V
J'étais pas là-bas avec elle, le jour de cette fin décembre. Trop occupé. Trop de boulot. Avais encore à faire mes preuves à la tête de la brigade, et la refonte du service prenait tout mon temps. Pour moi, ça a semblé logique, et même judicieux, de les laisser tous les deux à leurs activités. Y'avait pas de quoi culpabiliser. En bref, j'avais juste permis à une mère et son fils de profiter entre eux d'un après-midi au parfum de fêtes. Z'avaient eu le plaisir de découvrir les étals du marché hebdomadaire. Notre Dame à Noël c'est presque magique. Village de carte postale ou de téléfilm. Ils avaient pu circuler entre les cabanons de vin chaud et de maroquinerie sous les guirlandes de lumières, ces chenilles d'or et d'argent. Si m'en souviens bien, le temps s'était pas montré très doux ce jour-là. Okay, pas un seul nuage dans le ciel, mais il soufflait un vent de glace si fort qu'il aurait décoiffé les bœufs. Les immeubles avaient l'air pétrifiés. On aurait presque entendu leurs dents claquer.
Rachel s'était pas laissée démonter. Tout ce qu'elle voulait, c'était faire briller les yeux de son enfant, y mettre plein d'étoiles. Faut dire que Samuel était plutôt du type "enfant d'intérieur". N'avait pas souvent l'occasion de courir sur les pavés, et encore moins de se mélanger à la foule. Trop couvé. Rachel en faisait des tonnes avec ça, c'était depuis l'opération (chirurgie du p'tit oiseau, urètre trop étroit pour bien pisser). Pourtant, peux garantir qu'il était pas en sucre, Samuel. Mais bon...
Il ignorait ce que c'était qu'une ville qu'on avait habillé avec ses plus beaux vêtements rouges, verts et blancs, ou ce que ça faisait d'envoyer son regard dans les flammes des candélabres, sur le rebord des balcons. Ou même de se remplir les poumons avec les odeurs de miel et de fleur d'oranger des pâtisseries artisanales. Suppose qu'il s'en régalait à l'avance.
Par contre, me rappelle que j'avais eu du mal à cacher ma surprise en apprenant le matin-même la décision de Rachel de l'immerger dans des rites et cultures différents des siens. « C'est à lui de faire ses choix. Un jour ou l'autre, il sera confronté à d'autres cultes, et sera amené à s'interroger sur sa foi. C'est normal pour un enfant. Je me dois de tout lui montrer, c'est une question de principe. Non : d'honnêteté. De plus, je ne veux pas qu'il puisse me reprocher plus tard de l'avoir privé des réjouissances auxquelles les chrétiens tiennent avec autant de ferveur que nous à l'égard de nos fêtes. » C'est ce qu'elle m'avait répondu. Aucune hésitation.
Dois admettre qu'elle était dans le vrai. L'idée manquait pas de bon sens, et même d'une sorte de pudeur. C'était donc, de mon point de vue, une décision plutôt honorable, même si je la soupçonne toujours d'avoir été en partie motivée par la volonté de Rachel de ne pas nier mes croyances, tout en contredisant au passage celles de son ex-mari. Tout à fait son genre, cette petite mesquinerie. Une balle perdue. Allais pas me vexer pour si peu. À ce moment, c'était l'autre, le plus à plaindre dans l'histoire, pas moi.
Bref, je les savais à leurs occupations. Du coup, tout ce que je devais craindre, c'était que l'enthousiasme de ma chère moitié efface sa jugeote, et qu'ils reviennent les bras chargés de babioles destinées à gâter aussi bien le fils chéri que les murs de l'appart'. Comme si on avait encore de la place pour ces bêtises ! Enfin, je m'étais un peu fait une raison : de toute manière, en ce temps-là, le maigre salaire de Rachel avait déjà une fâcheuse tendance à fondre plus vite que la neige du Sud dans une collection d'achats impulsifs. Foutu pour foutu… Ces achats, elle les justifiait par l'amour « inconditionnel » qu'elle portait à Samuel. Ce qu'elle disait pas, mais suis pas stupide, c'était que c'était surtout à elle que ça faisait plaisir de satisfaire ses caprices (faut pas croire, mais ce petit diable là, du haut de ses deux ans, il savait déjà se débrouiller pour obtenir ce qu'il voulait). Mais attention, oula ! qu'est-ce que j'aurais pris dans la tronche pour lui avoir dit ! Non merci. Sans compter que j'avais pas le cœur à freiner cet élan maternel. Pas après les nombreuses épreuves qu'elle avait eu à affronter pour un jour tenir son petit « miracle » contre sa poitrine. L'avait mérité, cet aveuglement, après tout. Une mère courage.
