III

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Vingt-deux heures marquèrent la fin du service. Le commissariat se vidait de ses effectifs, les hommes partaient en direction de Grézac à la conquête de leurs verres, le dernier dossier fut refermé, l'ultime plainte enregistrée, et le brigadier Lacombe prié de s'en remettre à la versatilité d'un soir printanier. Sur le ciel de cette nuit muette, dont la couverture bleutée s'étirait en une mer anthracite, la montagne enveloppée d'obscurité peignait la silhouette d'un géant endormi dominant le vallon de son large spectre. De si haut, tout lui semblait si petit.

Comme la veille, l'heure tardive avait conféré à la cité une sérénité monacale. Elle faisait silence, ce silence broyait le bruit et le cœur de l'Islemortes avec. Des magasins condamnés à un congé forcé, des vitrines crevées, d'autres aveugles sous leurs rideaux de fer, plus un seul auvent qui ne marquât les frontons ni store pour se tailler sa part d'ombre sur les pavés. Au moins, Notre Dame s'épargnait-elle les cortèges et prônes d'apprentis prédicateurs illuminés ; ceux qui, dans les pires moments, haranguent les foules, et à grand renfort de cloche et de panonceaux clament l'amorce d'une Apocalypse, à laquelle eux-mêmes n'auraient pas cru trois jours plus tôt.

Un village mort, village fantôme. La peur était encore vive dans les murs. Les riverains se cloîtraient en attendant le départ des démons dansant sur les toits et la venue salvatrice du lendemain. Le 28 avril, que l'on nommerait « Jour du grand départ », celui des locaux hystériques décidés à tout laisser derrière eux, de peur que cet évènement ne signifiât que le malheur avait à jamais couvé Notre Dame de son mauvais œil. Le nettoyage des voies d'accès effectué, tel que promis par la mairie (épaulée par les agents de voirie des communes environnantes), serait donné le coup d'envoi de ces exodes. La départementale comme l'autoroute en deviendraient vite impraticables, une nouvelle corvée en perspective pour les forces de police déjà éreintées.

Pour l'heure, rares étaient les braves osant s'aventurer au-dehors. Loin des puits de lumière, les ténèbres amalgamaient murs et trottoirs, arbres et stèles, jambes humaines et buissons griffus. Le village avait gagné un profil de monstre charnu et spongieux aux milliers de pattes, énorme magma somatique trop faible pour encore ramper ou grogner. À l'intérieur de ce chaos ovidien, ne courrait plus que les vapeurs d'une mystérieuse brume que l'on imaginait échappée d'un ouvrage dérobé aux gondoles de la nouvelle Angleterre, voire de livres abominables d'une antique tradition interdite. Tout s'était modifié, en un jour. Transformé. La seule normalité s'incarnait dans la Lune ; elle n'avait pas changé.

Triste pensée qui trouva Cassien, celle de ne pouvoir accorder sa confiance qu'à un astre inconstant par nature. Le printemps lui-même se faisait traître. Si la mi-journée avait été marquée par une subite montée des températures qui, conjuguée à l'humidité léguée par la tempête, avait épaissi le fond de l'air, au point que respirer donnait l'impression d'immerger sa tête dans un bol de potage, la nuit contrastait de par son souffle pétrifiant. Plus aucun repère ; le temps se riait du malheur des bonnes gens, et du cycle des saisons faisait fi. En près de dix jours, il s'était mué en l'un de ces printemps impétueux, enfant illégitime d'un hiver dont la longue barbe argentée s'impose en premier témoin d'une sagesse dédaigneuse. Sur les hauts fronts des véhicules, s'esquissaient les arabesques de feuilles d'acanthe cristallisées. Et sous ses bottes, Cassien sentit craquer le tapis de verre que les vitrines éventrées étalaient au sol, en une toile si vaste que l'on ne savait la distinguer de la glace du verglas nouveau. Le macadam répondait à sa marche dans un murmure mélancolique que seules purent accrocher les oreilles à l'affût des chats sauvages, que seules purent observer les vitres sans paupières sur les façades des maisons de ville. Le vent s'agrippait à ses joues et s'y répandait en une pellicule de gel qui lui rongeait les gencives, faisait rougir son nez et lui soutirait quelques larmes encore tièdes.

