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La route, à nouveau. À droite : la parade végétale, peinte de la suie que soufflait le vent paresseux, parfois surprise par les œillades des phares irisés du véhicule. À gauche : les parterres des cultures striées de haies viticoles dont le flamboiement naturel ne savait vaincre les ténèbres. Vingt-deux heures trente dans le cliquetis des aiguilles au poignet du conducteur, et le murmure de l'asphalte sous les roues du pick-up, le crépitements des poissons morts, le carillon du matériel au repos sur le plateau arrière. Beaucoup d'instruments, un sacré fouillis, mais pas l'ombre velue d'un léporidé.

Non que Patrick eût décidé de s'en passer. L'emporter, il en avait eu la ferme intention, aurait même été enclin à épingler la toison encore rouge et noire sur les murs du salon, en oriflamme et bannière honorifique à la gloire du cadet du clan. Un message glaçant : en territoire Dereuil, même les plus jeunes font de redoutables prédateurs. Toutefois, et par ce qu'il avait analysé comme un gage d'humilité digne d'un chasseur émérite, Antoine s'était opposé à une telle initiative, avait plaidé pour l'abandon du cadavre au lieu-même de sa défaite, destiné à alimenter la terre et les bêtes friandes de sa viande. Peut-être, cogita Patrick, reconsidérerait-il sa position et admettrait a minima de suspendre en plastron le fusil rédempteur ? Enfin, cela pouvait attendre. Aux yeux de Patrick, la chose ne comportait, somme toute, que peu d'importance, elle ne venait ni entacher ni amoindrir la réussite d´Antoine. Nul besoin d'un trophée ; le seul fait d'avoir assisté à cette transition entre l'ère de l'enfant et celle de l'homme se suffisait à lui-même. Patrick aurait défié quiconque de mettre en doute sa parole. Tous le reconnaitraient, il prenait le ciel pour témoin : pas un homme, pas une femme (pas même sa femme) ne contredirait un jour de plus l'efficacité de son éducation. Partant, victoire lui était acquise, et la noblesse paternelle en résultant recélait plus de valeur que la peau râpée du lapin.

Ne nous méprenons cependant pas sur ce dernier constat. Que Patrick s'enorgueillit de l'acte d'Antoine et consentit à poser sur celui-ci un regard neuf, plus conciliant et respectueux, la chose était entendue, mais cette estime n'allait pas jusqu'à surpasser celle qu'il avait autrefois eu coutume d'accorder à Maxime. Avant le cabanon et « l'accident ». Il n'était donc question d'une inversion de pouvoirs, davantage d'un changement de paradigme via l'émergence d'une dynamique nouvelle dans la relation l'unissant à Antoine, et celle-ci invitait dorénavant l'homme à considérer son cadet comme un légitime héritier, au potentiel en adéquation avec les principes fondamentaux de la famille. Un jour, peut-être Antoine viendrait-il à le surpasser ; un jour lointain, lorsque Patrick s'enfoncerait avec dignité dans la débilité, que ses poings auraient fondu, ses cheveux et sa barbe blanchi, ses yeux faibli, de même que sa suprématie. Un temps trop éloigné pour le voir venir mais point assez pour l'ignorer. D'ici là, ses fils auraient à accepter leur soumission naturelle sans jamais plier. Ils accueilleraient la sanction et en sortiraient grandis, parés à combattre le monde à mains nues. « Si pareil à un chien. » Quand viendrait le jour tant redouté, père et fils seraient prêts, et Patrick saurait que mission avait été accomplie. Il avait rempli le rôle qui lui incombait et pourrait se retirer de la scène sans regret ni remords.

— Tu peux pas t'imaginer comme j'suis fier. Fier et rassuré, à vrai dire.