Pour moi, ça irait. Tout se passerait bien. Une belle journée devant eux. Trop belle pour anticiper l'appel.
Même pas 16h, un mercredi, à seulement une semaine de Noël. Au commissariat : l'épuisement général de la fin d'année. On pionçait les yeux ouverts. C'était tranquille. 'Fallait pas se leurrer : calme typique de la période. Et il est trompeur, ce répit. La nuit de la St Sylvestre, que tous les flics appréhendent, y compris dans les patelins, allait démentir ça en moins de deux. Même moi je l'attendais avec une boule dans la gorge. Alors, pour me changer les idées, je m'enfonçais dans la paperasse, quelques dossiers à clore, pas vraiment de plaintes à traiter, à part les lamentations habituelles des tapineuses. Vers Noël, les clients cherchent la chaleur humaine, celle que les fêtes agitent sous leurs nez, plutôt qu'une simple baise. Z'ont quelques ardeurs à calmer. L'atmosphère du poste s'était chargée de vapeurs d'alcool sucré, aussi douce que du coton. Dans l'ensemble, ambiance désinvolte. En aurait presque fait oublier la prise de pouvoir que je commençais à expérimenter. Y allais mollo cela dit.
Me sentais bien. Humeur du leader à qui tout sourit. Étais proche de ce que certains nommeraient « le bonheur ». À cette époque, je commençais à entrevoir ce qui m'avait dépassé pendant longtemps, ce qui était resté brumeux, comme un ancien fantôme : la promesse d'un avenir à l'abri de la misère, pour moi et pour mes proches. M'imaginais alors vieillir, prendre du galon, puis une retraite confortable aux côtés de ma femme, alors que mon enfant aurait poursuivi ses études. Oh, bien sûr, j'aurais sans doute déjà atteint le dallage crasseux d'une maison de retraite minable que Samuel aurait été en âge d'entrer à l'université (pas comme si il avait eu d'autre choix, le pauvre ; Rachel avait été catégorique là-dessus). Et puis tant pis ! j'allais pas non-plus me reprocher le choix (la contrainte ?) d'une paternité tardive. Depuis un brave moment, j'avais accepté mon sort. Soumis sans regret. Pour tout dire, étais même franchement satisfait, dans l'fond.
Mais le téléphone a sonné.
Rachel qui hurle à s'en faire péter la voix. Les paroles sont confuses. Elles m'échappent. C'est grave, c'est très grave, et je saisis que dalle. Le reste du monde se tait, musique de mort. Il se fracasse autour de moi. Fait soudain très chaud. Souffle court. Sensation que tout m'étouffe et me colle à la peau. J'écoute, me concentre. Vision et audition brouillées. Me dissous et patauge dans ma sueur et mon incompréhension.
Je t'en prie : calme-toi ! Explique-moi, répète ! Rachel, je comprends rien du tout !
Vraiment que dalle. Pourtant j'aurais dû la comprendre, dès le début. La scène était, globalement, assez facile à imaginer : la mère, pimpante dans son manteau cramoisi en fausse-fourrure. Elle a la couleur du sang sur la neige. Sous les lampions, son sourire brille et s'étire jusqu'aux oreilles. Le froid de décembre, elle s'en fout. Elle est contente parce qu'elle chine et fouille. Elle a l'œil qui voit tout et analyse tout, et elle repère les bonnes affaires qui vont lui assurer une fin d'année lumineuse à un prix raisonnable. Ou sinon sa grosse brute de mari ira encore l'enguirlander. Son regard avale des mètres de santons d'argile et des idoles auxquelles elle veut bien faire semblant de croire le temps d'un hiver. « Trop tôt pour des rois mages… peut-être le meunier et un boulanger… l'âne ? Oui, juste à la gauche du bœuf, autour du berceau. Elle sera jolie, cette crèche, à côté de la Hanoukkia… ». Absorbée par les nuances chaudes des robes de peinture, elle sent pas que, dans son dos, la main qui tenait jusqu'à présent sa jupe vient de la lâcher. Une fois sa transaction conclue, se retourne, tout enchantée à l'idée de montrer à Samuel les nouveaux bidules qui complèteraient la déco de notre buffet. « C'est joli, tu ne trouves… » Et derrière elle, Samuel n'est plus là.