Cassien sombra dans la brume. Le froid lui raidit le dos ; il resserra sa vareuse autour de son tronc, qu’une grosse bosse projetait vers l’avant. Il suivit la ligne tordue de la rivière, ignoble artère traversant à l'oblique le cœur du village, ce faisant ne tarda pas à atteindre les sandales de marbre des gardiens de l’église St ****. Plus qu'une dizaine de mètres jusqu'à son domicile.

Numéro 12, rue du Berceau. L'immeuble, héritage architectural d'une ancienne époque florissante, exhibait son frontispice sans relief le long d'une allée jonchée de lampadaires, la plupart défectueux. À leur lumière partielle brûlait la blancheur érodée de ses dents de briques et les montants cisaillés de ses fenêtres. Des yeux vitreux clos aux trois-quarts sous des volets usés. Deux étages de pièces de belles dimensions, chapeautées d'une toiture circonflexe tapissée de tuiles originairement cuivrées, désormais balafrées par les intempéries et migrations aviaires, qu'avaient complétés les heurts sanguinolents. Ce gentilhomme rocailleux à l'air pincé, tout en lignes épurées et en angles droits, s'il avait connu son temps de gloire en sa première qualité de résidence principale d'un noble rural au nom aujourd'hui tombé dans l'oubli, voyait dorénavant son privilège démembré en autant de propriétés distinctes. Le sort des grands : plus hauts ils sont, plus bas ils chutent.

Dans l'immeuble étaient regroupés cinq appartements de trois ou quatre pièces, chacun abritant une « famille », quoique la portée de ce terme eut fluctué d'un foyer à l'autre : jeunes actifs avec deux enfants, couple de retraités sur le déclin, célibataire endurci, veuve aigrie dont la compagnie se limitait à une horde de chats acariâtres… Qu'ils fussent détenteurs officiels de leurs carrés de vie, simples locataires ou hébergés à titre gracieux, les résidents du numéro 12 se fédéraient en un tout biscornu et singulier, dont le portrait final n'eut trahi aucune sorte de beauté ni de symétrie, d'où que l'on pût le contempler.

Bon gré, mal gré, Cassien s'intégrait à l'œuvre dépeinte, en logique complément de cette abstraction. Sous ses brodequins, il fit crisser le gravier de la cour commune pour venir pousser la porte écarlate de l'entrée. Puis, nonchalamment, comme à chaque jour que Dieu eut fait, se laissa engloutir par l'édifice aux senteurs du passé.

À son passage, grincèrent les charnières métalliques brunies de rouille ; leur cri fut renvoyé en plein visage par un écho roulé sur les tomettes du corridor. À cette plainte se substitua le claquement sourd des semelles de cuir criblées d'éclats de pierre. Une cacophonie d'une froide régularité aux allures de battements de cœur sur chaque pas s'enfla jusqu'à recouvrir les corniches du haut plafond.

Cassien s'attarda sur le palier, frappa ses talons contre les malons d'argile qui crépitèrent sous l'ondée de cailloux. Ces désagréments sonores tardifs ne manquèrent pas éperonner les plus méfiants. Une silhouette assombrit les reflets marmelade d'une porte vitrée sur la gauche. Celle de la conciergerie. La veuve Lamothe, gardienne auto-proclamée mais non-démentie de l'immeuble, ne dormait donc pas encore à cette heure. Logique, une commère ne dort jamais. Elle veillait au grain, brave vigie à l'œil alerte et encore perçant pour son âge. En dépit du mépris que pouvait susciter cette rombière mal lunée à la langue pendue, de même que son inénarrable tablier fleuri, sa permanente nacrée, sa persistante odeur de poireaux mijoté ou les cinq matous qui la filaient tels des poissons pilotes, force était de constater que de l'indiscrétion de celle-ci résultait une arme de dissuasion massive contre tout étranger malintentionné qui aurait eu l'outrecuidance de flâner à proximité de la bâtisse.

