I
Il est aujourd'hui de notoriété publique qu'il ne faisait pas bon travailler pour la police de Notre Dame d'Islemortes durant l'année 1986. Bien que la commune jouît, jusqu'à cette date charnière, d'une image élogieuse, dépeinte comme un lieu qui ne connaissait rien de la perpétuelle inconstance des villes de grande envergure, et ne souffrait donc aucun de leurs malheurs typiques, si ce n'était quelques tracas négligeables (infractions bénignes qui ne méritaient pas les honneurs d'une investigation), les évènements du début de printemps lacérèrent la toile de ce tableau idyllique. Une par une, y fleurirent les tombes ; elles saupoudrèrent de pétales granitiques les carrés d'herbe, pour qu'aux vignobles se mêlent les cultures maccabéennes. Un paysage né d'une tragédie dont les rescapés eurent à éprouver l'ampleur à l'aurore d'un été qu'ils n'espéraient plus voir se soustraire à la brume.
En l'espace de deux mois, les membres des forces de l'ordre abattirent l'équivalent d'une fastidieuse année de travail, et les dossiers d'enquête saturèrent les locaux de la brigade. Si bien que durent se voir mobilisés des renforts en provenance des villes et départements voisins, jusqu'aux militaires affectés dans la région. Passé un an, plus de trois-cent quarante enquêtes avaient été ouvertes. Un tiers d'entre elles est à ce jour résolu. Et il n'est pas rare que l'on surprenne encore, au fond des bois bordant Notre Dame, les anciennes séquelles de ce cataclysme.
*
Il faisait tellement froid. Froid et sombre. La lune était encore haute (je la démasquais d'un coup d'œil), et le village dormait depuis un bon moment. Moi, j'étais debout. Ma veste me serrait sans me procurer aucune chaleur. Mes gants et mes bottes me paraissaient percés de petits trous. Des centaines de petits trous. Et tout me cisaillait l'épiderme, et tout me glaçait le corps. Sur mes articulations, le froid faisait craquer la peau, qui éclatait alors et quadrillait mes phalanges d'entailles roses. Rien de trop méchant. J'ai le cuir solide, mais je sentais ces gerçures ouvrir leurs bouches sous le frottement de mes gants pour téter le gel qui s'y engouffrait. Ça pique. La tuile.
Et voici que la migraine m'a repris. Merde, c'est pas le moment. Très vite, les tremblements auraient suivi. Puis ça aurait été au tour des crampes musculaires. Et alors…
Moi, je devais sortir. 'Fallait que je me rende là-bas, dehors. Pour quoi faire ? Ça m'échappait. J'étais hors du coup et me traînais, trop pataud et lourd de sommeil, culbuto somnambulique. Entre deux bâillements et trois battements de paupières ensuqués, je me suis secoué. Allez, un peu de nerf ! Ai inspecté ma tenue. Un képi, mon uniforme… le travail m'appelait. Qu'est-ce qu'il me voulait ? C'est trop tôt ! Pas maintenant !
Ouais, j'étais tout égaré, et pourtant convaincu de ne pas pouvoir la laisser là-bas. Si j'avais rebroussé chemin… Peut-être que j'aurais dû, en fait. Solution beaucoup plus sage, pour sûr. Tant pis pour les autres, ils n'auraient eu qu'à se passer de moi pour cette fois.
Aïe ! cette migraine… Des calmants, vite ! Où sont mes calmants ? Saletés de poches trop larges… Bingo !
Puis j'ai douté. C'est vrai : et si ils n'y étaient pas arrivés ? Mon absence les aurait frappés, et il aurait pas fallu grand-chose pour qu'ils soient venus cogner à ma porte. Mais attention : animés des meilleures intentions du monde (ce sont des gars en or, je le dirai jamais assez). Venus pour prendre des nouvelles ou même tendre la main à un supérieur dans le besoin. Qu'est-ce qu'ils auraient dit, lorsqu'ils l'auraient découverte ? Parce qu'ils l'auraient vue, dans cet état.
Non, c'est décidé, je pars ! Ça fait trop de risques au-dessus de ma tête et de la sienne.
Je me suis quand même juré de rentrer le plus tôt possible. Une promesse que, je crois bien, je lui avais aussi confiée, croix de bois, croix de fer sur mon cœur. Sais plus ce qu'elle a répondu. Suis pas certain qu'elle ait répondu. De toute façon, elle m'attendrait, le temps d'un long rêve. Elle ne fait que dormir. Tout se passerait bien, elle attendrait et ne partirait pas.
