II
Un second ruban délimitait le périmètre. Disposé en un large cercle ceignant une dizaine d'uniformes bleus entremêlés, il indiqua à Lacombe et Maillou qu'ils approchaient de leur destination. Dans cette marée d'onyx et de saphir, point de combinaison blanche ; la police scientifique se faisait attendre. Cette latence présenterait l'avantage de permettre à Cassien d'étudier à loisir le second corps. Il en prédisait le caractère spectaculaire, dans le pire sens du terme. N'importe quel cadavre n'eût causé si vive émotion à ses subalternes ; l'on entendait, même à bonne distance, les grincements de dents et respirations haletantes. Qui que fût la victime, sa découverte ébranlait les nerfs et faisait poindre une sueur ammoniaquée aux fronts et aux aisselles.
Fort de ses vingt-huit années au service de l'État, Lacombe ne manifesta pas un grand trouble de prime abord, moins angoissé qu'intrigué à l'idée de poser ses yeux sur un autre cadavre, si déformé ou altéré qu´il fût. Quand fut atteint le cordon, son avancée se vit contredite par une nouvelle intervention de Paul. Le sous-brigadier, resté en arrière, le saisit à la manche, soucieux de lui faire part de ses observations personnelles et, par la même occasion, de le mettre en garde.
— C'est vraiment dur, chef. Vous devriez peut-être laisser le légiste s'en occuper et vous en tenir aux rapports. Rien ne vous oblige à regarder. Franchement, ça… ça pue la maltraitance à plein nez.
— Entre autres atrocités.
Le genre de formule qu´une bouche aurait peiné à employer et broyée sous l'effort d'une prononciation ardue. Elle fondit sur la langue de Cassien avec la nonchalance d'une pastille à la lavande. Sans trahir l'agacement que cette sollicitude exagérée lui inspirait, il dégagea son bras.
— Un cadavre d'enfant, c'est jamais agréable à voir, me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, mais cette histoire aboutira dans tous les cas à une enquête. Peux pas me permettre de passer à côté d'un élément de cette taille. Ça fait partie du boulot, sous son mauvais jour, peut-être son pire jour, voilà tout.
— Mais il est…
— Il est quoi ? Très jeune, c'est ça ? Allez, remballe-moi cette tronche d'ahuri, 'y a pas de quoi faire le surpris : le premier corps est apparemment celui de son père biologique, et le gonze ne devait pas être beaucoup plus vieux que toi. L'ai remarqué direct : à sa main, il a le brillant d'une alliance toute neuve, pas de rayure. Ça confirme qu'il est marié, et de fraîche date en plus. D'ailleurs, si on reste sur sa pogne, on voit pas le signe d'une ride, pas de tavelures ni d'os trop saillants, ce qui nous donne un bon indice quant à sa jeunesse. C'est comme sa physionomie : carrure fine sans tourner squelette, avec des muscles discrets mais quand même présents, sauf pour le p'tit relâchement abdominal qui dépasse un peu. Et pour finir, y' a la peau de son cou, qui est ferme et tendue. Le tableau rassemble les caractéristiques d'un homme de faible corpulence, début trentaine ou fin vingtaine à tout casser. Partant de là, l'âge de son gosse pouvait être logiquement que bas, et cette déduction n'a alors rien d'un exploit.
Si son zèle lui commandait de ne pas laisser ses sentiments supplanter sa raison, il prit la peine de nuancer a posteriori son propos. Pour chevronné qu'il était, il ne désirait pas non plus passer pour un monstre d'indifférence.
— Donc, ce gosse, il a bien moins de cinq ans ?
— Même pas deux… humm… ni même un an, si vous voulez mon avis, murmura Maillou. Je m’y connais pas trop, en bébés, mais celui-là, il est vraiment, vraiment tout petit.
« Vraiment tout petit. » Lacombe se pinça les lèvres.
Mobile : ? ENFANT -> bébé
Il échoua à contenir un juron, puis grommela :
— Comme quoi… le monde peut vraiment être moche, parfois.