Patrick avait murmuré, presque soufflé cette confession dans un sourire chaleureux qui n'avait que rarement l'occasion d'agrémenter son dur visage. Le genre de sourire plus déroutant que cordial exposant une surface gingivale clairsemée de dents pointues. Jusqu'à présent, Antoine ne l'avait entraperçu qu'une fois, moins de deux ans auparavant. C'était dans le bureau de la directrice de son école. Patrick y avait été convoqué en vue de discuter du comportement de son fils, lequel avait brisé les incisives d'une fillette au renfort d'un calot ébréché. Preuve directe, témoins oculaires, aucun début de circonstance atténuante pour un coupable indéniable ; mais l'homme n'en avait pas fait trop de cas. Sous le regard minéral de Patrick, le sourire s'était dessiné de manière éphémère, précédé d'une remarque tout en légèreté : « Des dents de lait, ça va r'pousser, nan ? y’a pas d’quoi chialer une fontaine, dites-y d’arrêter d’en faire des caisses, à la rouquemoute. » Personne n'avait su quoi répliquer. Et la surprise d'Antoine avait été totale lorsque, une fois l'intimité oppressante de la maison familiale retrouvée, il avait compris qu'il n'aurait droit à aucune correction.

— Ouais, c'est un vrai soulagement, mon p'tit. Je t'avoue que j'avais peur que tu sois… tu sais…

— Pédé ?

— Ouais, pédé.

Antoine se réjouit d'avoir employé le terme à bon escient.

D'une main, Patrick se pinça les narines, en essuya les bords puis reprit sur un reniflement bruyant :

— Pardon, mais faut m'comprendre, c'est un risque plausible de nos jours, avec toutes ces conneries sur le sexe et la tolérance qu´on essaie de fourrer dans l'crâne des plus jeunes. Peuvent dire c'qu'ils veulent, ce truc de gay, c'est pas naturel. C'est dangereux, et contagieux.

Abstraction faite de la somnolence et du trouble causés par les évènements, Antoine ne fut pas insensible à cette sympathie, même si celle-ci devait s'accompagner d'une leçon de morale déroutante.

— Comme une maladie ?

— C'est ça. Et t'avais toutes les chances de le choper, surtout quand j'pense… (il coupa court à ses tergiversations) Mais tout ça c'est fini et j'suis bien heureux.

Étonnement comme soulagement enrayèrent l'amertume pernicieusement distillée dans la poitrine d'Antoine. Il a l'air sincère, ça lui ressemble pas et ça fait tout drôle. Je sais pas s'il a compris que j'ai juste tiré au pif sans regarder. Sans doute pas… Mais j'l'avais jamais vu comme ça avant : il est si content, si content genre de moi ! Mon Papa, fier de moi !
Joyeux, Patrick l'était. Il avait assorti sa dernière tirade d'un regard affectueux, allant jusqu'à dévier son attention de la route et négliger la trajectoire de l'automobile. Quel mal cela pourrait-il leur causer ? La zone la plus dangereuse où s'étaient écroulés les poteaux téléphoniques venait d'être dépassée ; les lieux étaient aussi dépeuplés qu'au départ des compères, si ce n'était plus. Ne s'accrochait plus les lumières des chaumières pour arpenter les champs ou dévaler les collines. L'environnement paraissait condamné à un sommeil de pierre, coincé dans l'obscurité où ne dansaient que les courants ascendants et descendants de la tôle sous la déclinaison de la Lune qui la léchait d'argent. Pourquoi enfoncer ses pupilles dans le lacis de goudron, alors que se redresse sa courbe ? Pourquoi brider sa fougue, et ne pas faire gémir le revêtement synthétique des pneus ? Et comment résister à la sirène du souffle déchaîné de l'air nocturne, griffant, sifflant sur les ailes du pick-up lancé à vive allure ? Plus d'embrayage, plus de frein. Tressaille l'aiguille du compteur avant de s'envoler. Troisième vitesse, quatrième, cinquième !