Cassien avait à s'incliner devant pareille évidence, mais en cette nuit ne put, une fois encore, contenir son envie de déclencher les hostilités. Aucune malignité dans cet acte ; les escarmouches constituaient l'entière dynamique de leurs excentriques relations de voisinage. Trop tentante était l'opportunité d'écailler le paradigme de la concierge française, dame mal dégrossie et flanquée soit d'une meute de chats, soit d'un roquet, plus échantillon que véritable chien. Le radar interne de Lacombe, celui du policier aguerri, l'avait averti : s'il la poussait dans ses derniers retranchements, alors la veuve oublierait-elle le rôle auquel elle s'était de bonne foi conformée, pour dévoiler au grand jour l'envergure époustouflante de son savoir-être et pulvériser le cadre des croyances rogues que chacun, Cassien le premier, s'était forgées.

— Il se fait tard, madame Lamothe ! Regagnez donc votre sarcophage avant que les mites ne vous rongent les bandelettes !

La contre-offensive, sous les espèces de trois jurons spectaculaires amortis par les strates de verre, décrocha un gloussement à sa gorge. Le renversement des stéréotypes ne serait pas pour ce soir.

— C'est ça ! Bonne nuit à vous aussi, ma douce, ma tendre, mon aimée !

Sur ces paroles, il enfila le couloir jusqu'à l'escalier central dont il escalada les vertèbres deux par deux. Si elle ne jouissait que d'une modeste hauteur, l'installation en colimaçon dallée de terre cuite scindait tout de même l'immeuble en trois niveaux définis. Trois terres indépendantes au climat et à la population propres, uniquement liées par cet axe scoliotique. Le plus bas niveau regroupait les pensionnaires d'âge avancé, retraités pour la plupart, par quatre foyers mitoyens baignant dans l'humidité et le froid exhalés des caves au sous-sol. Au-dessus : trois appartements de superficie réduite, occupés par des résidents aux moyens proportionnels à la taille et valeur de leur habitat (des jeunes familles pour l'essentiel), et où ce soir-là régnait un calme religieux. Les enfants couchés, les chuchotements s'imposaient, et l'on ne percevait pas même les grésillements d'un poste de télévision.

Cassien dépassa l'étage assoupi sans ralentir sa cadence, orienté par les ondulations boisées du garde-corps. À chaque degré monté, se débarrassait-il un peu plus de l'atmosphère des niveaux inférieurs ; à chaque degré, la chaleur dégagée par le réseau veineux des canalisations pénétrait ses muscles endoloris. Sous les relents ferreux de la tuyauterie, pointait l'acidité d'une odeur nauséabonde. Plus le dernier palier approchait, plus elle se précisait. D'abord pourriture douceâtre, assimilable à celle des fruits blets, le temps l'avait rendue plus rugueuse, plus rance et âpre aux narines. Un brin aigre, un rien vinaigrée, imprégnée de moiteur, pareille à une pièce de viande oubliée sur un comptoir. Ces effluences envahissaient les murs depuis des semaines, parcouraient les fondations et nimbaient le plâtre des murs du dernier niveau. Elles nécrosaient le crâne de l'édifice, par la même occasion le foyer des habitants condamnés à les humer. Des jours à respirer les miasmes de quelque parasite terré sous la peau de la structure de béton. Les dents à présent scellées à un câble électrique fatal, ce morgellon poursuivait sans ciller sa décomposition. Heureux était-il, de savoir que sa fin ne signerait pas son oubli, que sa dépouille au pelage frisé au feu nourrirait encore un temps les angoisses de ses prédateurs dont il pénétrait les poumons. « Je meurs mais à travers vous je vis », fredonne sa carcasse.

Alors même que les résidents s'étaient résignés à côtoyer les rongeurs de ce type, auxquels l'immeuble donnait naissance en ses caves (de sorte que le moindre placard du 12 rue du Berceau comprenait une batterie entière d'armes chimiques à leur destination), les plaintes s'étaient élevées à l'unisson. Cette odeur… c'en était trop. En tête de cortège, Cassien avait tapé du poing sur la table lors de la dernière assemblée des copropriétaires. « Inadmissible », « inconcevable », « inhumain » ; les indignations enflammées avaient fusé. Si la confrontation ou toute forme de débat résistaient mal à la prestance du chef de brigade, et si la dernière option du syndicat avait été de manifester son assentiment (certes moins consenti qu'extorqué), la situation ne connut pas ou que peu de changement. Bien sûr, il n'était pas rare de croiser deux voire trois étrangers affublés d'un bleu de travail, outils en main et expression patibulaire sur le visage ; de les observer prendre place à cheval sur deux marches balancées, le dos voûté dont le gras débordait entre les balustres verticaux, asséner un coup de phalange laconique contre le crépi puis secouer la tête avant de grommeler maintes incantations cabalistiques dont la profession garde le secret. Ces interventions ne s'éternisaient jamais, et l'odeur nauséabonde persistait.

