IV

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— Je suis rentré !

Une proclamation superflue ; le déclic de la clef dans la serrure avait réduit le cercle des arrivants à sa seule personne, que déjà annonçait la mécanique du foyer. Ce fait lui était égal. Dans ces trivialités siégeait la constance d'un rituel, et de la répétition Cassien empruntait sa rémission. Il préservait le charme et se vengeait un peu de la vie.

Dans la sainte chambre nuptiale, il semblait que les brumes du dehors se fussent amassées : tout s'y rapetissait, avalé par une épaisse obscurité élimant les bordures et lissant les angles. Tout, jusqu'à la présence pudique de l’occupante. L'intervention de cette dernière permit à Cassien d'orienter son regard sur le lit à sa droite :

— Il est bien tard, encore une fois.

Une voix raclant l'air, celle d'une feuille sèche sur le gravier. Ah, pas un de ses bons jours… Ils se faisaient rares, ceci dit. Cassien s'enquit de préserver une entente cordiale, à cette fin de montrer patte blanche.

— C'est vrai, suis désolé. Tu comprends, avec la catastrophe d'hier on est tous débordés là-bas, au commissariat. Ça risque de durer encore quelques jours comme ça, mais je te promets que je fais ce que je peux pour passer un maximum de temps avec toi.

Ravigoté par sa déclamation, il prit place au bord du matelas, à proximité des bosses que formait le corps frêle de son épouse sous les draps. Malgré l'étoffe ténébreuse la camouflant, les contours de son visage et buste se révélèrent progressivement : elle s'était redressée, le dos entre les aspérités de la tête de lit en érable, les os, ceux des omoplates et des vertèbres, calés dans les creux comme des ensembles mécaniques imbriqués.

Il eût été difficile d'affirmer qu'à travers la pénombre Rachel posât en retour le regard sur lui. Cela étant, l'attitude adoptée par cette dernière, de sa posture à sa respiration concentrée, confirma qu'il captait son entière attention. Aussi, Cassien estima de bon ton que de glisser ses doigts entre ceux de sa main gauche. Il était près d'elle, pour elle, armé de sa seule affection. Rachel n'opposa aucune résistance, mais conférera à son corps la froideur et rigidité de celui d'un mannequin de cire. Cassien dut s'en accommoder.

— J'espère que je t'ai pas réveillée. Comment s'est passée ta journée ?

— Comment veux-tu qu'elle se soit passée ?

Les inflexions de Rachel conservaient cette âpreté inconvenante, mais relevaient moins une agressivité qu'une forme de lassitude. Par cette réponse, se dévoilait son quotidien de femme fatiguée. Des journées moroses, pendant lesquelles le temps s'écoulait péniblement grain par grain dans la lumière capricieuse du soleil. Sans bruit, seulement rythmées par une étrange affliction au nom redondant : monomanie. Cette bête microscopique et informe qui lui mangeait cru le cerveau. Elle usurpait son être, et la plongeait dans un état second, un état de contemplation béate du moindre objet curieux ou frivole. Avec la malade se confondait le trouble, au point que celui-ci en venait parfois à se substituer tout entier à sa victime pour des heures, des jours durant. Alors Rachel gagnait-elle cette autre diégèse, celle d'un récit dramatique où les papillons ne volent pas ; s'oubliait, jusqu'aux tréfonds de ses intestins, sombrait dans quelques sinueuses profondeurs interdites au fond desquelles elle pouvait se perdre à loisir, mais toujours émerger, baignée d'une saleté tiède, sitôt que son point de concentration eut perdu de son étrange intérêt, comme usé et fichu.

Malédiction née du drame, cette apathie constituait l'essentiel de ses activités intramuros, bien que la présence ponctuelle de Cassien permît d'en dissiper les effets pour un temps qu'il était crucial de sauvegarder.

Autrefois, époque si lointaine qu'elle se joue de la mémoire, cette femme avait pourtant été de celles qui ne connaissent pas l'inertie. Tout lui était prétexte à agir, à travailler, à créer, sinon à s'instruire ; et courir, et danser, et rire, et chanter. Néanmoins, et suivant un certain paradoxe, autant d'abattement s'accordait assez bien au personnage : le comportement de Rachel avait toujours dénoté, même dans ses meilleurs moments, une inclination pour le mélodrame. Quelque chose de théâtral, à l'affliction surmaquillée de mimiques exagérées et de gestes trop larges pour gager de leur sincérité. De cet ensemble, l'on entrevoyait un tempérament versatile oscillant au gré de ses humeurs et du ciel de printemps. Trait de personnalité déroutant, mais adorable.

