprimer sans plus d'effet l'existence du lapin. Il n'était plus question de sommeil éternel, de retour au Néant sans tambour ni trompette, pas plus de l'élégant retrait d'une vieille âme ayant fait son temps ; l'animal avait eu à accueillir de plein fouet le souffle ardent du canon. Acculé, celui-ci avait éclaté et dispersé son essence écarlate sur la toile du monde, puis succombé dans une souffrance sans fin, opposé à la gueule d'un monstre de métal. Ce monstre qu'Antoine enserrait encore, tel un totem.
Il envoya à terre la carabine, dont le claquement évoqua la froideur d'un hachoir sur un socle de bois. Débarrassé de l'arme, il porta ses yeux sur la Nature en deuil : tout s'effondrait, des gémissements des cours d'eau aux cieux plutoniens, de l'atome d'hydrogène piégé dans la goutte de rosée emperlant une toile d'araignée, à l'infini de la voûte étoilée reflétée dans cette même goutte. Et de cette flore terrienne ou cosmique déchirée rien ne renaîtrait plus jamais. « Jamais ». Antoine éprouva en son cœur la finitude intrinsèque de cet adverbe péremptoire. Sa gravité, son fatalisme universel. Comprit alors que si toute chose devait s'évanouir, y compris lui, il eut bien fallu que ce cauchemar eût pris fin à son tour. La maison, la maison… allez, on peut rentrer maintenant ? Je veux partir, je veux partir…
— Je veux partir 'Pa !
Singulièrement ferme et puissante, la voix d'Antoine provoqua le sursaut de Patrick. Il oublia un temps la bête à ses pieds et dévisagea son fils d'un air décontenancé. Tant d'audace chez le fragile garçon, la chose n'était pas pour lui déplaire, mais n'avait rien de commune.
— Qu'est-c'tu me dis là ?
— J'ai dit que j'veux partir ! J'veux qu'on s'en aille, et tout de suite !
Ses épaules s'affaissaient. Ses mains tremblaient. Sa mâchoire se contractait. À ses joues, les larmes coulaient, abondantes, pleuraient sur un malheur aux confins de l'inhumanité. Mais jamais sa volonté ne faiblit, et les mots percutèrent Patrick avec plus de force que le coup de fusil décisif. Le père Dereuil eut à se rendre à l'évidence : cette fois, le petit Antoine ne fléchirait pas. Pour fier qu'il se sentit à cette pensée, il lui offrit tout de même une ultime occasion de se raviser :
— T'es sûr ? Viens au moins admirer le résultat. Eh tu l'as vraiment pas loupé ! Okay, il en reste pas grand-chose, mais c'est la rançon du succès ! Allez p'tit, te fais pas prier !
En signe d'encouragement, il se pencha sur le cadavre encore chaud, prêt à l'empoigner par le pelage. Peut-être que brandir haut la victoire de son fils aurait incité celui-ci à…
— Arrête ! Retire ta main !
L'ordre proféré eut l'effet escompté : moins déçu que résigné, Patrick se ravisa.
— J'ai fait tout comme tu m'as dit, persévéra Antoine. J'ai tiré, je l'ai tué, il est mort. Alors maintenant on rentre, tu m'as promis ! T'as promis, 'Pa !
Un soupir pour réponse. De la pointe de sa botte, Patrick entreprit de gratter le sol ; il étala sur une vingtaine de centimètres le peu de chair rosâtre restante. Ah… Beau gâchis que cette bête abandonnée aux charognards… Si l'on ne retirerait rien de la viande, il demeurerait tout de même blâmable que de laisser cette toison argentée pourrir sous le sang et la poussière sans même un regard approbateur de la part du brave petit homme à l'origine de cette déliquescence. Mais préférence à l'auteur, quoiqu'il eût pu en penser. Si tel était son souhait, Patrick se devait de l'accepter et se faire une raison.
Avant de partir, il lança une dernière fois le faisceau de sa lampe sur la carcasse du lapin. Depuis son abri, ce buisson nu qu'il se refusait à quitter, Antoine ne réussit à entrevoir, dans cette furtive luminescence, qu'un lambeau d'oreille animale noircie et rongée. Cela lui suffit amplement.
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*Les recherches sont terminées. Transfert des données sur le…* Pas maintenant. J'ai besoin de rester tout seul.
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