Si froid, si noir. Autour de moi, le patelin était comme mort. Son odeur de poisson pourri m'asticotait les narines. Puanteur de vieille charogne. Toutes les rues n'avaient pas été nettoyées, j'entendais encore les petits os craquer sous mes semelles. Ça faisait des crac cric et croc. Crépitait comme un feu de cheminée. Ai pensé : combien de gros costauds auraient pris peur, puis leurs jambes à leur cou, après une journée comme celle d'hier ? Dehors, c'était le même climat de crainte d'après une attaque terroriste. La crainte de la resucée, de la foudre qui tombe deux fois au même endroit. C'est plutôt rare, mais 'y avait quand même de quoi faire flipper un colosse.
Pas moi. J'avais beau me souvenir de cette tempête, des trombes de chairs poisseuses et de la décomposition sur les trottoirs, ce matin, moi, j'étais dehors. Lèvres qui se crevassent, yeux qui se remplissent de larmes sous la brise d'un matin qui veut pas se lever. Me tenais droit sur les pavés laqués par le givre et le sang. Patinoire rouge. N'ai pas dérapé. Bon pied, bon œil : le lot commun des encravatés de la fonction publique. Chez un brigadier digne de ce nom, c'est encore plus flagrant, plus éclatant. Comme mon galon. Ses bandes jaunes et rouges scintillaient à mes épaules malgré le noir total. Eh, j'avais donc pas volé mon grade ! Mais ça, tous le savaient déjà, et il n'appartenait qu'à moi de le confirmer une fois de plus.
Qui en aurait douté d'ailleurs ? C'est vrai quoi, mon expérience et mon professionnalisme ont toujours parlé pour moi. Ce jour encore, les gars ont constaté l'efficacité de leur supérieur. Ah, ainsi j'arrivais ! Me v'là, mes gaillards ! à travers le brouillard de glace, je viens vous prêter main forte, peu importe la mission ! Mais bon, j'étais pas vraiment sûr de tout comprendre non-plus. Je savais… croyais savoir qu'il fallait rejoindre la forêt, que c'était là-bas qu'ils avaient été mobilisés. La forêt… pourquoi déjà ? Un corps, il me semble. Et pourquoi est-ce que c'était si difficile de m'en rappeler ? Mon crâne… la vache, qu'il était douloureux. Avais comme l'impression qu'il s'était fracturé, une vieille cruche sur laquelle on a trop tapé. Elle s'est ébréchée.
Eh bien, la réponse à tous ces mystères a fini par se découvrir d'elle-même : ai enfin aperçu les cercles des torches, tout pâlots et tremblotants. Et juste en-dessous, y'avait l'éclat bleuté, celui de nos atours réglementaires. « Atours », c'est plus valorisant. Ça m'a ragaillardi, comme à chaque fois. Je vous rejoins, les amis, pour cette nouvelle journée de service. Vous s'rez fiers de moi, aussi fiers que ma Rachel quand je rentrerai à la maison !
C'est vrai, 'faut que je l'avoue : aujourd'hui je suis persuadé que ça aurait été plus prudent de ne rien faire. Aurais pas dû partir et m'aventurer dans ces horribles bois, avec leur ambiance sinistre de contes de fées du XIXe siècle. Grave tort.
Mais le devoir, c'est un peu comme le Diable, il est d'une exigence féroce. Il peut pas attendre. À croire que personne lui a appris.
*
Déjà dépêchée sur les lieux, la brigade présentait l'état d'excitation d'une fourmilière, alors même que six heures n'avaient pas encore sonné ni aux montres ni aux clochers. Aux abords de la forêt embourbée dans le brouillard, les équipes policières pataugeaient dans les nappes fantomatique flottant à ras du sol. Serpents brumeux, elles ondulaient autour des bottes, donnaient l'illusion d'un marécage voué à manger les hommes de bas en haut. Harassés et malmenés par les caprices de la nuit, ces derniers livraient leurs os aux aiguilles du vent sans jamais tempêter contre l'austérité de leur condition. La tête restait haute et le regard vif. Chaque agent œuvrait avec cœur dans l'humble respect de l'uniforme adhérant à son corps, pareille à une seconde peau.
