VI
— De quoi parles-tu ?
La réponse chevrotée provenait de la chambre conjugale. Au cœur de celle-ci, illuminée par la fleur renversée, Rachel reposait au fond du lit. Elle n'avait plus rien de cette femme fraiche et dynamique qui s'était animée en cuisine ; avait troqué la noblesse de son ancienne silhouette de ballerine pour la défaveur de celle d'une grande malade, dont les heures de vie se comptent sur les côtes saillantes. Son corps à angle droit avec la tête de lit, l'image renvoyée était celle de la misère : sa peau présentait les craquelures d'une écorce sans vernis, rêche et élimée, unique enveloppe pour encore protéger un alliage d'os si fins que les toucher eût suffi à les briser. Sous sa peau se dessinait la cartographie bleutée du réseau veineux, et contre ses formes concaves feulaient les vagues satinées d'un négligé lavande, vêtement cousu dans l'opale autour duquel de longues mèches molles de cheveux flottaient sans entrain, suivant les mouvements de tête. De ses exquises torsades, la chevelure avait depuis longtemps dû faire le deuil, autant que de sa couleur d'érable que nombre de femmes autrefois convoitaient jalousement. Aujourd'hui, cette crinière se consumait en une ondée de cendres, grise et lâche. Grise, comme le visage émacié et lardé de sillons qu'elle bordait. Sur figure flétrie de chagrin, il ne s'éveillait jamais un sourire. Ses paupières tombantes conféraient à son expression quelque chose de lambin et de lymphatique, elles traduisaient la prostration de son âme, soumise à la complexité de sa complexion.
Ternie, jusque dans ce qui ne se voyait pas. Le parfum de pain chaud envolé, s'ébattait autour d'elle sa fragrance corporelle naturelle. Elle sentait… le vieux parchemin ? Odeur râpeuse de pages sèches sur lesquelles se cramponnent les souvenirs. L'essence de la léthargie songeuse.
Et elle était bien là, la Rachel que Cassien connaissait dorénavant. Cette Rachel qui ne s'inquiétait pas de sa mine funèbre, qui avait oublié le Soleil ; celle pour qui le monde s'érodait, le monde perdait en couleur, pour qui cette abstraction au nom unificateur était devenue aussi insipide et triviale que pouvaient l'être l'eau pour la mer et l'air pour le ciel ; celle dont l'organisme tourmenté se moquait de cet oxygène métabolisé dans ses poumons, et dont le cœur ne battait plus que pour se sauver lui-même.
Cruelle métamorphose, Cassien lui accordait cependant autant d'affection qu'il avait pu en éprouver à l'égard de ce qui avait fait sa splendeur de jeune femme. Sous ces rides, lignes entre lesquelles il y avait tant à lire, il n'avait de cesse d'y poursuivre le fantôme de sa muse. Dépouiller les ténèbres, en extraire la plus fine fleur ; Rachel le méritait, même dans l'amertume et le rachitisme. Cassien s'acharnait encore à faire d'elle son eau, son pain, son rire, sa philosophie.
Le mirage dissipé, l'illusion achevée… Que restait-il ? À quoi avait-il fait allusion ?
— C'est que j'ai cru… enfin, avoir entendu… bredouilla-t-il. Dans le couloir, ai senti…
— Rien sinon la puanteur de cette bête à l'agonie.
Cette bête ?
*
Ces mots ont flotté dans ma caboche de longues secondes avant que je les décode. Ça a été un désordre de sons qui n'a pas duré long : sous son négligé, là où le plexus solaire fait un creux, ça a soudain fait comme une bosse. Poussé d'un coup. À bien y regarder, c'était rien d'autre qu'une boule. Un truc insignifiant. Rond, de petite taille. Mais elle est sortie comme un champignon sous les feuilles. Et là c'est devenu encore plus bizarre : la bosse a commencé à gigoter, et à se tortiller. S'est étirée, ses contours allongés, puis a glissé jusqu'à la poitrine de Rachel pour dessiner des spirales autour de son sein droit. On aurait dit qu'un serpent s'y enroulait.
Rachel n'a pas moufté. Elle était détachée et… flegmatique. Voilà, comme si c'était rien. Comme si ça devait se passer comme ça. Normal, un autre genre de « normal » que je connais pas et qui ne m'accepte pas. Sur le coup, c'est cette nonchalance qui m'a glacé plus que le reste.