Une simple pression, le frôlement du bout de sa semelle sur la pédale de droite. Sentir l'explosion de l'air et de l'essence mélangés actionner les pistons. Déflagration. Encourager l'infini mouvement circulaire de la mécanique. Accélération. Goûter à cette incomparable sensation : elle se répand dans les jambes, les doigts, la nuque. Propulsion. Vivre le merveilleux fourmillement d'un moteur ronflant montant en puissance, et la force de l'accélération faire son effet : nous enfoncer dans les renflements du siège, empoigner notre cœur, bloquer notre respiration puis soulever nos entrailles, par une violente étreinte que nous appréhendons et à laquelle pourtant nous nous cramponnons. Nous sommes vivants.

Dans un chaos de métal et de lumière, ils fendirent le paysage à tombeaux ouverts. Sans limites ni frontières, ils étaient libres, et embrochèrent la nuit. Agrippés à cette pulsion de vie, à cette illusion d'une immortalité que l'univers eût daigné leur adjuger. Une âme supplémentaire, en échange de celle qu'ils lui avaient rendue. Sur leur passage, les traits de la Nature semblèrent s'allonger, aspirés en arrière, tels des élastiques s'étirer à leur maximum sans doute jusqu'à se déchirer, mais que pouvait importer pareille peccadille ? Il était déjà trop tard pour s'inquiéter de contrarier la constance des lois de la physique. La raison perdue, trop loin pour que les chasseurs s'en soucient. Peu de choses les préoccupaient désormais, si ce n'était leur liberté et leur vitesse. En ce jour glorieux que défile la route ! Que disparaissent les arbres, les champs, les maisonnées, les résidents. Que se brise et s'embrase l'axiome du cycle lunaire. Que ne reste rien sinon des cendres.

La voie s'élargit. Elle gobe les fosses et la futaie. Elle s'étend en une ligne droite aussi lisse qu'une ganse de soie sur laquelle flotte la voiture. Autour des hommes, tout éclate. Les astres pétillent en une nuée de perles de savon, pof pof, et les toits de briques se décomposent, sous eux s'effondrent les murs enduits d'une chaux bouillonnante dissolvant la structure de bois et de plâtre. Autour des hommes, les vignes et hectares de forêt voient leurs fruits et feuilles se liquéfier. Dépouillés, ils exposent leurs chairs nues aux assauts du vent. Se replient sur eux-mêmes. Ploient sous la fatigue et la honte. Se laissent dépérir au plus près de la terre brûlée. Autour des hommes, se        dés    agrè g e l a           mu n

                                               com               e…

Secouée de toute part, la camionnette fit rugir sa mécanique. Antoine s'en alarma. Cependant, la confiance que Patrick accordait à sa fidèle monture le contraignit à ravaler ses angoisses, qu'il limita à la pénétration de ses ongles dans le tissu de son assise. Quelques dérapages, couinements et cahots, mais l'automobile tint la distance et ne perdit rien de sa vélocité. Au sommet d'une colline, les ressorts des amortisseurs gégnirent. Le châssis convulsa nerveusement. Passagers et chargement eurent un sursaut, aussi subit et bref qu'un hoquet, avant de se faire agripper par la pente puis précipiter dans les ténèbres. Oubliant sa griserie, Patrick retint son souffle et des deux mains fit basculer à fond le volant vers la gauche. La 504 bifurqua, opéra un brutal écart, transférant l'essentiel de son poids sur son flanc droit et propulsant Antoine contre le cadre de la cabine. Épaule et crâne heurtèrent tour à tour les parois, dans un double cri d'effroi et de douleur.

Étourdi par le choc, Antoine ne parvint à saisir l'enchevêtrement anarchique des évènements qui suivirent. Il en remonta le fil après coup.