L'embarras qu'il avait eu coutume de ressentir durant ses jeunes années de service, et que faisait jadis croître en son estomac la vision de ses compagnons s'activant depuis un temps indéfini pendant que lui peinait à distiller l'énergie d'un café serré dans l'alambic de son crâne, autant qu'à faire affleurer la part consciente de son être alourdi par une nuit avare en repos ; cet embarras, donc, avait aujourd’hui tout perdu de son mordant. Les dents élimées sur la rudesse des fins de service aux airs d'éternités.
Au reste, si contempler le dévouement admirable de ses équipes à pied d'œuvre sous un ciel d'encre n'était pour lui déplaire, cela n'induisait pas sa propre défaillance. Nul membre de la brigade ne lui eût objecté un quelconque manquement. Cela, le brigadier-chef Cassien Lacombe le savait parfaitement. Sans aller jusqu'à présenter ses agissements comme de légers abus de supériorité, son statut justifiait à lui-seul cette entaille de modeste envergure au règlement. Son expérience et son sérieux, tout ainsi que sa sympathie et le respect qu'il témoignait chaque jour ouvré à ses subordonnés, avaient eu tôt fait de convaincre les agents de la paix de placer en lui leur entière confiance. Même ses accointances avec des personnages de discutable notoriété, à l’instar de Patrick Dereuil, son vieux camarade, n’y changeaient rien. Les œillades amicales, francs signes de tête et salutations spontanées lui assuraient une ferme loyauté, qualité que n'importe quel supérieur se doit de détecter chez ses hommes. Sans elle, de chef il n'y a plus.
Glissée sous le cordon délimitant la zone, la fidélité faite homme fut la première à venir à la rencontre de Cassien, en la personne de son sous-brigadier. Paul Maillou accusait la négligence typique d'un individu victime d'une privation de sommeil, volontaire mais éprouvante. Le désordre de son uniforme soulignait la maigreur de sa silhouette, et les boucles noires collées à son front par la sueur ne parvenaient à oblitérer les rides que la fatigue creusait à-même sa peau de trentenaire plein de vigueur. Malgré tout, sa stature demeurait nette, ses yeux ronds bordés de cils aussi longs que des pattes d'araignée n'en finissaient pas de briller, et il résonnait au fond de sa voix de ténor lyrique les notes claires d'une détermination à tout épreuve, ainsi qu'une obédience qu'il ne lassait pas d'extérioriser, sans pour autant céder aux appels mièvres de la flagornerie.
— Chef, l'équipe de nuit a déjà passé au peigne fin une bonne partie de la zone. On a pris le relai il y a peu et opté pour une division de la brigade : l'autre moitié des hommes s'occupe actuellement de l'inspection de la partie nord-est du bois.
Un rapport compendieux et efficace ne s'encombrant d'aucune politesse superflue ni rond-de-jambe. Le brigadier Lacombe y était fort sensible.
— Le centre m'a informé de la découverte d'un seul cadavre, répondit Cassien. Les équipes auraient fait d'autres trouvailles entre-temps ?
— Un second corps emporté par la rivière. Échoué à environ deux kilomètres de là.
— Je vois… Malheureusement, ça n'est pas une grosse surprise.
Les averses de la veille avaient, il est vrai, participé à la montée rapide des eaux. Il n'y avait lieu de s’étonner de la somme de macchabées entassés devant les portes. Mais tout de même, autant de morts, c'était à s'en arracher les cheveux. Banals accidents, maladresses fatales ou accès de folie, la catastrophe girondine avait eu ce curieux effet de déchaîner les pires tares humaines, comme une sorte de réceptacle pandorien forcé au pied-de-biche. Dans l'affliction, les citoyens étaient livrés à leurs plus bas instincts et pulsions animales qu'ils n'auraient, en temps normal, pas eu de mal à refreiner. Près de vingt-quatre heures après les faits, les plaintes, dépositions et dossiers s'étaient empilés au commissariat, jusqu'à effleurer les dalles du faux-plafond. Les stylos avaient épuisé leurs réserves d'encre noire sur un total horrifiant de rapports circonstanciés, et les interpellations et battues s'étaient succédé, sapant autant l'énergie que le moral des forces de l'ordre. Moins d'une journée pour découdre le tissu social, personne ne l’aurait anticipé.