Disparu. Juste envolé. Fondu dans les parfums de Noël. Il en restait rien, pas un bonnet ou une chaussure ni l'ombre d'une sucrerie qui lui avaient rempli les poches. Petit poucet qui aurait oublié de semer ses cailloux. Était simplement parti. Sans un cri pour sa mère. Avait donc pas opposé de résistance avant de se détacher de ses jupons.
Ça n'a rien de fou : il aurait pu s'éloigner tout seul, attiré par un musicien des rues, les tours d'un animal dressé ou une calèche avec un cocher déguisé en père Noël. Même un stand de marrons chauds aurait fait l'affaire. Ou le vol d'un moineau gonflé par le froid. S'éloigner puis s'égarer, étourdi par la foule. Il était si petit, tout paraît effrayant vu de si bas. Et se savoir loin de sa mère, perdu au milieu d'inconnus assez grands pour le piétiner l'avait probablement fait paniquer puis encouragé à se précipiter dans les jambes du premier adulte qui se serait montré un peu gentil avec lui. Une sourire, ça suffit.
Cette conclusion m'avait pris beaucoup de temps. Avant d'y arriver, il y avait eu l'effroi, l'abattement, le chagrin à digérer. L’envie de tout casser. Puis la honte de l'échec parental. C'est con, mais ces émotions avaient enfumé mes réflexions. Quand ça touche à ma famille, je vire débile.
Le temps a fait le boulot à ma place, m'a nettoyé le cerveau. Un peu d'ordre pour mes foutues pensées, mais il restait cette inconnue : qui était cet adulte auprès duquel Samuel s'était réfugié ? Qui était le monstre ? Personne n'a jamais répondu. Ces imbéciles de maraichers affirmaient qu'ils gardaient aucun souvenir d'un petit garçon de deux ans en doudoune vert sapin qui se serait attardé à proximité de leurs étalages. Les passants ? Ah ! mais les passants juraient leurs grands dieux qu'ils avaient pas entendu un seul cri d'enfant. « La musique était un peu forte ce jour-là, vous savez. » Menteurs, tous des menteurs…
À écouter les Islemortois, Samuel Lacombe aurait aussi bien pu ne jamais avoir existé.
*
— Qu'est-ce que tu crois ? Que je ne me sens pas suffisamment coupable, c'est ça ?
La fatigue avait déjoué sa prudence. Faux-pas prévisible mais inexcusable, du moins selon Rachel. Gêné, il tenta malgré tout de conserver son flegme :
— C'est pas ce que j'ai dit. J'essaie de te faire réaliser qu'on peut pas passer son existence à se morfondre ni à se punir. Samuel a disparu, et c'est terrible, c'est une épreuve qu'aucun parent ne devrait jamais connaître. Personne ne peut te reprocher ta souffrance, pas même moi, mais ça va bientôt faire trois ans. Et aujourd'hui, on peut se l'avouer : on sait tous les deux qu'il est sans aucun doute mort… Tu dois juste comprendre que même sans un corps, tu as le droit de faire ton deuil et de profiter de la vie. Y'a des gens qui comptent sur nous, là dehors ; ces gens sont toujours vivants et ils tiennent à nous autant qu'on tient à eux. Suis sûr qu'on est capables de surmonter ça, sans aller jusqu'à oublier Samuel. Recommencer à vivre, ça fera pas de toi une mauvaise mère ou une mauvaise personne. Alors faut que tu te relèves, s'il te plaît.
Un long silence lui revint, à peine dérangé par le murmure d'une respiration hachurée. Le bruissement des draps s'était assourdi, et sous ses phalanges la main de Rachel se contracta à nouveau. Cassien avait beau être gauche, ses discours renfermaient leur part de bon sens, et pour intraitable que fût sa requête, elle se paraît de nobles intentions. Le jurait-il.
— Tu as au moins quitté le lit, aujourd'hui ?
Un autre silence embarrassé, réaction des plus révélatrices. Il n'en resta pas là, inquiet à l'idée que cette subite apathie n'eût caractérisé, en réalité, une nouvelle dérive mentale de sa moitié. Si les abysses venaient à la happer, une nuit entière de confession serait fichue.
— Pour te laver ? Laisser entrer un peu la lumière ?