Par suite de cette embardée, l'automobile avait encaissé un premier choc ; l'enfant en avait perçu l'impact comme un poing propulsé à l'estomac. Ce choc avait bloqué sa ceinture de sécurité, dans le même temps sa respiration. Avait gémi le caoutchouc des pneus, puis la machine s'était affaissée sur ses suspensions. Un second impact, une détonation, et le long du pare-brise s'étaient étiré les fils d'une immense toile d'araignée creusée à-même le verre. C'était bien cela : le premier heurt contre la calandre avait justifié un violent coup de frein, tandis que l'autre, au centre du capot, avait sonné un arrêt du véhicule en travers de la chaussée. Puis encore… D'autres bruits… ? Oui, des coups plus sourds et succincts avaient pris le relai, d'abord au-dessus des têtes, enfin sur la plage arrière. Quelque chose avait roulé sur le toit, et cette chose était lourde. Ç'avait dérapé sur la vitre centrale, couru sur la longueur du pick-up, rebondi sur la benne et terminé sa course sur le sol encore fumant de gomme usée.
Un dernier craquement loin derrière, un son caverneux. Antoine l'avait entendu alors qu'il contemplait, médusé, les veines de la cartographie de verre déverser leur contenu rouge.

Passé plusieurs secondes, l'angoisse chassa la stupéfaction, elle lui assécha la bouche et contracta ses intestins. Une pression nouvelle sur sa poitrine ; le souffle lui manquait.

— On a percuté… commença-t-il à bafouiller.

Patrick ne lui accorda pas de formuler sa crainte, d'un levé d'index lui ordonna le silence. Il gagea de conserver son flegme autant que son assurance, mais en son for intérieur… Seigneur, que n'eût-il donné pour ne pas avoir à entendre l'insupportable supposition. Ne le dis pas ! Ça deviendrait vrai, supplia-t-il mentalement Antoine.

— C'est bon, j'vais vérifier ça. Toi reste ici et bouge pas. Pas la peine de s'affoler, à tous les coups c'est qu'une saloperie de sanglier. Hmm… J'ai pas eu l'temps d'voir comme y faut.

Pénétrante et inaltérable, la voix de Patrick imposait aussi bien la confiance que la conviction. Pour autoritaire qu'elle se voulut, l'œil d'Antoine vint s'égarer malgré lui en direction de cette épaisse main tremblante sur les clefs du véhicule. Sur ces doigts qui faillirent, à force de tressautements, faire tomber le trousseau.

Le nuage d'essence qui jusqu'alors avait embaumé l'atmosphère se retira, ne flambait plus dans la nuit que la clarté papillotante de quatre ampoules alimentées par la batterie de la machine. Comme convenu, Antoine resta à l'intérieur du véhicule, observa depuis les rétroviseurs latéral et central son père contourner à pas flottants, sous le feu des phares, la carrosserie gauchie brune de vieux sang sur lequel s'étaient juxtaposés par fines touches de nouveaux éclats d'un rouge vif. Patrick dépassa la camionnette, se posta à l'arrière. Il s'agenouilla jusqu'à n'exhiber au cœur des morceaux de miroir que le sommet de son crâne. Cette minuscule colline de peau et d'éparses fils sombres emmêlés pivota lentement de droite à gauche. Patrick contemplait la chose avec une déférence semblable à celle que lui avait inspiré le cadavre du lapin. Nul doute cependant qu'il n'était plus ici question d'un quelconque symbole de fierté.

Merde, j'y crois pas… Patrick l'avait bien vue. Au moment crucial, juste avant que le nez du pick-up ne la percute en plein ventre, ses phares lui avaient dévoilé, dans une abominable aura immaculée, l'image suppliante de celle qu'il s'apprêtait à détruire. Il avait détaillé en une fraction de seconde ce visage pointu, ce crâne tondu, cette bouche ourlée d'épaisses lèvres sur lesquelles avaient été esquissés les premiers contours d'un appel à l'aide. Ce nez épaté, typique de ces gens-là. D'énormes yeux noirs, au fond desquels ne dort aucune pupille… En sadique caricature de la mort du lapin, Patrick avait aperçu la détresse envahir ces orbes, l'espoir y succomber et la fatalité prendre sa place. Ces yeux, ils avaient occulté l'étrange nudité du corps, avaient hurlé au conducteur « Pourquoi ? Non, arrête ! », pour finir projetés contre le capot dans la chute de la partie supérieure d'un tronc cassé en deux.