De l'autre côté du cordon, défilaient les agents, carnets, lampes et appareils photographiques en main, devant les restes d'un minuscule corps de bleues et violettes teintes. Maillou ne s'était pas trompé : il était très petit. Si fragile détruit ; un pantin distendu par l'eau glacée de la rivière, aux membres raidis par le froid et dénaturés par de multiples ecchymoses. Un pantin de caniveau. Ses yeux, boules immenses pour si petite figure, s'ils transparaissaient sous un voile mortuaire cendré, roulaient encore. Par bonheur, ils n'avaient pas encore servi de festin aux parasites peuplant les eaux. Les parasites n'auront pas mangé ses yeux… ils n'auront pas mangé ses yeux… ils n'auront pas mangé ses… Obsédante idée fixe dont le substrat fourmillait entre les alvéoles de la cervelle. Fallait-il bien se raccrocher à quelque chose de rassurant, faute de mieux.
L'enfant s'était échoué sur la berge, coincé entre deux rochers et dans le feu croisé des lumières électriques. Dans ces lumières, miroitait son entier calvaire ; il transparaissait dans chaque os rompu, dans chaque plaie polie, chaque bosse et œdème, chacun des sillons veineux lui zébrant le crâne, semblables à des serpents. Les yeux plissés, Cassien prit la mesure de la métamorphose de ce corps. Rien ne serait plus pareil pour ce malheureux, pour sa mère ni même pour le reste du monde, maintenant qu'il reposait ici, froid, qu'il reposait ici raide et bleu.
En dépit de l'énervement ambiant, les gardiens de la paix s'enfermaient dans l'un de ces silences tourmentés autorisant tout juste la respiration, question de respect ; et l'atmosphère épuisait son oxygène pour se charger de vapeurs soufrées. Toute l'expérience de la terre perdait subitement de son influence protectrice, car rien ne pouvait plus leur venir en aide et d’un voile magique occulter l'horreur de cette découverte. Cassien lui-même eut grand-peine à dissimuler son émotion. Avec une similaire obédience, il contempla, serra les poings au fond des poches de sa vareuse jusqu'à sentir les arches de ses ongles s'imprimer sur ses paumes. Il marmonna une suite de mots dans sa barbe qui incitèrent Maillou à tendre l'oreille. Le sous-brigadier, en apparence plus occupé de l'état de son supérieur que de la scène, l'invita sur le ton de l’hésitation polie à se répéter. Grave et acerbe, la réponse ne se fit pas attendre :
— Elle ne vous en avait pas parlé ? Pas un mot ?
— Je vous demande pardon, chef ?
La patience s'épuisa chez Cassien. Sans jamais abandonner l’enfant du regard, comme s’il eut craint ce faisant de le perdre à jamais, il fit vibrer ses cordes vocales dans une expiration rauque. Nettoyé d’une partie de sa rancune, il consentit à préciser sa pensée, non sans une pointe de virulence :
— Sa put… cette foutue bonne femme que vous venez de coffrer, elle a pas décroché un mot sur son propre bébé ? Même un seul ?
Emportement involontaire plus que compréhensible. Le brave Paul ne lui en tint pas rigueur, se limita à rapporter les faits tel qu'exigé :
— Pas un mot, et cette omission sera évidemment notifiée au rapport. De plus, croyez bien que les gars n'oublieront pas, eux, de l'interroger aussi sur ce point.
Retrouvant peu à peu la maîtrise de lui-même, Cassien rembobina son discours qu'il aborda ensuite sur un registre plus posé et professionnel :
— Le mode opératoire diffère complètement de celui de la première victime. Me fait dire qu'il est pas impossible qu'on ait ici plus affaire à un dommage collatéral qu'à une cible prédéfinie. Ton avis ?
— C'était aussi mon opinion, chef.
Okay, on est donc raccords. Tu parles que le contraire m'aurait étonné, compléta Cassien pour lui-même.