— Si tu tiens vraiment à faire la conversation, intervint-elle, tu aurais meilleur compte à me parler de ta journée.

L'accent mis sur le possessif découvrait un fond accusateur dont Cassien sentit le venin infiltrer ses oreilles. Il déglutit. S'il ne désirait aucunement mettre un terme à leurs échanges, sa journée de service, toute fructueuse qu'elle fût, ne figurait pas un sujet de discussion idéal. Trop sombre, trop sérieux, même un agent expérimenté eût grincé des dents à sa lecture. Un interlocuteur innocent jamais n'y aurait fait front, moins encore une femme. Moins encore une pauvre femme à la psyché instable. Elle insista pourtant.

— Tu as sans doute plus de choses à raconter que moi, toi qui peux prendre l'air.

— Dix pas jusqu'à la porte d'entrée et toi aussi tu pourrais…

— Ne dis pas de bêtises.

— Pardon.

— Raconte, allez.

La crainte d'un interlude susceptible de clore la soirée surpassa les appréhensions de Cassien, quoique de peu.

— Bon. Le poste voulait qu'on aille enquêter sur un cadavre découvert à la lisière du bois. Seulement, une fois arrivée là-bas, la brigade a trouvé un autre corps. Ça a sérieusement compliqué les choses et engendré encore plus de paperasse. Ajoute à ça la fichue montagne de plaintes qui diminue pas au bureau…

— Ces corps dans la forêt, ils entretenaient un lien particulier ? Ils formaient donc une seule et même affaire ?

Sur un hochement de tête, il apporta un début d'explication, auquel il retrancha les détails les plus indicibles :

— C'est ça, mais on manque d'info pour ce qui touche aux circonstances. Par contre, on a arrêté une suspecte qui a reconnu une partie des faits. Nous facilite déjà le travail… enfin, si on peut le dire comme ça.

Un calme déroutant. Si les draps ne subirent aucune agitation manifeste, Cassien sentit sous ses doigts les métacarpes de Rachel se tendre et vibrer, semblables à des cordes de piano. Elle émit un sifflement entre ses dents :

— Tu ne me dis pas tout.

Évidemment qu'il ne lui disait pas tout, le tout ne se dit pas, le tout est souterrain et ne demande qu'à le rester. Et évidemment, Rachel le savait, et de ce tout voulait connaître le profil. Une grimace douloureuse rida le visage de Cassien, qui ne désirait pas plus se remémorer sa matinée qu'en confier les détails, à qui que ce fût, mais la clairvoyance de Rachel perçait ce rideau d'une centaine d'aiguilles.

— C'est un peu délicat à raconter…

— J'ai tout mon temps.

Mais pas toute sa patience, Cassien ne l'ignorait pas. Il capitula, moyennant un excès de pathos :

— Après toutes ces années de service, tellement que j'ai arrêté de les compter, ce qui s'est passé ce matin a tout foutu en l'air. Ai flanché. Tu parles d'un bricard. Mais c'est qu'il était… il était si menu, si jeune. Si abimé. Le pauvre petit bonhomme tout fragile et innocent. L'ai pas touché, mais je voyais… sentais que sa peau était glacée, que les blessures étaient graves. Qu'il avait souffert…

Une longue expiration lui évita de s'écrouler.

— Il avait dû avoir si mal.

Le froissement preste des linges le rasséréna : Rachel abandonnait un peu de sa rigidité. La douleur qui étreignait le cœur de Cassien parut gagner le sien ; ses paroles s'habillèrent d'empathie :

— Un enfant ? C'était un jeune enfant ?

Un nouvel acquiescement, assorti d'une précision quant à l'âge présumé de la victime. « Même pas un an. », ces mots serraient la gorge avec plus de fourberie qu'un nœud coulant. Cassien releva une nette accélération dans les pulsations et la respiration Rachel. Les vibrations de ses mains se firent plus importantes, elles se communiquèrent aux doigts. Sur ces entrefaites, les pupilles de Rachel, pourtant masquées par la noirceur de la chambre, se parèrent d'un vif éclat.

— Tu crois… avança-t-elle, une étrange note d'enthousiasme dans la voix, tu crois que ça pourrait être Samuel ?

Cette supposition provoqua un épouvantable vertige dans la poitrine de Cassien. Il en aurait pleuré un océan.