Aujourd'hui, Cassien était las de rugir dans le vide. Tare éternelle mais inexorable de la bâtisse, la puanteur devint chose commune et il finit par se faire une raison. Quant au reste des habitants des étages inférieurs : une distance salvatrice parvenait à les préserver pour partie de la source de cette nuisance. Leurs voix n'avaient plus l'occasion de se faire trop entendre.

Il est à souligner qu'à l'ultime palier s'opposaient deux appartements situés sous les toits. Des biens de quatre pièces mansardés, mais dont les fenêtres offraient une vue dégagée sur les toitures roses et brunes du village pour se disperser dans l'horizon de collines et cultures girondines. À ce dernier étage : le numéro 8, propriété du couple Lacombe. En ce qui le concernait, le numéro 9, abandonné par quel qu'artiste maudit en mal d'inspiration et d'argent, sommeillait depuis près d'un an sous une couche de poussière. Ayant flairé la bonne affaire, Cassien l'avait racheté une bouchée de pain. Deux signatures apposées en bas d'un document certifié, des remerciement polis, une poignée de main sans énergie, et l'affaire avait été réglée. Bientôt, le numéro 8 se grefferait à son voisin, le temps pour l'entrepreneur et ses ouvriers de se remettre à l'ouvrage. Les Lacombe étaient donc seuls maîtres du dernier niveau, en souverains d'une contrée reposant sur un infâme marécage aux vapeurs caustiques.

Des exhalaisons dont il remonta le cours, les narines en coupe et les ailes de son nez grandes déployées. Le temps, vil et corrosif, avait fait son œuvre : l'arc de la déliquescence animale avait étendu son rayon au-delà des parties communes. Au plus près de son repère, à la porte du numéro 8, Cassien perçut ses sinuosités osciller avec paresse contre le vantail. Putride, l'appartement sombrait doucement dans la tourbière.

Pourtant, passé le seuil et le trouble qu'engendrait le premier choc frontal, son nez eût vite fait abstraction, et son attention été ramenée à ses autres sens. La voir, l'entendre, lui parler. Parler, parler encore avec elle. Mieux : la toucher, goûter à sa peau. Un tel bouquet de sensations rattraperait la perte d'un vieil odorat. Cassien savait qu'il en viendrait à remercier cette anosmie.

Avant toute chose, lui fallait-il se préparer. L'uniforme, la fatigue, les migraines et cet air contrit ne pouvaient décemment être infligés aux yeux sensibles de la douce Rachel. Abandonner la brigade, les dossiers et tous ses tracas derrière lui ; Cassien mettait un point d'honneur à ne pas autoriser sa vie professionnelle à empiéter sur le privé, du moins s'engageait-il à en remiser les signes les plus évocateurs au placard sitôt le palier franchi.

Une fois sa vareuse et le vestibule quittés, prit-il la direction de la salle de bain. Chaque fois que ses semelles s'enfonçaient dans le plancher, un nuage de poussières se soulevait, et une décharge malodorante pénétrait les narines, suivie d'un coup de crocs porté au crâne. Le temps pressait ; se changer, se soigner, se reposer. Les céphalées gagnaient en vigueur autant qu'en régularité, elles éclataient au front, ravivées par les vapeurs acidulées, vibraient sous l'os à en faire frémir la boîte crânienne, alors déployaient leur aura jusque dans les globes oculaires, jusqu'à la chair des joues et les racines des dents. Le reflux de cette douleur lancinante affaiblit les membres de Cassien. Le remède était si proche, mais l'apathique édifice semblait ce soir s'être résolu à se jouer du malheur de son résident ; il déliait et étirait ses boyaux.