— D'ailleurs, commenta Maillou, vu la distance avec le premier crime, le sens du courant et les blessures, il semblerait que l'enfant ait succombé à sa chute dans la rivière, chute qui aurait alors eu lieu à l'endroit-même où le père s'est fait descendre. Selon moi, y’a que deux hypothèses : soit il s’agit d'un accident, soit d'un coup de sang qui aurait doublement mal fini, même sans intention concernant le petit. Quoi qu'il en soit, la thèse des violences volontaires n'est pas à exclure, d'autant plus que ça n'explique pas pourquoi madame s'était armée au préalable ni ce que la famille était venue trafiquer dans le bois alors que la tempête battait son plein. L'interrogatoire et l'expertise médico-légale éclairciront peut-être ces zones d'ombre.
— Et le témoin ? Celui qui a découvert l'enfant ?
Paul désigna du menton un homme d'une cinquantaine d'années retranché un peu plus loin. Espèce de phasme dont les traits semblaient avoir été taillés à la serpe, à la chevelure de sel surmontée d'un gavroche élimé, si maigre que même la couverture dans laquelle on l'avait emmitouflé ne parvenait à étoffer tant soit peu la silhouette. Les policiers avaient pris soin de le tenir à l'écart de l'autre côté du barrage, bien que l'individu s'obstinât à guigner leurs faits et gestes, et ce malgré les remontrances de l'officier chargé d'enregistrer sa déposition. Brigadier et second l'observèrent agiter les brindilles de ses bras sous les replis de l'étole, dessiner d'étranges figures invisibles dans l'espace puis pointer tour à tour d'un doigt squelettique les équipes contingentant le cadavre et son interlocuteur, le tout dans une faconde de patois occitan empêtrée dans la mélasse d'un épais accent et tonnée d'une voix étonnement forte pour un homme de faible constitution. Un homme venant, qui plus est, d'affronter les vestiges de l'une des plus atroces injustices que ce monde malade eut infligées.
Malade, et de la pire des saloperies qui existent.
Des bribes de mots furent saisies çà et là, lesquels suggéraient que le témoin était tôt parti dans la matinée glaner les champignons que l'ondée et la fraicheur poussaient à poindre sous la futaie. Le reste du discours s'enlisait dans l'incohérence.
— Du charabia. Rien ne permet pourtant d'avancer qu'il est schlass, observa Maillou en aparté.
— Parce que c'est pas de l'ivresse, juste sa façon de gérer la situation, comme son corps lui impose. Il est en stress, il fait de grands gestes, prend de la place autant qu'il peut pour qu'on s'occupe de lui et qu'on le laisse pas seul avec ce cadavre dans la tête. C'est comme ça : les émotions et réactions vont varier d'un gus à l'autre, sans suivre de logique particulière. 'Y a pas de logique. Tout ça, c'est le résultat de la personnalité et/ou du vécu de celui qui affronte l'horreur. Un truc humain.
Cassien paracheva cette discutable étude comportementale par une note de cynisme :
— Mais s'il est pas encore imbibé à cette heure, ça durera pas. La journée va être fatigante pour lui aussi. Fatigante et longue, très longue.
Là, il eut une pensée douce-amère pour Rachel. C'était typiquement le genre de phrase qu'elle aurait pu sortir. Quand il s'agissait de cynisme, elle était bien plus douée que lui.
À mesure que les équipes s'afféraient à leur tâche, la température extérieure grappillait plusieurs degrés. Elle convia les uniformes à ensevelir les épidermes sous une pellicule de transpiration et chaque agent à souffler de concert. Le vrombissement d'un cortège en approche fut accueilli avec reconnaissance : il signait la relève. Enfin la plupart des officiers allaient-ils avoir l'honneur de déserter la forêt maudite, qu'ils espéraient ne plus avoir à fréquenter pour une période notable. Un soulagement que partagea Cassien.
— Vivement le commissariat, grinça-t-il.
Et la disparition subséquente de l'enfant. Bientôt, l'aube poserait sur son petit corps un regard de lumières chaudes, et sa mort diluée dans la perspective d'un jour neuf, si doux, si clément, ne revêtirait plus la forme que d'un baiser soufflé au loin. Pour le mieux, à n’en point douter.