Rachel limita sa réplique à un soupir agacé, sur lequel elle dégagea sa main de l'étreinte de Cassien. La conversation ne prendrait pas fin ici, mais cela ne s'entendait pas comme une victoire. À l'empathie de Cassien se substitua l'emportement ; une veine d'un doigt de large lui sectionna le front.
— Tu n'as même pas pris le temps de t'alimenter ! Enfin, tu vas crever d'inanition si tu continues ! C'est ça que tu veux ?
— Et toi ? Tu peux bien parler, tu n'as pas non-plus diné à ce que je sache.
Aucune conviction ne transparaissait dans sa voix, mais la répartie de Rachel eut tout de même pour effet d'ébranler les semonces assénées. Les céphalées de Cassien avaient momentanément accaparé sa vigilance ; celles-ci endormies par les vapeurs chimiques, la sensation de faim avait désormais le champ de libre. Pas de dîner, pas plus de déjeuner. Au vrai, il peinait à se remémorer le moment précis, pour ne pas dire la date, de sa dernière collation ou sa composition. Au vu des protestations manifestées par son estomac, ce jeûne involontaire avait bien à se compter en jours plutôt qu'en heures.
Piqué au vif, il s'efforça de n'en rien trahir afin ne pas perdre le contrôle de la discussion.
— Moi au moins je me tiens encore sur mes jambes. De toute façon, il n'est pas question de moi, là : tu peux pas te laisser sombrer comme ça. 'Faut te ressaisir.
En ultime preuve de ses dires, il quitta le matelas, d'un pas décidé se dirigea vers l'interrupteur à l'entrée de la chambre. Tournant le dos à Rachel, il enclencha le dispositif du lustre. On va déjà commencer par-là. Tout ceci commence à tourner au ridicule.
Un avertissement s'éleva derrière lui :
— C'est trop tôt.
La lumière se fit quand même. Sous sa coupole de verre fumé, dont les formes évoquaient les pétales d'une tulipe renversée, l'ampoule du plafonnier montra des signes de fatigue. Le luminaire tâtonna dans son réveil, se bornant d'abord à éructer une succession d'éclairs de faible intensité, pour enfin puiser en ses organes électriques la force de produire un rideau lumineux uniforme, suffisant pour couvrir les douze mètres carrés de la pièce. Dans cette vague dorée, les rayures jaunes et blanches de la tapisserie se mirent à flamboyer ; ses lés semblaient renaître sous la clémence d'un feu dont ils n'étaient plus familiers, mais auprès duquel il leur fallait s'abreuver sans plus attendre. Ces strates de papier firent éclater leurs pigments qu'elles projetèrent sur le moindre objet alentour, du haut paravent, pièce raffinée de marqueterie de paille retraçant un paysage rural, aux trois lapereaux tribaux taillés dans l'ivoire et placés en enfilade sur la coiffeuse. En quatre secondes, toute la chambre s'embrasa. Elle reprit son souffle et retrouva formes et couleurs, heureuse de constater que rien d'hostile ne peuplait ses ténèbres.
Cassien put lui aussi redécouvrir son territoire, ainsi en reprendre le commandement. Son attention retourna au lit conjugal.
Vide. À la surface, ne gisait qu'un monticule de linges froissés, sans trace d'un corps à enlacer et protéger. Cette vision le figea. Atterré, il sillonna la chambre du regard. Sous les vacillements de la fleur de verre, ne frémissait plus que son ombre riante. Elle serait sortie pendant que j'avais le dos tourné ? Aussi vite ? Mais j'ai rien… enfin, je l'aurais remarqué, bon sang ! Elle qui peut à peine se redresser !
Une série de tintements en provenance de la partie jour réfuta cet axiome. Étranges bruits enfantés par l'absurde et le désordre. Cassien se hâta de rejoindre la source de ces mystérieux sons, qu'il eut vite identifiés comme des heurts métalliques, analogues à des ustensiles de cuisine en inox s'entrechoquant sans violence mais plutôt suivant une forme d'harmonie, maitrisés, commandés. Une eurythmie dont il était coutumier, pour avoir jadis œuvré aux côtés de Rachel en cuisine. De fait, le couloir de l'appartement embaumait : une réconfortante odeur de pain chaud à la mie soyeuse, prêt à être sorti du four, flattait les narines. Derrière elle, l'arôme pudibond de lentilles brunes mijotées dans un bain d'oignon revenu dans une huile vierge et assaisonné d'un bouquet de coriandre. Enfin, une note plus soufrée se révélait au nez, celle d'un œuf fraichement bouilli évoquant, dans une certaine mesure, la putréfaction des lieux. Sans cela, la puanteur eût été complètement oubliée, sous les rubans d'effluves doucereux.