— Pauvre petit. Il se meurt, il est affamé, a-t-elle soupiré, et son regard a coulé à l'intérieur de son décolleté.
Me suis avancé jusqu'au lit, l'esprit pas tranquille du tout. J'avais les épaules secouées de frissons. Mes prunelles fonctionnaient en solo et elles essayaient de percer le secret, celui sous la chemise de nuit. Cette anomalie, ça me foutait les jetons. Comme un ténia qui te bouffe de l'intérieur, ça grandissait au fond de mes tripes. Pourtant, fallait que je vois ça. Un truc de flic : faut toujours que je comprenne. C'était trop fort, plus que je l'étais. À ce moment, mon vieux j'étais que dalle. Qu'est-ce que c'est que cette chose, Rachel ?
— Pauvre petit…
Entraîné par la chute de la bretelle, le vêtement est tombé. Étais à çà d'en faire de même.
Sous les pliures, il a découvert une bestiole qui m'a secoué les boyaux. Répugnante, tellement qu'elle en était presque misérable. Contre le sein de Rachel, le museau collé au téton, y avait un rat des champs. Un putain de rat des champs. Un parasite parfumé de l'odeur de viande moisie, celle de l'immeuble.
Et cette saloperie lui rongeait le bout. Enfonçait ses dents microscopiques puis se grouillait de dépiauter ce qu'il trouvait. Il avait l'air d'avoir faim ou soif, suçait et mordait pour extraire de quoi se rassasier. Du jus ? Peut-être du lait, peut-être pas. Le voyais se presser comme un glouton autour du mamelon. Y'avait de l'agressivité dans son agitation. Un filet de sang lui huilait les moustaches, mais j'aurais pas su dire si celui-ci provenait du sein ou de la gueule de l'animal.
N'empêche, y'a une chose dont j'étais sûr : le rat était blessé. Sa fourrure s'achevait sur des frisottis roussis, et autour de son ventre bombé il s'étalait une plaque purulente. Texture granuleuse, comparable à celle des malades de la lèpre, ceux qui en sont morts. Le rat portait la marque d'une brûlure qui lui aurait bouffé la peau et les entrailles.
Même si mon dégoût avait atteint son point de saturation, ai continué à scruter le rongeur. Puis, sans trop y réfléchir, ai remonté du regard le S cabossé de sa colonne vertébrale. Au passage, mes pupilles se sont attardées sur ses pattes roses et crochues, ensuite sur la sphère de son crâne sans oreille. Elles ont rencontré ses propres yeux : deux globes blancs monstrueusement dilatés. C'étaient les yeux en ballon laiteux d'une bestiole contrôlée par un mal contagieux. Pire qu'un cancer, pire qu'un champignon. Le regarder fout la gerbe et donne envie de se gratter.
Sous les coups de dents, l'ovale du sein s'est déformé. Lui aussi était infecté, ça se devinait à la naissance d'excroissances sombres sur le dessus. Tour à tour, des dizaines de boules noires ont germé, gavées de la substance que le rat salivait sous la peau. Plus il tétait, plus la poitrine se nécrosait, mais Rachel tremblait jamais.
La terreur me comprimait l'œsophage. Me suis entendu implorer : « Enlève-le… enlève-le, je t'en supplie ! » Elle l'a pas fait. Alors me suis jeté sur elle, mains en avant. Ça a été brutal, mais j'ai pas pris le temps d'y penser vraiment : ai chopé le rat, que j'ai enfermé entre mes poings. Il s'est affolé. Ce batard bouffé aux vers a tenté, à coup de griffes, de dents et de cris, qui ressemblaient à des grésillements, de se frayer un chemin à travers mes doigts. Dans tes rêves, sale bête ! Conservais une poigne ferme, aussi éprouvante qu'était la sensation du pelage pourri contre ma paume.
Ça gratte, ça gratte…
*
Fardée de son éternelle indifférence, Rachel dévisagea son époux.
— Que j'enlève quoi ?
— Ah ! Cette chose monstrueuse, enfin !
— Quelle chose ?