*
L'animation qui plus tôt s'était emparée du bois rampa naturellement jusqu'au commissariat. Exacerbée par les récents incidents, une tension endémique parasitait le travail des policiers, en prise avec plaignants et détenus, victimes hystériques, ivrognes invétérés, maris violents, épouses désorientées, retraitées effarouchées. Sans parler du reste, mais la liste est sans fin. La superficie du bureau fut vite engloutie par une marée humaine autant bariolée que bruyante. Celle-ci ondulait et jaillissait entre les jets de mercure dont le soleil de midi bombardait le bâtiment. Défila sous le nez de Cassien un nombre écœurant d'individus, parfois armés de solides griefs, parfois saisis d'un simple état d'égarement (excusable encore que lassant de par sa redondance) dont ils avaient tiré les différends les plus fantasques : « Elle m'a servi de ce poisson empoisonné au dîner ! », « Non monsieur, je n'ai pas l'impression d'exagérer ! Je suis sûr que c'est pour détruire mon champ qu'il a invoqué cette tempête maléfique ! », « M’ont jobré ! En plein dans la goule que j’vous dit ! Paf ! direct sur le nez ! Daus sales petits nâtres[1]. Non mais r’gardez ! R’gardez donc ! », « Puis elles ont saccagé mes bégonias, rendez-vous compte ! » … Des « ils » et des « elles » qui n’avaient à s’inquiéter de rien, pour qui l’on ne gâcherait pas le prix d’un timbre-poste et que l’on ne s’embêterait à pas à contacter, même par le biais des télécommunications.
Deux heures. Cent-vingt minutes à prêter une oreille à demi-attentive à ces trublions, dont une demi-heure durant laquelle Cassien eut à subir la même ballade que fredonnait innocemment en boucle un justiciable flânant, nez en l'air, entre les bureaux. Un air populaire que le chef de brigade, contaminé par la rythmique obsédante, finit par identifier comme la Season of the Witch de Donovan ; musique qui lui remplit la trachée de plomb fondu.
… Rabbits running in the ditch… Oh noooo…
Le coup de grâce fut porté à sa patience souffreteuse par une gorge dégoulinant de taffetas. Elle portait le rouge comme une large plaie.
— Quand est-ce qu'on s'occupe de moi ici ?
La gerbe écarlate agita sa corole, dans sa frustration fit crisser dix griffes laquées du même apparat rubescent sur le pin de la table. À force de geignements, elle arracha Lacombe à son détachement poli :
— Qu'est-ce qui t'arrive, Gigi ? On s'est pas déjà assez occupés de tes fesses ce matin ?
La susnommée Gigi reçut la pique avec une moue indignée, mais résignée. Si son intonation se fit plus douce, la catin maintint ses revendications :
— Allez quoi, Cassien ! j'te cause sérieux là. Un enfoiré de client a cru qu'il pourrait se défouler sur moi toute la nuit, juste pac'qu'il a pas les couilles de taper sur son épouse ou sur son môme !
« Môôôôme » ; la débauchée traînait la syllabe au sol, à la manière d'un chiffon moisi.
— Tu vas pas laisser passer ! Fais ton boulot d'flic, Oh j'ai des droits quand même, merde !
La véracité de l'affirmation s'imposa à lui. Effectivement, si aberrant que cela lui parût, cette femme de mauvaise vie, plus habituée aux lupanars de la frontière espagnole ou aux tripots des faubourgs qu'aux parcs pour enfants, disposait en toute légitimité de libertés à faire valoir comme de prétentions à défendre. Liberté de circuler, liberté de se faire entendre, liberté d'ester en justice… liberté de vendre son cul pour trois sous sur la place du marché la nuit tombée. Liberté de tripoter plus de verges que l'endocrinologue de la région et Maillou réunis. Mouais, mais c'est qu'il est reluisant, dis-moi, ce portrait de la femme libre ! Il l'invita pourtant à poursuivre, avant de l'orienter vers un officier de police judiciaire qui se chargerait d'enregistrer sa plainte. Ne souleva pas même la potentialité d'une sanction ultérieure de la putain, comme l'y autorisaient les lois relatives aux bonnes mœurs. Gigi n'avait pas besoin de cela, et Cassien toujours lui octroyait ce menu passe-droit. Par ce geste, réconciliait-il le social avec le pénal.