L'avait vue, n'avait pas freiné. La raison exacte de sa brutale inertie lui échappait encore. La perspective de croiser un autre être humain en un lieu si reculé, errant nu au beau milieu de la départementale encore humide de sang et d'entrailles à cette heure tardive lui avait-elle parue trop absurde pour justifier un coup de frein ? Peut-être n'avait-il tout bonnement pas eu le temps de réagir. Que l'injonction envoyée par son cerveau n'avait trouvé le chemin de ses nerfs, que la réponse de son corps s'était trop fait attendre, défaillance humaine au demeurant commune. Hypothèses tangibles qui se seraient vérifiées chez le plus grand nombre, et que beaucoup auraient admis, nonobstant quelques réticences, mais dont ne bénéficiait pas un individu de la trempe de Patrick Dereuil. Par un élément de sa personnalité, dont il connaissait la caractère blâmable sans pour autant s'en cacher ni s'en repentir, celui-ci se démarquait de cette majorité. S'était-il fait lui-même la victime collatérale de son faux-pas, ou bien n'avait-il pas voulu actionner la pédale de frein ? Malgré la pâleur cadavérique du faisceau dont l'accidentée avait été éclaboussée, Patrick avait reconnu en elle les caractéristiques anatomiques de cette race charbonneuse qui, pareille à une nappe de pétrole, ensevelissait les rues de Notre Dame, les villes de France, les terres et mers de ce globe. Si cette erreur fatale n'était autre que celle de son inconscient ? Si la malheureuse n'avait porté cette peau, peut-être alors…

Patrick resta longtemps à soupeser les conséquences de ses actes. Tourna autour du corps, qu'il inspecta sous tous les angles, essayant en vain de deviner des traces infimes de vie dans cet amas de peau crevée et de membres vrillés. Pas une respiration, pas un son, pas un mouvement, sinon de rares spasmes signant la fin de l'activité cérébrale. Mains enfoncés sur son crâne, il leva le visage en direction des étoiles. Pour un moment, il ne supporta plus rien, ni l'air sur sa peau, ni l'odeur d'essence dans ses narines, ni la sensation du goudron sous ses bottes. Surtout pas ce cadavre terne et déchiré dans ses yeux. Il serra ses paupières, mordit sa lippe jusqu'au sang, et contracta ses doigts, emprisonnant deux touffes de cheveux. Sa pomme d'Adam sauta à trois reprises. Qu'est-ce qu'elle… Qu'est-ce… Tressauta, vibra… Qu'est-ce que cette… remonta soudain se coincer sous la mâchoire.

« NÉGRESSE DE MERDE ! Qu’est-ce que tu foutais sur la route, bordel[1] ? »

De l'autre côté du véhicule, Antoine scruta son père se redresser soudain puis hisser les poings au ciel pour battre le vide, prêt à prendre au corps le Seigneur lui-même. Faire éclater sa rage dans les murmures de la nuit, une rage dénuée de sens, sous la forme de vagues injurieuses décousues proférées d'une voix chargée de furieux sanglots : « Putain !… Mais putain, non ! Non !… Merde, merde… C'est pas vrai ! Eh merde ! Putain ! … » Ses rugissements incohérents se poursuivirent sur plusieurs minutes, entrecoupés de déplacements erratiques le long de l'asphalte.

Intrigué et inquiété, Antoine voulut entrevoir la cause de cet affolement. Il descendit de la cabine, laissant derrière lui la portière passager béer. Le cœur cognant lourdement au fond de sa cage thoracique, il longea l'aile droite de la voiture. Avisa alors le corps, que pas un fil ne couvrait. Nue, réplique lugubre des modèles des revues masculines de son aîné. Il découvrit les membres désarticulés. Les plaies ouvertes. L'épiderme déchiré. La vérité crue de l'anatomie. Dans ce visage, Antoine contempla l'emblème à demi souriante de sa terreur. De nouveau, l'écorché pointait sur lui son regard austère.