Un bouillon olfactif qui affirma la faim dévorante de Cassien, dont le pas s'accéléra. Arrivé à la cuisine en bout de corridor, d'où émanait un jet de lumière, il coula un œil discret par l'entrebâillement de la porte. Ce qu'il vit appartenait à un tout autre monde, instant incapable de se lier au fil du temps ou de la narration ; il symbolisait un grain de magnifique dans les rouages du beau.
*
Nuit noire, à l'intérieur de l'appartement, dans une cuisine partiellement éclairée.
Alors que Rachel arpente la pièce à pas aériens, Cassien, côté cour, n'en franchit pas le seuil. Rachel fait face au four ouvert au ras du sol, elle s'accroupit sur ses talons nus. De la bouche de l'étuve exhalent de divins arômes, moelleux, gras et chaleureux, odeurs adipeuses dans leur glucose ; des parfums de boulangerie. Accroché à la chambranle, Cassien reste en retrait à observer son épouse enfiler ses maniques écossaises brunies par des années de pratique, et ces maniques plonger au fond de la cavité brûlante pour en extirper un large plateau de métal sur lequel trône une couronne de pain, anneau doré et rayonnant que la chaleur fait crépiter.
CASSIEN
(à lui-même, impressionné)
Que voilà œuvre imposante ! Je ne serai pas surpris qu'elle fût aussi pesante. Si chétive femme jamais ne la soulèvera… Eh quoi ? Mais elle y parvient ! Et d'une main ! Voici qu'elle se redresse sans gémissement, conclue même sa prestation d'un espiègle levé de mollet au moyen duquel elle referme du bout du pied la porte de l'autoclave encore chaud ! Que d'habileté dans la manœuvre. Elle a le geste du maître queue. Par mes yeux ébahis, quelle espèce de chimère est-ce là ?
Ce petit tour nous offre une vue d'ensemble de la tenue de la cuisinière : omission faite de ses jambes dénudées, Rachel est fort joliment mise, vêtue d'une longue jupe plissée noire, d'un chemisier de tissu mou bordeaux orné de ce type de col rond qu'affectionnent les petites filles de bonne famille, et dont les manches amples se resserrent aux extrémités pour découvrir la moitié d'un avant-bras lisse et gracieux. Ses cheveux bouclés encadrent son front puis disparaissent aux oreilles sous un foulard de soie cendré noué avec grâce à l'arrière du crâne. Un tablier de cuisine, plus blanc et vaporeux qu'un nuage, complète la tenue ; accessoire superflu, considérant la dextérité de Rachel. Pas une tache ne semble en mesure d'atteindre ce mirage éthéré, incarnation de l'élégance sémite.
RACHEL
Ne reste pas là à bayer aux corneilles et viens plutôt me prêter main-forte, veux-tu ?
Cette subite injonction prend Cassien au dépourvu. Délaissant le montant de la porte, il ne s'achemine que de deux pas dans la cuisine. S'il demeure pour l'instant muet, pas un mot de Rachel ne lui échappe. La voix ondoyante et mélodieuse, comme le roucoulement d'un champagne, flatte les conduits auditifs.
CASSIEN
(il se frotte l’oreille en grommelant)
Maudite migraine, n’accepteras-tu donc jamais de tomber dans l’oubli ? Faut-il que même le chœur des anges te convoque ?
RACHEL
Eh bien, plutôt que de râler dans ton coin, presse-toi donc un peu !
(elle désigne de sa main sortie du gant de cuisson une coupole dans laquelle se tortillent une dizaine d’œufs encore fumants)
J’ai besoin de ton aide. Je ne peux pas les écaler moi-même.
CASSIEN
(à lui-même)
Comment réagir ? Quelle réponse suis-je censé lui apporter ?
(puis à Rachel, d’un ton troublé)
Comptes-tu les mettre dans la couronne ?
La question incite Rachel à tourner son visage en sa direction. Elle affiche un air perplexe, air que son époux lui rend sans plus tarder, frappé par l’incongruité de la scène.
RACHEL
(elle ôte la seconde manique)
Bien sûr qu’ils vont garnir la couronne ! Quelle question !