Si ce travail exigeait beaucoup de lui, il avait à cœur de ne pas s'enterrer dans les obligations pour, comme tant d'autres, étouffer un quelconque sentiment de culpabilité passée. Un principe ne l'empêchant pas d'assumer ses responsabilités dans toute leur étendue. Prendre le bon comme le mauvais, sachant que le meilleur restait à venir. Ce meilleur s'incarnait, jour après jour, dans celle que Cassien retrouvait loin de la foule, des justiciables, de la brigade, des délinquants. Il suffisait d'un peu de patience et d'attente ; attendre de se rendre à la poussière d'un appartement que l'on n'aurait pas épousseté, constater l'absence d'un dîner que l'on ne lui aurait pas concocté, sous les ténèbres des volets que l'on ne se donnait plus le mal d'ouvrir. Plus qu'une simple attente, Cassien s'impatientait de revenir à cette quiétude calfeutrée dans une morosité moite qu'il associait à l'oubli, au délassement et à la familiarité, pareille à un vieux chandail à mailles épaisses. Plus encore, il l'associait à Rachel et à elle avant tout. Elle, au moins, ne connaissait ni vulgarité ni frivolité.
Tout compte fait, j'aurais peut-être dû rester là-bas, ce matin. Ça aurait été nettement plus agréable, ou au moins plus simple, en tout cas plus qu'ici. Aurais été avec elle, et elle aurait pas besoin de m'attendre encore, dans ce mouroir… Bon sang, j'espère qu'elle m'y attend, songea-t-il, maussade.
Il le sentit soudain : un étourdissement proche d'une césure, d'un spasme dans le fil de ses pensées. La rumeur de la foule… des couleurs, des bruits, des cris, des gémissements, des pleurs ; et des odeurs de peaux mal lavées ou trop poudrées, de parfums capiteux, de musc adipeux, de cheveux huileux, d'haleines de fond d'égout, de semelles fangeuses, de tweed empoussiéré et de cuir d'agneau tanné. Ils lui hissaient la douleur au crâne. Aigüe, la migraine se frayait un chemin à travers ses yeux, remontait ses tempes pour gagner son cerveau qu'elle se vouait à mordiller.
Fuir et se ressourcer, qu'importe le moyen du moment que cessât le piaillement des hordes de mouettes exubérantes.
Lacombe s'extirpa du glacis des serres de Gigi, prétextant l'appel d'un besoin professionnel impérieux. Il s'enfonça dans les boyaux du commissariat, en quête d'un expédient qui eut suffi à duper sa morosité. L'esquive n'avait pas à présenter d'intérêt, toute futilité aurait rempli son office, le temps que s'efface la migraine.
Traversant le couloir du sous-sol, il surprit des voix en provenance de la salle d'interrogatoire. Fermée, mais non verrouillée, question de sécurité. Le geste doux, il fit pivoter sans bruit le loquet et dégagea son visage de derrière la porte. Au centre de la pièce, une table rectangulaire scindait les lieux en deux pôles distincts. À l'extrémité ouest : les officiers Maillou et Dupouy, leurs torses fièrement tendus contre lesquels se placardait une chemise de coton bleu ridée d'aucun froissement ; si pimpants que l'on n'eut jamais soupçonné quelle lugubre balade avait sonné le début de leur service. Face à eux, une jeune femme recroquevillée sur une chaise de fer se dissolvait sous le plateau du bureau. Elle répondait aux lourds regards des policiers par un air d'enfant coupable, tout en dissimulant la partie supérieure de son visage sous un rideau de torsades mordorées, agglutinées par ce que la cantonade identifia à l'unanimité comme du sang coagulé. Un visage ombré d'hémoglobine et de cheveux auquel le chef Lacombe concéda une indéniable beauté. Une beauté innocente, séraphique. Sa figure implorante attirait la sympathie intéressée comme la chute de rein attire la main.
Par ce seul coup d'œil, c'est le démon au cœur que Cassien maudit la physionomie de cette misérable créature. Son nom lui était inconnu, de même que son histoire, mais inconsciemment, viscéralement, il se mit à la haïr de toutes les fibres de son corps.