D'un coup d'œil Cassien décela la raison d'être de la question : la bretelle du négligé avait retrouvé sa place, haute sur le sein et la peau, redevenue chrysalide cannelée de filaments lapis-lazuli. Autour du tétin sous le satin, ne se déployait aucune goutte de sang. En outre, pas un signe de douleur ne froissait la figure de Rachel, laquelle interrogeait toujours Cassien. Il inclina la tête puis orienta sa stupéfaction vers ses doigts, qui s'écartèrent avec la dissidence d'une machine rouillée pour y découvrir… rien qui ne bougeait. Au creux de ses mains, pas un rat, pas même une écorchure ou tache pour confirmer l'existence momentanée du nuisible.
Rien… ? Il tourna sur lui-même ; genoux au sol inspecta le plancher, vérifia sous le sommier. En désespoir de cause, guetta la manifestation d'un grattement ou couinement, qui ne se produisit pas. Un parasite spectral, un fantasme tourmenté, du vent psychique et seulement cela. L'incubation prolongée de Rachel ne s'était pas satisfaite de la seule altération de son esprit, cela s'étendait à l'atmosphère de la mansarde. Et cette langueur maussade était contagieuse. Terriblement contagieuse.
Sur un gémissement qui marqua autant sa consternation que son abattement, Cassien répartit sa masse fatiguée sur le matelas. Alerté par la morsure de la migraine à son front, il y pressa une paume moite. La fièvre le prenait à pleines serres, en attestaient ces divagations oniriques. Bientôt les tremblements suivraient, alors que le traitement accusait des signes de faiblesse ; il n'était plus en mesure d'endiguer le processus.
— Ça va pas, souffla-t-il, me sens pas bien du tout.
— Tu as besoin de lâcher prise. Tu t'accroches, tu t'accroches toujours sans réfléchir, mais tu vois que ça n'est plus possible. Ta tête te trahit déjà et le reste de ton corps ne va pas tarder à en faire de même. Il faut te reposer.
Pareille perspective n'était pas pour l'enthousiasmer, si séduisante qu'elle fût. Sombrer dans le sommeil, un nouveau sommeil de distorsion… plaisant, mais hors de question. Il serra les dents et frotta nerveusement ses paupières, espérant par ce geste atténuer sa douleur hallucinatoire. Ne pas fixer la lumière, ne pas forcer sa vue mais concentrer son regard sur des zones sombres, plus clémentes pour les yeux harassés. Les spirales du drap enroulé autour de ses jambes remplirent cet office ; il y épingla ses pupilles, puis répondit à l'incitation de Rachel avec fermeté, appuyant sur chaque syllabe :
— Non, ça serait pas bon pour moi ni pour toi. C'est changer d'air qu'il nous faut, sortir ensemble de nouveau, voir du monde. Partager un bon repas dans un restau chic du centre-ville. Ou même de Bordeaux, tiens.
La conviction qu'il s'efforçait d'insuffler à son discours déteignit sur son humeur, elle lui procura une énergie inespérée qui disposa sa persévérance à plus d'ardeur :
— Oui, une sortie ! Préviendrai le boulot dès demain à la première heure, et leur dirai de se passer de moi pour un jour. Après tout ce que j'ai fait pour eux ces derniers temps, pourront pas me le refuser. On s'habillera classe, toi et moi, puis on commencera la journée par une promenade au bord du lac de Montsalut et un p'tit déjeuner à la buvette avec tout ce qu'on aime : les croissants, les tartines de beurre, du café au lait et tout le saint-frusquin. Ensuite… ensuite on s'allongera dans l'herbe pour regarder les nuages et les oiseaux, puis on se fera une balade en barque sur le lac, et après un pique-nique ! Aurai acheté tout ce qu'il faudra le matin-même, avant d'aller au parc. Tu verras, ce sera parfait. Puis on passera l'après-midi au cinéma. C'est ça ! ira se faire une toile, voir n'importe quoi, quelque chose de moderne et de drôle ! On finira par dîner dans un gastro ultra côté, à trop manger et à boire plus de vin que notre foie peut le supporter. Et tout ce temps, on parlera de tout et de rien, même pendant le film si on veut ! Mais rien de triste, hein, que des sujets légers. On pourra déblatérer des heures sur notre avenir, on