Tant et si bien que l'expédition matinale à l'orée de la forêt de Grézac eût presque porté la figure d'une balade champêtre, comparée aux interventions musclées de la veille. Au bas mot cinq arrestations à domicile, dont deux pour des faits de violence conjugale, et pas moins de quatre rixes supplémentaires au sein-même du poste de police. Les résultats d'un brassage par trop conséquent de citoyens soit affolés, soit avinés (voire les deux à la fois) pour y préserver le calme. Cassien avait estimé mériter ce hiatus dans son service, ainsi donc mis unilatéralement fin à une interminable journée de travail en vue de glaner quelques insignifiantes heures d'un repos chimérique en terrain neutre : son foyer.
Mais cela, c'était hier.
Cet appel du poste l'ayant exhorté à bondir hors du confort moelleux de son lit sur les coups des quatre heures trente, un dimanche qui plus est, s'il lui avait décroché une grimace de dépit ne l'avait pas surpris. Il en était néanmoins venu à regretter que les lignes téléphoniques de son quartier aient compté parmi les rares rescapées de la pluie de sang. Mais, à la réflexion, aurait-il pu, en de telles occurrences et pleine légitimité, tourner le dos à ses responsabilités ? Le devoir restait le devoir, ne lui en déplût. Que Cassien l'admît ou non, la chose restait acquise : il ne faisait simplement pas bon travailler pour la police de Notre Dame en l'an maudit de Son Seigneur 1986.
Sous le feu diaphane des torches, la forêt se paraît d’un visage surnaturel, elle n'exposait plus que ce que l'esprit humain consentait à y déceler, pour que fussent tues les monstruosités tapies dans l'ombre de ses feuillages. L'une de ces monstruosités reposait dans la lumière. Élément indésirable recraché sans ménagement par le bois, effritée sur un tapis de mousse écarlate sous l'apparence d'un homme fragmenté, sans figure pour encore décliner son identité. Dorénavant, l'agent Maillou parlerait en son nom.
— Pas un habitant de Notre Dame, rien qu'un type de passage dans la région avec sa famille. Il occupait la maison au fond de l'impasse pas loin (il leva une main inattentive en direction de l'Ouest). Nos gars sont en train de la perquisitionner. Curieusement, ce monsieur en serait bien le proprio. Les archives et registres cadastraux nous le confirmeront.
Sur un hochement de tête, Cassien déclipsa de sa ceinture un mémento déplumé, se munit du stylo pendu aux spirales par une courte chaînette pour noircir une première page d'informations et hypothèses volantes :
Victime : M, blanc, + ou – 30
Pas habitant de ND mais proprio maison (Impasse du Pin Blanc ?) -> étranger installé depuis peu ? promoteur immo ? héritier ?
— Vous l'avez donc déjà identifié ?
— Sa femme nous a fourni une partie des renseignements dont nous avions besoin. Le légiste aura encore à les corroborer, mais tout semble concorder.
— Bien… Et cette dame, vous l'avez mise en lieu sûr ? Si elle a vraiment été témoin de l'exécution de son mari, j'imagine qu'elle doit être dans tous ses états.
Une grimace traversa le visage du sous-brigadier, qu'il détourna du cadavre pour un instant affronter les puissances tranquilles du paysage rural. Couvert par la brume, l'horizon éveilla en Paul le souvenir des landes grises et déchirées du Pays de Galles. Mornes plaines et falaises escarpées résumant le décor de ses journées étudiantes d'autrefois, en d'autres temps. Des temps peut-être plus stériles, sans aucun doute beaucoup plus simples.
— « Dans tous ses états » … oui, on peut le formuler comme ça, chef. C'est elle qui nous a appelés, depuis leur domicile. On ne savait pas grand-chose, juste que son mari avait été tué et qu'on trouverait le cadavre à l'entrée de la forêt. Quand on a débarqué, madame patientait sagement sur son perron. Elle a pas cherché à se barrer, rien du tout. Devant nous, elle n'a pas trop desserré les dents, sauf pour donner son identité et celle de la victime. Puis elle nous a conduits jusqu'au corps, et une fois face à lui elle s'est contentée de pleurer. Un peu et pas longtemps. Dupouy l'a amenée au poste pour l'interroger, mais on attend plus de directives de la part du juge d'instruction.
Page suivante, une nouvelle feuille, pas au verso :
Suspect principal : épouse.
Mobile : ?