Sous la table, la jeune femme entremêlait et tordait de longs doigts fuselés qu'elle gardait emprisonnés entre ses genoux, genoux que découvrait une jupe de velours côtelé lie-de-vin, et qu'à trois reprises le brigadier surprit à tressaillir. De petits bonds, auxquels ses talons donnaient la réplique. Hop et toc. Si, plus tôt dans la journée, le détachement de l'interpelée avait pris les policiers au dépourvu, tout portait à croire que, exposée dans la lumière au centre de cette pièce, menottée à la table et la culpabilité, celle-ci venait de reprendre contact avec leur monde. Pire : avec ce que ses actes avaient engendré. Effacée, cette indifférence exécrable. La jeune femme avait été arrachée à son autre réalité non diégétique si confortable dans laquelle son enfant était encore vivant, son époux un homme bien, et où ses mains n'avaient pas touché le fusil. Il avait suffi que son mariage, sa passion, sa maternité se réduisissent aux 21/29,7 de deux procès-verbaux. Dans le monde tel qu'il s'imposait à elle, tel qu'on l'obligeait à le regarder et à s'y intégrer, peur et remords affluaient. Peur de l'inconnu, du jugement, de ces sévères regards autant que de celui qu'elle eût, dès ce jour, à porter sur elle-même ; remords d'avoir pris une vie, remords d'avoir causé l'absence d'un proche, remords de s'être livrée, remords de s'être avouée meurtrière, terrible mot en M que les agents n'hésitaient à lui asséner et grâce auquel capitulation et soumission leur étaient acquises.
Cela faisait partie du jeu. Fussent-ils bâtis comme des armoires à glace ou dans des bâtons de réglisse, les membres de la brigade savaient, par la démonstration d'une ténacité et d'une froideur susceptibles de faire fléchir le plus retors des délinquants, se rendre plus impressionnants que leurs profils composites ne le laissaient croire. Accabler et pressurer une frêle dame jusqu'à l'escamoter sous les grincements de ce roulement de mécaniques ôtait ipso facto toute forme de défi, donc tout espèce d'intérêt, à ce duel de nerfs. Un jeu truqué.
Ouais, à vaincre sans péril… Mais l'aura pas volé, la sale garce, jubila Cassien.
L'apparition impromptue de son supérieur sur le seuil eut pour effet de perturber l'assurance de Paul Maillou. Il quitta la salle, retrouver Lacombe au couloir.
— Alors, ces aveux ? le questionna Cassien.
Ne parvenant à contrefaire son irritation, Maillou frictionna frénétiquement sa nuque :
— On n'est pas plus avancés, pour tout dire. Elle reconnaît le meurtre de son mari et ne nie pas être au courant de la mort de l'enfant. C'est déjà un progrès en soi, mais elle garde sa bouche fermée quant au détail des évènements. Ça va faire trois heures que les équipes se relaient pour lui tirer les vers du nez, sans grand succès. Un avocat va pas tarder à débarquer et tout ce qu'on a c'est le nom du gosse et la certitude que c'est le sien. Point barre.
— Ça viendra, elle finira par parler. Ma main à couper… lui faut juste le temps d'assimiler et de digérer la chose. Vu l'état dans lequel elle est, cette pauvre fille serait à peine capable d'orthographier son prénom. De toute façon, son compte est bon : le procureur a donné son feu vert, elle sera mise en examen et écrouée en moins de deux. En parlant de ça : le juge d'instruction n'est pas encore passé ?
— Elle sera déférée devant lui d'ici la fin d'après-midi. « Pas assez de temps, trop de dossiers » qu'ils m'ont répondu au bureau. Les légistes ne savent d'ailleurs plus sur quel pied danser, au point qu'on envisage même de réquisitionner le vieux Valadié.
Ce que vous ferez sûrement pas, à moins de vouloir foutre en l'air le dossier pour vice de procédure. Note à moi-même : penser à remonter les bretelles du p'tit Paul, puis à lui rappeler la différence entre un légiste et un croque-mort.
— T'as peur d'être dessaisi par le juge ?
— Y'a un bruit qui court, répondit Maillou. Vue la gravité du dossier, ça va pas louper…
— Quel commissaire ?