rêvera à ma retraite, à notre futur chez nous qui sera tellement bien une fois que les travaux seront finis, et à tous nos prochains moments ensemble. Te dirai que j'ai pensé à prendre des cours de peinture, et toi tu riras et tu me conseilleras plutôt de m'orienter vers le bricolage ou la menuiserie parce que ça me ressemble plus. Je rirai aussi et répondrai que tu pourrais devenir ma prof attitrée, que tu m'apprendrais à croquer des familles entières de p'tits lapins habillés en Vichy autour d'un guéridon à l'heure du thé, tu m'aiderais à apprivoiser ces techniques d'aquarelle super raffinées que tu connais. Aussi, on chantera à tue-tête comme au début de notre mariage, et ta voix est si jolie quand elle monte dans les aigües. On chantera, on dansera, on fera l'amour. Tu retrouveras un peu le goût de vivre, et jour après jour tu redécouvriras ta passion pour la cuisine, pour le dessin et l'illustration des livres pour enfants. Et puis tu auras alors l'envie de voir d'autres gens, d'organiser des réceptions et de reprendre contact avec tes vieilles copines (tu peux me croire, y'en a pas une qui peut être encore aussi belle que toi ; seront vertes de jalousie), ou encore de rendre visite à Zaccaï. Ça fait longtemps, il sera ravi. Et même si Samuel continuait de te manquer, et que son souvenir te causait toujours du chagrin, tu avanceras, tu tiendras bon avec moi. Le monde nous attend, et il est pareil à un jardin !
Cette logorrhée lui coupa le souffle, que deux bonnes minutes employées à inspirer par à-coups réussirent à lui rendre pour partie. Cassien sentit la sueur s'égoutter le long de sa colonne, chaque perle chaude se décrocher d'une vertèbre sur une rapide pulsation de son cœur battant à tout rompre. Il fit glisser un filet de salive dans sa gorge asséchée, conférant ainsi plus de clarté à son discours :
— Alors, c'est pas génial ? T'en dis quoi ?
Rachel n'en dit rien. Son regard usé, ces yeux vides de volonté, plus morts que ceux des poissons qui encore jonchaient les trottoirs de Notre Dame, enserrèrent la poitrine de Cassien. Sa trachée fut obstruée par une énorme boule de plâtre. Sa phrase demeura en-deçà du seuil auditif : « S'il te plait… » Par empathie ou par lassitude, peut-être par pitié, Rachel consentit finalement à lui exposer sa pensée. Son intonation conservait une froideur rebutante, en accord avec celle de son visage, mais au fond de cette réponse tinta une infime note de sensibilité :
— Tout ce que tu viens de me raconter, tout ce récit, toute cette… fantaisie, oui ce doit être le terme approprié. Cette fantaisie, donc, ça ne me laisse pas indifférente. Vraiment, je suis touchée, bien que ça ne se voit pas au premier coup d'œil, mais en vérité il n'y a que toi qui en aies besoin ou même envie. Tu le sais, c'est trop tard pour moi. Attends, laisse-moi poursuivre. Tu as peut-être raison sur un point : baisser les bras et t'enfermer dans l'immobilisme ne te conviendra pas ; toi, c'est de liberté et de vie avec un grand « V » dont tu rêves. Comme à nos débuts, tu souhaites retrouver cette sensation de légèreté et d'insouciance dans un monde aux couleurs criardes où le présent se chante accoudé à un pianocktail et où tout concept de Mort ou de vieillesse prend la forme d'une ordonnance judiciaire que toi, le bricard jamais vieux, tu jettes sous les portes des malchanceux dont tu t'imagines que ne feras jamais partie. Dans ce monde, Samuel est retourné au ciel de ton Dieu. Tu le sais, tu l'acceptes, tu t'es fait une raison. Cassien, tu n'aspires qu'à être heureux. Formidable ! Sois heureux, autant que possible, mais ça ne se fera pas avec moi. Alors, pourquoi pas auprès d'une autre ? Ce serait déjà un début…
Cassien encaissa un spasme.
— Qu'est-ce que tu sous-entends ?
— Sous-entends ? Rien, c'est plutôt un constat : cette shiksa décolorée, cette mère qui n'est plus mère et que la fatalité aura rendue si facile à assouvir, elle est belle, elle est faible, elle t'attire tout en te craignant et tu la désires. J'ai visé juste, n'est-ce pas ?