Une jambe après l'autre, Cassien savoura chaque mètre glané. Dans le couloir divisant l'appartement en deux zones, l'une jour l'autre nuit, il ne rencontra personne. Seul passa sous ses prunelles un champ de fleurs de lys enjolivant un papier-peint déchiré, qui n'attendait qu'une tapisserie nouvelle pour supprimer les dernières traces de sa pénible existence. L'allure rapide, il traversa le corridor, passa d'une porte à l'autre pour une brève vérification. L'avant-dernière, de loin la plus éprouvante, ne renfermait aujourd'hui plus que le souvenir d'une ancienne psalmodie : « Sans aide… Mon unique enfant… Loin… », trop grêle pour surpasser les sirènes de la migraine. Il ralentit cependant le pas lorsqu'il croisa son chemin, s'attarda plus longtemps dans la pièce. Il avait quelque chose à voir, et une autre à y déposer.

Loin de nos yeux.

Cela fait, Cassien joignit la salle de bain, dont la forme se confondait avec les ténèbres en bout de couloir. Il investit la salle dans un geste volontaire. L'interrupteur enclenché, l'éclair d'une l'ampoule nue foudroya ses pupilles avec la vélocité d'une balle de révolver. Sur un héroïque effort, il tituba jusqu'au lavabo, dont l'œsophage d'acier laissait échapper par nappes une pestilence si lourde qu'il eût été possible de la saisir à pleines mains. Comme il se penchait sur sa source, elle infiltra les cavités nasales et buccales. Dissipant les volutes par à-coups, Cassien passa en revue le contenu de l'armoire à pharmacie enchâssée au-dessus du lave-mains. Aspirine, rouleaux de gaze, sprays d'antiseptique, tube d'Oxycorole… Les voilà. Flacon dégoupillé, deux pilules gobées. Les ovales roulèrent au fond de la gorge. Leur surface granuleuse accrocha les parois de chair, mais ils achevèrent bel et bien leur cheminement dans l'organisme en souffrance.

L'effet ne se fit pas attendre : la migraine attaquée par les actifs chimiques hautement dosés perdit de son autorité. Elle se réduisit à une présence timide cachée derrière le lobe temporal droit, trop faible pour soutirer serait-ce une grimace à sa victime. De même, les émanations en provenance de la tuyauterie, pareilles à des insectes craintifs, se rétractèrent au fond de la cuve et regagnèrent petit à petit leur tanière, en l'attente d'une prochaine réminiscence. Alentour, la pièce d'eau voyait ses formes se confirmer, ses ornements scintiller de nouveau, des veinures dorées de son faux marbre jusqu'aux reflets des parties chromées qui parsemaient, çà-et-là, les installations flambant neuves. Sous le feu diffus de l'éclairage, le tube en émail de la baignoire exposa ses courbes fraiches, protégées par un coffrage de carreaux vieux rose, couleur prisée par la maîtresse de maison, dont les jointures siliconées luisaient encore malgré l'ancienneté des travaux.

Pour Cassien Lacombe, cette sensation revenait à reprendre le contrôle de soi-même ; elle avait des airs de long soupir régénérateur. Contre la faïence, ses doigts étaient encore secoués de maladifs tremblements, mais le traitement ne tarderait à les annihiler. Le temps pour le brigadier d'ôter sa dépouille professionnelle.

Couche après couche, le tissu cyan dissimula le carrelage, ne laissant plus dans la pièce qu'un homme à demi-nu, face à sa propre image, qu'il reconnaissait tout juste à force de plissements d'yeux. Derrière cet assemblage de tissus et d'os que cinquante-quatre rudes années avaient construit à la façon d'un bloc d'argile, Cassien percevait le vieillard en devenir cogner contre la soie de sa chrysalide. Un jour en sortirait-il, alors la fin d'une ère commencerait. Sa puissante physionomie avait forgé une part essentielle du charme d'antan du courageux agent de la paix. Qu'en serait-il, s'il venait à perdre ces atouts ?

Les coutures marquées d'une chemise de flanelle permirent de déguiser les preuves de cet accablement, et la coupe droite dénuée de faux-pli de son pantalon soigneusement amidonné entretint l'illusion de cette stature longiligne qu'il entendait préserver à tout prix. Adieu, grand-père.

Satisfait de cet ersatz de jeunesse récupéré, il s'autorisa à se présenter à la seule personne en ce monde dont le regard, fut-ce cristallin ou voilé de longue date, détint encore une réelle importance.

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