Sa trachée redécouvrit la pression du collet de chasse lorsque son regard rencontra tour à tour celui de la jeune femme, puis celui de son bourreau incapable de s'affranchir de plus de cris. Si ne restait au fond des globes fuligineux que le nuage d'une mort lente, les pupilles de Patrick, elles, brûlaient des cent feux d'une sauvage détresse. Elles imploraient Antoine de briser le silence accusateur dans lequel tous deux s'enfermaient aux côtés de la dépouille muette. L'heure n'était plus aux lamentations, alors même que l'envie de se répandre en larmes frappât l'enfant à la poitrine. Conscient du sanglot qui lui montait à la gorge, Antoine tenta de le chasser d'une déglutition. Entre ses dents, il libéra un gémissement et parvint à articuler un pitoyable « On fait quoi maintenant ? » pour seule intervention.

Quatre mots qui permirent à Patrick de s'émanciper partiellement de son état de panique. Il fronça les sourcils, fit courir son regard sur chaque élément du décor, de la défunte étalée au sol jusqu'au bois en bordure de route. À grandes foulées, il circonscrit la zone : deux pas à droite, un en arrière, demi-tour, face à la bouche du véhicule. En désespoir de cause, il entreprit tout d'abord de déloger par grosses poignées des portions de peau coincées dans la calandre. Les rubans s'en détachèrent sans mal, mais restait le sang ; tant de sang, tant de preuves, tant de travail… Consterné, il massa les lames de rides lui gondolant le front. Antoine ne lui avait jamais connu pareil effort de réflexion ; la situation devait être plus sérieuse qu'il ne l'eût pressenti.

Le sac de toile entreposé sur la benne du pick-up fut finalement dégagé de son compartiment puis éviscéré à-même la chaussée. À la lumière des phares arrière, Patrick passa en revue les instruments de chasse. Son choix se porta sur deux paires de gants d'attelage en néoprène, ainsi qu'une épaisse corde tressée et dotée de deux crochets d'arrimage à cliquet.

— Deux mètres cinquante de long, censée supporter jusqu'à soixante-dix kilos, marmonna-t-il en inspectant ce dernier objet. 'Faut espérer maintenant que la demoiselle ne pèse pas trop lourd.

Mains gantées, corde déliée, Patrick manipula le corps avec précaution. Le fit rouler sur le ventre et tâcha de plier les membres sans les briser ni les endommager plus qu'ils ne l'étaient déjà, de sorte à faire converger bras et jambes vers le centre du dos. Manipulation malaisée par l'effet de la rigidité instantanée (phénomène rare, bien qu’observable, dont Lacombe lui avait déjà parlé), de même que la fragilité de certaines articulations fort endommagées. Leur toile de fibres menaçait de lâcher à tout instant. Patrick s'en accommoda. Prions… Ouais prions pour qu'elle ne se disloque pas en cours de route. Ajusta la pression de ses paumes contre le buste transpercé par un os fracturé.

— Tu l'attaches ? intervint Antoine, resté en retrait.

Patrick acquiesça d'un signe de tête sans apporter plus d'explication. Ce ne fut qu'une fois les extrémités liées et maintenues par les crochets et le corps arqué sous la traction des cordages serpentant entre les muscles qu'il consentit à prendre la parole :

— Comme ça, elle sera plus facile à trimballer. Et on n'aura pas trop à la toucher. Même avec des gants j'préfère pas prendre de risque.

Antoine contempla le ballot mortuaire. Une brutale nausée souleva une fois encore son estomac.

— On va la déplacer ?

— Ouais, on peut pas la laisser là. 'Manquerait plus que quelqu'un tombe dessus et remonte notre piste.

— Et la voiture ? Tu crois pas que le sang et les coups auront l'air bizarre pour les voisins ?