CASSIEN
(à lui-même)
Cette confrontation directe avec l'image de cette femme dissipe les dernières cendres de mes doutes : ça ne peut être elle. Pas ici, pas maintenant, pas comme ça ; pas si radieuse, avec pareil visage préservé de la fatalité, au sourire avenant et dont le haut front royal se moque du glissement d'une boucle échappée de sa prison soyeuse. Une Rachel au zénith de sa féminité. Rachel du passé, Hélas ! créature par trop resplendissante pour qu'un cœur vaillant ne la regrette. Ma beauté hébraïque à la peau d'olive et aux yeux café ; son nez sculpté dans la longueur retrousse sa pointe coquine lorsque le cœur est au rire. Rappelle-toi, Rachel : en le temps, il riait si bien et si fort ; du temps de notre rencontre, de nos années initiatiques, bien avant la naissance de notre fils, avant même les épreuves de sa conception. Tu riais et rougissais, le pourpre gagnait si facilement tes pommettes. Ta pudeur était celle d’une jeune fille, comme à notre première fois, quand tu m’avais confié n’avoir jamais connu d’homme qui ne soit circoncis. Tes joues ressemblaient à deux pommes rouges. Époque insouciante et bénie désormais perdue.
Oh, amende-toi, mon vieux cœur ! tu débordes, et rien ne l'écopera. Impossible est-il pour moi de contempler, transi de tendresse, le ballet culinaire de cette Rachel, bien que mon âme, je le sens bouillir, me conjure de ne pas lui offrir une chance de s'envoler. Entends-je les blâmes de la foule ? Mais allez-y, raillez, conspuez, châtiez, vous qui jamais ne péchez, et condamnez le pauvre fou à qui l'on a tout ôté. Allez-y, châtiez-moi ! mais dans votre ire gagez de prendre le temps, je vous en saurai gré, de prêter l'oreille aux déraisonnables raisons qui vers ce fantôme poussent mes mains et mes voeux en cette nuit. Écoutez : sous ce jour, je prends le ciel à partie, je l'avais tant aimée. D'un amour sans fin et immortel, de la trempe de ceux capables d'anéantir toute croyance, toute conviction et toute forme de foi. Pour elle, j'aurais fait de la religion un vain mot. Aurais aveuglément enflammé mes crucifix, épousé les dogmes les plus absurdes. J'aurais, qu'on se le dise, embrassé le Tanakh ! me serais approprié chaque rite qui m'eût permis de me rapprocher d'elle. Voyez : je suis prêt à le jurer sur mon uniforme. C'était, elle, rien qu'elle, toujours elle et pour elle. Par sa présence, je ne pouvais croire en l'existence d'un unique soleil ou d'une unique lune, et ce qu'importe le Dieu que nous avions choisi de prier. Mais ma promesse d'une éternelle bénédiction s'est fissurée ; elle ne pouvait survivre à l'impavide finitude qu'impose le trépas de chaque instant. « Immortalité », il n'est assurément rien d'humain en ce concept. Rien de vrai.
(puis tout bas)
Impossible, ce n'est plus elle…
Il remonte le cours de la lumière, éclat majestueux dont Rachel se trempe. Au-dehors, domine toujours la nuit ; tel l'indique le voile noir tapissant les fenêtres. Dans cette pièce endormie, les lampes sont au repos, et seul le feu du halo révèle à nos yeux, ainsi qu'à ceux de Cassien, les détails du décor : une cuisine gelée dans son temps-morts et dans son état cadavérique, toujours à exhiber ses murs d'épais crépis grevés de trous aussi gros qu'un poing, desquels s'étirent de longues fissures. Elles donnent l'illusion d'une toile d'araignée tissée jusqu'au plafond. Par ces orifices, nous entrapercevons l'intérieur de l'appartement voisin, vide et sombre, si noir que nous pouvons craindre de surprendre ces mêmes ténèbres glisser leur œil dans ces cavités pour le braquer sur nos êtres à découverts, et cette dizaine d'yeux curieux alors scruter notre intimité ainsi que nos failles.
CASSIEN
(à lui-même)
Jusqu'ici, je constate que les lieux n'ont souffert aucun changement notable : mon bon ami, valeureux mur mitoyen dont le règne s'est achevé, tu étais destiné à tomber afin d'opérer la jonction entre les deux biens, aujourd'hui tu t'effrites comme le vernis de l'arbre mort. Gloire soit rendue aux masses vigoureuses des ouvriers ; leur office a été dûment et promptement rempli. Quel dommage qu'elles eurent à connaître cette interruption commandée par notre situation (que je me refuse à détailler à quelque tiers indiscret).