NB : moyen violent (arme à feu, tir dans le visage), inhabituel pour une femme.
— Elle a avoué ?
La déduction prit Maillou de court. Il l’analysa comme une preuve supplémentaire tant de la perspicacité que de la sagacité déroutantes de son supérieur. Si son expression ne connut pas de changements notables, cette ataraxie de façade ne se communiqua pas à sa voix, marquée d’un fugace tremblement :
— Dès notre arrivée, c'est la première et l'une des rares infos qu'elle nous a confiées : « J'ai abattu mon mari. Suivez-moi, il attend par là-bas. »
Conscient de l'acrimonie de son jeune second, Lacombe s'enquit d'une démonstration de son inclinaison naturelle à tout relativiser, jusqu'aux plus sombres témoignages de l'absurdité humaine :
— Certaines sont comme ça, mon p'tit Paul, on n'y peut rien. La pluie de poissons aura peut-être été le déclencheur, pour cette fois, mais je peux te garantir que c'était qu'un prétexte et que l'envie de lui trouer le visage la démangeait depuis un bon moment. Ça arrive, et c'est malheureux, ouais, mais ça te fait au moins une raison de plus de ne pas te jeter sans réfléchir sur la première jupe qui te passera sous le nez.
Il conclut sa tirade aux accents paternalistes par une tape et chaleureuse sur l'épaule chétive de Paul, éternel célibataire devant les institutions étatiques mais sodomite déluré dans la sphère privée, laquelle avait d'ailleurs un peu trop tendance à déborder sur son pendant professionnel. Par chance, les membres de la brigade s'avéraient plus progressistes que leurs larges bustes et leurs coupes en brosse ne l'auraient induit. Sans doute les années de service les avaient-elles contraints à affronter nombre de sordides déviances, par trop abondantes et déroutantes pour les inviter à encore s'offusquer de la perspective d'une union charnelle contre-nature, à l'égale de celle liant deux hommes majeurs et consentants. Ou peut-être que l'esprit de cohésion auquel Lacombe accordait une place cardinale avait eu raison des derniers relents de préjugés désuets ou, à tout le moins, de leur manifestation décomplexée, et que sur les opinions divergentes avait dû primer une administration aux accents contemporains, en accord avec les bouleversements sociaux et moraux de l'époque qui n'offraient plus le luxe de regarder les us et coutumes des uns et des autres d'un œil circonspect.
Ces théories se valaient, mais de quel côté penchait la vérité, le commissariat central faisait figure de zone de confiance, tant pour l'officier blessé en intervention que pour un jeune second aux mœurs alternatives. Au sein de la brigade : pas d'éclopé, pas de pédéraste, uniquement des compagnons.
La harangue fit son effet, et Paul Maillou ne put réprimer le gage guttural d'un nouvel état d'esprit comique discordant avec le tableau mortuaire auquel il prenait part. Enfin, ce n'était pas non plus comme si le cœur y était. Bien vite, son professionnalisme reprit l'ascendant, nettoyant le rire qui lui pouffait par touches en gorge :
— Le mobile n'est pas encore défini, mais on peut tout de même remonter à la source de l’acte, à sa cause… disons « matérielle ».
Il humecta ses lèvres d'un coup de langue preste, trop pour un homme à l’échine relâchée. Sa nervosité, Cassien en aurait presque reniflé l’odeur. « La cause matérielle » hein ? Ah, mon p’tit Paul… Ta sensibilité te trahit, autant qu'elle t'honore ; elle prouve quel flic humain tu fais.
— Deux corps pour une même affaire, en bref. ‘Faut que je vois ça. Tu peux m'accompagner ?
Sur l'assentiment de Maillou, les deux hommes pistèrent le cours tortueux de l'Infidèle sur moins de trois kilomètres, guidés par les sphères que parsemaient les lampes de poche sur les troncs et qu'ils suivirent comme autant de miettes de pain. À l'approche du point de découverte de l'inédite dépouille, Paul jugea indispensable que de se voir confirmer son intuition.
— Vous savez déjà, chef, n'est-ce pas ? Vous savez ce que qu'on a trouvé là-bas ?
Masquée par une ombre soudaine entre deux arcs lumineux, la réaction de Lacombe se réduisit à une déclaration spectrale dénuée d'émotion :
— Tout à l'heure, t'as parlé d'une famille. Laisse pas une grande place au suspense.
Mobile : ? ENFANT
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