— Oh, Rachel…

Il pinça sa lèvre inférieure. Autour de la main, il affirma sa poigne, mais préféra embrasser du regard les lattes placardées au plafond. Depuis la rue en contre-bas, l'éclairage au sodium des lampadaires infiltrait l'interstice séparant le volet du châssis de la fenêtre, pour sécréter dans les veines de bois d'épars filaments lumineux. Cette pudique touche de lumière rehaussait à elle-seule la structure des lieux, empêchait la charpente de s'effondrer sur le crâne des occupants. Loin de l'arc chaleureux, Cassien sentit les ténèbres impatientes se presser contre son dos.

— Tu comprends bien qu'il était beaucoup trop jeune. Tu m'as entendu : « pas encore un an », ça peut pas être lui, ça n'a… pas possible, désolé.

Il concevait et pardonnait cet espoir fou, de même que la détresse à son origine. Fut un temps où lui-même l'avait partagé ; un temps où lui aussi nourrissait cette attente, où le moindre signalement, simple début de piste ou rumeur sans fondement, suffisait à raviver sa conviction que la réponse à ses interrogations devenait perceptible, voire mieux : accessible ; qu'enfin ses recherches allaient aboutir et que ses efforts indénombrables n'avaient pas été vains. Un nombre terrassant de regains d'espérance, tous violemment déchirés. Trop souvent avait-il eu à accuser l'annonce d'une erreur, d'une fausse piste ou même d'une tromperie. Il avait dû trimer pour s'en relever, puis s'en laver, ç'avait pris des mois. Plus d'espoir aujourd'hui, cela faisait trop mal.
Sans fierté aucune, Cassie avait préféré une résignation amère à cet abîme d'illusions au fond duquel Rachel persistait à se jeter. Il n'avait pas le cœur à l'en extraire de force, mais craignait que cet entêtement insensé n'eût raison de ses dernières bribes de lucidité, si précaires. Ce n'était plus qu'une question de temps avant que l'accablement ne la dévore pour de bon.

Rachel se dut de reconnaître sa méprise, maos cette prise de conscience se teinta d'une animosité non-dissimulée :

— Je sais. Évidemment que je le sais ! Et alors quoi ? Je n'ai même plus le droit d'espérer ?

Espoir… tu ne vois pas la cruauté qui se cache dans l'ombre de ce mot ?

— Si tu me prives de ça, que me reste-t-il, à moi ?

Elle ne le voyait donc pas.

Cassien encaissa la réprimande avec retenue. Pareil emportement était habituel, même si sa violence eût pour effet constant de vriller l'estomac. Et puis, il ne lui en voulait pas. La colère, la douleur ; c'était le chagrin qui parlait.

— Je ne te dis pas que tout est fichu, mais qu'il faudrait pas se laisser aveugler. Cet enfant est le fils d'une autre femme, et cette mère, cette minette avec ses airs de chien battu… Bon Dieu, tu peux me croire, c'est la pire des garces qu'on puisse imaginer. Pas un mot sur la disparition de son fils, même pas une larme, c'est à peine si elle a accepté de nous donner son nom. Possible qu'elle soit pas à l'origine de sa mort, c'est vrai, et pourtant j'en suis réduit à prier pour que la culpabilité la torture et que son supplice ne s'arrête jamais.

Confession qui ne reflétait pas pour moitié l'intensité de ses pensées profondes, poétesses dévoyées dans la colère : Souffre, souffre… Cette pute l'a tué ! … diablesse à la gueule d'ange synthétique. Que tes yeux de cocker se révulsent sous la douleur ; que tes seins et tes hanches subissent la morsure de lanières de cuir ; que ton joli corps de craie se torde et se cambre. Sous les coups, sous mes coups… C'est cette pute qui l'a tué ! … Que mes mains colorent ta peau en bleu, qu'elles t'arrachent les larmes et les cris…. C'est cette PUTE qui l'a tué ! Je la veux, la veux à l'agonie… C'EST CETTE PUTE QUI L'A TUÉ ! la veux larmoyante et implorante sous mes poings. Chienne, je ferai éclater tes poumons !

Rachel abrégea ses fantasmes délirants ; avec eux s'éclipsa leur aura d'un rouge ardent.

— Peut-être, mais elle au moins, elle sait où repose son enfant. Elle pourra toujours aller se recueillir sur sa tombe, elle saura où lui parler, quoi lui dire et comment s'excuser.