— Les voisins, j'en fais mon affaire. En plus, le ciel nous a filé un précieux coup d'main : avec la pluie d'aujourd'hui, quasi toutes les bagnoles de la zone doivent ressembler à la nôtre, ça fait aucun doute. 'Même pas la peine de s'emmerder à nettoyer le sang. On remettra la camionnette dans l'allée, comme avant notre départ, on la bâchera puis on attendra que l'mec de l'assurance se pointe. De toute façon, si cet enfoiré de gratte-papier-fouille-merde rechigne à lâcher son blé, Bébert me retapera la machine en deux-temps-trois-mouvements pour une bouchée de pain et sans poser de question, t'en fais pas. Pour le reste, ta mère et ton frère diront pas un mot sur notre balade dans les bois. Ouais… personne en saura rien du tout. Enfin, ils pourront jamais rien prouver, en tout cas.

Dans l'esprit de Patrick, tout se mettait en ordre, et Antoine ne pouvait que se conformer au plan ainsi établi.

— Donc… on prévient pas la police ? hasarda-t-il toutefois.

— Pas si tu veux passer ton adolescence et moi ma retraite en prison. Mon p'tit, crois-moi, t'y survivrais pas deux jours.

Il avait prononcé ces mots une intention maligne ni relent d'acrimonie, comme l'on partage au détour d'une conversation une observation sincère dans sa dimension théorique, mais dont l'éventualité reste de l'ordre du néant. La prison, Patrick n'en foulerait jamais l'immonde linoléum ; il y avait échappé de justesse à de nombreuses reprises au cours de sa turbulente jeunesse, ce n'était pas pour y tomber une fois rentré dans les rangs. On ne se relève pas de pareille disgrâce, autant ne jamais chuter. Ce principe valait aussi bien pour son petit complice. Y'a plus qu'à croiser les doigts pour qu'il ne se fasse jamais choper. Pour ça ou même pour n'importe quoi d'autre. Si il parle… putain, il a pas intérêt ! L'affaire était donc réglée : plus de corps, plus d'accident, plus de connivence. Par conséquent, plus de problème. Plus que la Lune, cette vile menteuse, pour seul témoin.

— Allez, enfile les gants et soutiens-lui le ventre pendant que j'la porte. Ça évitera de mettre trop de poids sur les cliquets.

Sur les vingt-trois coups de l'horloge communale, depuis le haut clocher de la cathédrale St****, Notre Dame d'Islemortes poursuivit sa nuit sans rêve, rompue par les stigmates d'un après-midi infernal au cours duquel le ciel semblait avoir été sacrifié au-dessus de ses terres. Du fond de leurs lits, les résidents jouissaient d'un profond sommeil aux frontières du trépas, inconscients de tout ce que le cataclysme avait engendré, tant au cœur des foyers voisins que des hectares de la forêt de Grézac. Inconscients de la lente progression de ces deux hommes, ce père et ce fils bien connus et bien haïs, entre les bosquets sous la reliure résineuse des branches de pins, élimant leurs bottes sur les moquettes de feuilles et d'aiguilles ou parterres de fin gravier. La nuit de charbon qui matelassait les couches des chambrées girondines offrait une parfaite couverture à l'acte abominable.

Accolés aux annexes fluviales, sur un lit de galets polis, les complices mirent un terme à leur avancée. Le curieux paquetage qu'ils portaient à bout de bras, impossible à identifier du fin fond des ténèbres, frappa le sol dans un bruit dont personne au village n'eut pu attester de l'existence, faute de l'avoir jamais entendu. Les cordages se dénouèrent, de même que les membres retenus. Fut étendue en parallèle de l'Infidèle une longue silhouette biscornue et inerte, sur laquelle se penchèrent les hommes. Contre cet étrange agrégat de chair et de peau, ils plaquèrent leurs paumes. Poussèrent, poussèrent, poussèrent encore. Le corps fut roulé sur le flanc, sur le dos, une dernière fois sur le flanc opposé, avant de disparaître dans les eaux glacées.

[1] 03:11

Aux dents d’acier Fifille avait échappée,

Miracle dételé, délaissa ses geôliers.

Son dos brisé, pauvre chose vint ramper,

Ses membres grinçant sur colline escarpée.

Et sous toison plutonienne, défilèrent talus,

Branches, bêtes des eaux,

enfin le goudron nu.

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