Mais non ! Arrière ! Loin de moi ces pensées reptiles qui ne sont que pour m'empoisonner la psyché, pauvre de moi. Pauvre d'elle…
(un frisson le parcourt)
Oui, cette Rachel auréolée de sa lumière d'antan détonne encore dans le paysage.
RACHEL
(elle s’impatiente)
Bon, tu me les écales, ces œufs ?
La douleur ronge les tempes de Cassien ; nous voyons un écoulement moite descendre du sommet de son crâne à sa nuque.
CASSIEN
(d’une voix enrouée)
Tu ne peux pas être là, et moi non-plus.
RACHEL
(son ton est doux)
Pourquoi pas ? Ça ne te fait pas plaisir ? Tu serais si heureux avec moi, reste donc.
Cassien recule prudemment sans la quitter du regard.
CASSIEN
Désolé, ce n'est pas bien.
Il sort de la cuisine.
*
Sur ces mots, il se précipita hors de scène, traversa à pas pressés le couloir pour joindre l'armoire à pharmacie. Il freina net. La porte de l'installation, petite plaque réfléchissante faisant office de miroir, avait été recouverte d'un carré de tissu.
Cassien glissa ses phalanges sous le voilage, jaugea entre son pouce et index de la douceur autant que de l'existence de l'étoffe. Un froufrou assourdi accompagna le geste. Du velours ; son épaisseur accusait par endroit quelques inégalités, comme l'on en déplorait chez les étoles de seconde main. Pris d'un vertige angoissé, il inspira une bouffée d'air miasmatique. Décrocha l'ouvrage qu'il envoya planer derrière, au plus loin. Sans se retourner, il ouvrit l'armoire, en extirpa son flacon de comprimés, puis fit rouler dans sa paume un nouveau cachet.
Le miroir est couvert. N'y ai pas touché mais il est couvert. Suis pas retourné dans la salle de bain entre temps, et il est bel et bien couvert. Sa main tressaillit lorsqu'il la porta à sa bouche, mais l'Oxycorole trouva de lui-même le chemin de ses lèvres et importuna aussitôt ses papilles gustatives. Le miroir et cette nourriture… la couronne de pain, les œufs, ces aliments ronds, ronds, toujours ronds… Il savait ce qu'il avait vu ou cru voir. Se souvint alors, le docteur Marquez l'avait averti : la privation de sommeil, l'épuisement, les migraines avec aura ; couplés à une dose médicamenteuse élevée, ces éléments étaient propices aux hallucinations. Explication inquiétante mais plausible. En définitive, ce théâtre de l'absurde n'aurait été que songe et délire, et il n'y aurait rien de miséricordieux ou de malveillant qui le pourchassât au-delà des murs. Seulement ses sens pour le duper et dans leur destruction faire éclater la réalité.
Par cette déduction proche de l'heuristique, et que nous qualifierons de « fuite » ou « pirouette mentale », Cassien avait choisi d'ignorer avec la candeur d'un enfant le paradoxe s'imposant à lui, choisi de se tenir à l'écart du péril imminent…
Mais peut-être devrions-nous nous retirer ici ?
Oublier notre démarche, laquelle semble tenir du voyeurisme…
Le sentez-vous ?
Ceci n’est pas notre rêve.
…
Sur sa langue, crépita l'amer carré chimique. Elle disait qu'elle pouvait pas les écaler elle-même ; elle portait des vêtements sombres, et elle avait le foulard. Un putain de foulard… M'avait pourtant affirmé s'être débarrassée de son kissouy roch. C'était avant la naissance de Samuel, à notre mariage. Petit mariage sans prétentions, simple et expéditif, à l'hôtel de ville.
Il déglutit, retraça le parcours du médicament le long de l'œsophage, sentit sa trainée corrosive pétiller, pareille à de l'eau de Seltz, jusqu'à son absorption instantanée par l'organisme. La migraine était toujours présente, à peine importunée par le traitement. N'importe, l'effet eut tout de même le mérite de le ragaillardir. Il avala une seconde inspiration, entreprit de décrisper ses doigts contre le lavabo. Redevenu maître de lui-même, Cassien regagna le corridor où il fit retentir sa voix :
— Rachel, dis-moi : qui est mort ?
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