— Y'a rien qui t'empêche de t'adresser à Samuel, si tu le souhaites. Pas besoin d'une plaque de marbre couverte de petits cailloux pour lui parler, tu sais. Peu importe où tu es, il t'entendra de là…

Même en l'absence de source directe de lumière, le reflet subit des six branches dorées à l'or fin sur la poitrine de Rachel contra son laïus. Cette maladresse, pour innocente qu'elle fût, se prit à raviver la colère de son interlocutrice.

— Arrête ! Je t'interdis d'employer ce ton paternaliste avec moi. Tu essaies de minimiser ma peine, et j'ai horreur de ça. Pire, tu penses qu'en balayant sans aucune honte mon malheur et ma foi tu parviendras à te dédouaner.

— Me dédouaner ? Parce que tu me penses responsable de quelque chose ?

— Tu as laissé tomber ! L'enquête, les recherches ! Tu as abandonné ton fils ! Ton propre enfant ! Le grand brigadier, le chef des policiers les plus aguerris de tout le village, à t'écouter de toute la région, toi tu as négligé ce travail qui pourtant aurait dû être ta priorité !

Une fois encore, Cassien tenta, sur un registre câlin, de lui faire entendre raison. Ces accusations ne devaient s'ériger en doxa, et ce qu'importe le soulagement ou autre bénéfice qu'elles pouvaient procurer à la mère endeuillée.

— Tu sais que c'est faux, que j'ai mobilisé tous mes hommes, qu'on a passé la commune et ses alentours au crible pendant des mois, tout quadrillé, parfois des nuits entières, jusqu'à draguer les lacs. Tout tenté, sans résultat. Souviens-toi des patrouilles à travers les bois et les collines, puis les fouilles au fond des ruisseaux.

Sa voix trébucha sur un sanglot lorsqu'il voulut poursuivre le catalogue de ses initiatives, ce dont les sarcasmes de Rachel ne lui offrirent pas l'occasion :

— Oh, je suis désolée, tu aurais voulu un compliment ? Bien : j'ai été impressionnée par ta capacité à fédérer une bande de bras cassés et ta grandiose idée de courir la campagne comme un chien fou pendant que ton fils était trimballé de ville en ville par un réseau pédophile.

— Rachel, tout le monde a fait de son mieux, y compris moi.

— Et tout le monde s'en est lavé les mains, y compris toi. Oui, oui, tu as fait ce que tu as pu, bravo à toi, bravo Cassien, et après avoir foiré dans les grandes largeurs tu es passé à autre chose sans trop de remords. Alors je suis ravie d'apprendre que ton fils fait désormais partie du décor de ton bureau, celui du panneau de liège des disparus. Ravie aussi de ne plus t'entendre prononcer son nom qu'à l'occasion, mais de bieeeeeen insister sur tes journées de la plus haute importance en compagnie de tes collègues répondants aux surnoms coquets de « P'tit Paul » et « Dupouy la patte folle ». Ravie de savoir combien tu t'estimes intègre, envers et contre tout.

— Mais je suis…

— Dis-moi, mon cher et si intègre grand bricard, ton bon ami Dereuil, il t'a aidé dans tes fameuses recherches ? Il participait aux battues ?

En lieu d'une réponse en bonne et due forme, Cassien s'en tint à renifler dans sa manche, les yeux ailleurs. Rachel en prit acte.

— Ben tiens, je parie que tu as pourtant omis de lui préciser que ton second est de la jaquette. Et tu lui as au moins dit que ta femme était juive ? Non plus, hein ? Chance pour toi que ce crétin fini ignore les origines du prénom Rachel ou Samuel.

L'urgence de sa plaidoirie restaura la fermeté perdue au discours de Cassien :

— D'accord, suis pas parfait ! Ouais, peut-être que j'aurais dû m'y prendre différemment et explorer d'autres pistes plus tôt, veux bien le reconnaître. Mais ça n'enlève rien au travail déjà accompli, que tu le juges utile ou pas aujourd'hui. Rumine ça autant que tu veux, peux pas t'en empêcher même si j'aimerais le faire, mais t'as pas à me reprocher l'échec de mes efforts. Ça, j'y suis pour rien. Après tout, moi non-plus j'ai pas le droit de t'objecter les circonstances de la disparition de Samuel.

Cette réfutation déclencha un spasme à Rachel. Des paroles par trop crues, bien trop rancuneuses et blessantes, même prononcées sans malignité, pour être lancées de la sorte, avec l'indolence d'un fait trivial. Cassien les regretta instantanément.

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