Paul ne regardait, pour lors, plus que le sol.
— Hum… le capitaine Villegrin.
Deux mots, et Cassien eut un sursaut aussi brusque que ceux de chocs électriques ; stimulus généré par le rappel d'une rancune vieille comme le monde.
— Les gendarmes ? Avec la PJ[2] de Bordeaux juste à côté, ils y colleraient les gendarmes ? Purée, mais quelle bande d’enfoirés…
— Je sais bien, chef, je sais bien. Donc, en attendant, on la retient ici et on tire le maximum de sa garde à vue. Enfin, « le maximum » c'est beaucoup dire, à notre niveau.
D'accord, l'engueulade attendra un peu. Un pâle sourire éclaira la figure bourrue de Cassien. Lorsqu'il lui prenait l'envie de se montrer chaleureux, la solide image de brigadier venait à se craqueler pour que sur celle-ci transparaissent les airs tendres d'un père de famille. Main de fer dans un gant de velours. Cette double facette de sa politique, chaque officier avait déjà eu à la découvrir, et il n'était plus à douter que l'habile équilibre de ces valeurs assurait, sinon justifiait, l'étendue de l'autorité exercée sur eux.
Il avait déjà été ardu de le gagner, ce pouvoir, hors de question de lui permettre de péricliter. Supprimer les traces de l'ancien régime avait été, ceci étant dit, chose facile à l'égard d'une cité accoutumée à vivre sous la férule d'un monarque (Brigadier-chef Pastouret, j'espère que vous profitez comme il faut de votre retraite loin de nous. Vous regrettons pas, sachez-le !) ; les hommes répondaient à une servilité naturelle, sans appétence pour la rébellion ou la liberté affranchie de garde-fou. Encore avait-il fallu faire renaître des cendres de la défunte monarchie administrative ce penchant pour la dépendance docile, puis s'acharner à la maintenir durablement. Les conserver sous sa coupe, l'objectif relevait d'un élégant jeu mental : ne pas aliéner ses sujets et alliés, c'est là un véritable truisme ; on ne dirige pas une équipe en misant sur sa seule force ni sur la peur qui procède de celle-ci ; voilà bien une stratégie creuse. Toute l'opération repose sur une juste distribution, ou plutôt démonstration des qualités. À la tête de celles-ci trônent à parts égales sévérité et bienveillance : être aimé et craint, autant que respecté et soutenu par son armée. Un lien de subordination fiable requiert tout autant de la compréhension, de l'écoute et si peu, Oh un rien, un atome de fourberie. Comprendre, écouter, analyser, soutenir les talents, récompenser les méritants et châtier les défaillants, encore que la sanction relève moins de l'initiative du chef que de celle d'une section dédiée (à d'autres de se salir les mains). Servir et sévir, donc, mais toujours faire entendre à l'autre que l'on sait pourquoi et comment il convient d'agir, et surtout que l'attitude ne poursuit jamais de but égoïste, mais comprend pour unique dessein son bien-être. À l'évidence, nous ne voulons que son bonheur, et savons presque mieux que lui quelle et où est sa place, voire la manière d'y accéder. Quitte à ce que haine et amour aient temporairement à se partager un toit.
Est-il pertinent de signaler qu'il n'est nullement nécessaire de vérifier empiriquement ces atouts ? La chose a de quoi surprendre, mais un bon supérieur peut aussi bien se reposer sur ses talents de simulateur et dissimulateur. Ainsi, feindre les qualités que la fonction appelle procurera presqu'autant d'effet que les tenir. Tout n'est que paraître : prestance, voix grave et taille propre à subjuguer. Tromper son monde demeure une stratégie efficiente, quoi que l'on en dise ; la vie engendrera toujours des hommes pour céder à la supercherie, et ceux-là constituent une majorité, et de choix (la minorité qui ne s'y laisserait pas prendre ne se risquera jamais à s'opposer à l'opinion majoritaire). Ce paraître salutaire induit une grande versatilité, une certaine faculté d'adaptation indispensable à tout chef puisqu'idéale pour désamorcer les conflits tout en caressant le peuple dans le sens du poil.
Le brigadier Lacombe pouvait se targuer de suivre cette doctrine machiavélique à la lettre ; il se posait en digne commandant, digne figure d'autorité. Et pour un peu, ses subordonnés en viendraient aujourd'hui à lui chanter le Te Deum.
— Vous avez déjà bien bossé. Suis fier de cette avancée, surtout que c'est pas une affaire facile ni banale, déclara Cassien. Te mets pas martel en tête, t'es encore trop jeune pour ça. Va ! fais jouer la montre autant que tu pourras, ça suffira pour aujourd'hui.
Après une courte réflexion, il ajouta d'un air indolent :
— Faute de mieux, pourriez toujours tenter la carte de la compréhension. Simuler la bienveillance pour une pauvre mère qui vient de perdre son enfant et dont le mari était sans doute la pire des enflures de la Terre. Donnera peut-être des résultats, qui sait ?
Une fois encore, l'efficacité de cette stratégie se démontra : la sérénité du chef déteignit sur son sous-brigadier, lequel détendit ses muscles et acquiesça dans un sourire discret. Cependant qu'il s'apprêtait à regagner la salle d'interrogatoire, Maillou endigua sa marche et lança d'une voix plus légère :
— Chef, les gars et moi on va se prendre un verre chez Dédé, après le service. Il a dit qu'il resterait ouvert plus tard rien que pour la brigade, ça lui fait des clients. Vous vous joignez à nous ?
Pour une seconde, le visage de Cassien s'obscurcit. Ses épaisses arcades tombèrent sur des yeux réduits à deux meurtrières, et le carré de sa mâchoire se crispa.
— Préfère pas m'attarder. Rachel va se faire du mouron. Tu vois, elle s'inquiète avec le bordel d'hier, elle a pas trop l'esprit tranquille. Veux pas la laisser seule toute la nuit dans ce grand appart' plein de trous. Puis un verre, même un tout petit, ce serait pas raisonnable avec la tonne de médocs que le toubib' m'a prescrite. Enfin, je t'apprends rien, hein p'tit Paul ?
Observation amplifiée par un rire gras qui fit vibrer le corridor. L'état de santé du chef Lacombe, s'il n'avait rien de réellement préoccupant, commandait toujours d'être accueilli avec retenue par l'ensemble des officiers. Cassien ne s'en était jamais caché, avait pris le parti de la transparence quant à sa médication, qu'il avait suspectée d'affecter son travail et comportement lorsque la dose venait à être dépassée. Ce qui arrivait souvent. De même, les causes de cette « pathologie », si le terme convenait en l'occurrence, étaient connues de chaque veste bleue qui eut un jour effleuré le m linoléum du commissariat. Ces causes, si cruelles, affreuses, inhumaines, justifiaient par mille fois que le supérieur adulé s'accrochât à ses flacons comme un chien à ses os.
— Je comprends, faites au mieux pour vous, chef. Comment se porte-t-elle d'ailleurs, votre femme ? Il y a longtemps qu'on ne l'a pas vue. Les gars s'impatientent de gouter de nouveau à sa cuisine, et moi aussi, en toute honnêteté. D'ailleurs, je tiens à récupérer sa recette de beigeleh ! Ces pains doux à damner un saint hantent toujours mes nuits.
— Sa fatigue chronique la tourmente encore…
Mais elle est là-bas. Au moins, elle m'attend, j'en suis convaincu maintenant.
— … mais ton compliment la touchera, et c'est moi qui te remercie. Elle a toujours porté fièrement son titre de cordon-bleu. Ça, personne pourra lui retirer.
[1] (Saintongeais) : « Ils m’ont éclaboussé. En plein dans la figure… » « De sales teigneux. »
[2] Police Judiciaire ; en référence aux agents de la Police Nationale, en opposition à la Police municipale. La Police judiciaire est investie d’une mission d’enquête, sous l’autorité de la Direction Générale de la Police Nationale, ainsi que d’une large compétence territoriale, et peut être amenée à collaborer avec les agents de police judiciaire adjoints, dont les pouvoirs sont plus limités, dans la résolution de certaines affaires, notamment criminelles.
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