Il lui renvoya un visage fermé.
— J'ai raison ? Évidemment que j'ai raison, et ça se conçoit.
La vérité mise à nue, par trop éblouissante pour que Cassien, des tréfonds de sa caverne, en supporte la vue…
— Alors ?
… aveuglante, douloureuse, dessilla ses yeux fiévreux.
— Alors, elle te plait, cette grosse pute ? Hein Cassien ?
À cette proclamation irrévérencieuse, à cette voix perçante à faire frémir les lapins d'os sur leur planche, à ce langage ordurier qu'il ne s'imaginait pouvoir naître sur la langue de si douce femme, le sang de Cassien se glaça. L'impassibilité n'avait pourtant pas quitté le visage de Rachel, son atonie patente conservait ses pleins pouvoirs. Comment avait-elle tiré de l'écorce effritée de son thorax une telle exclamation ? À moins que Cassien, poussé à bout, n'eût dans sa transe édifié ou alimenté ce cri ? Peut-être bien. Tout se brouillait, en lui comme autour de lui ; une nouvelle hallucination se justifierait sans mal. Il ne pouvait déjà plus croire ses yeux.
Quoi qu'il en fût, il refusa de s'abandonner à la peur et tâcha de défendre son honneur :
— Mais je… j'ai jamais dit ça ! Rachel, enfin tu sais qu'il n'y a que toi !
— C'est dommage pour toi. Ou même bête. Voilà : tu serais bien bête de ne pas en tirer profit, mais c'est ta décision donc je ne m'en excuserai pas, même si je reste persuadée que tu finiras par la regretter. Sois un peu honnête envers toi-même, tu ne le dis pas, mais tu n'en penses pas moins ! Alors, vas-y donc ! Va retrouver cette blonde qui, elle, ne semble pas s'embarrasser du souvenir de son enfant disparu. Va, je ne m'en soucie pas ! je n'ai plus l'âge de la jalousie. Le vert, ça n'est pas flatteur pour mon teint.
Mortifié, il la considéra d'un œil injecté de sang.
— Tu affiches pourtant une figure affreuse.
— Ton illusion s'effondre, voilà tout.
En effet, sous la lueur morcelée, la peau de Rachel paraissait s'affaisser à mesure que passaient les heures, fondue à la flamme bigarrée de l'éclairage. Ses globes oculaires donnaient l'impression de dégorger leur humeur dans les rigoles que les rides ravinaient sur ses pommettes. On eût cru que le visage de la femme endolorie se parait de la pesante désolation que son enveloppe ne parvenait plus à contenir. Pathétique, effroyable, cette image aurait poussé même les plus braves à fuir, s'il n'avait subsisté sous les balafres de ce masque de chairs flasques celle que Cassien avait tant chérie, hier autant qu'aujourd'hui.
— Y'a encore le Soleil dans tes yeux, je le vois.
Yeux qu'elle redirigea vers la grande fenêtre à sa droite. Par un geste de dépit, Rachel claqua sa langue, pièce fibreuse couverte de plaques noires.
— C'est seulement le reflet du luminaire.
— Mais si on...
— C'est trop tard. Maintenant, tu ne peux que me laisser partir.
Les mots se faufilèrent dans les conduits auditifs de Cassien et vibrèrent un moment à son cerveau. « Me laisser partir », « me laisser partir », « peux me laisser partir », « dois me laisser partir ». Ils lui étaient communs, une désagréable rengaine proche d'un apophtegme qu'on lui aurait assénée par le passé mais dont il avait cru s'être débarrassé avec le temps. Ce n'était pas la première fois que Rachel prononçait de si terribles paroles, qu'elle l'enjoignait à la libérer, quoi que cela eût impliqué (il l'ignorait, ne souhaitait pas le savoir), pas la première fois non-plus que l'homme sentait le bord de la falaise se lézarder sous ses bottes. En revanche, il fut autant incapable de se remémorer en quelles circonstances de telles menaces avaient été proférées, que la manière dont il avait eu à réagir aux fins de les contrer. Une seule certitude : il ne pouvait admettre cette issue. Ce psaume, il était une prison dont tous deux devaient s'évader.
— Plutôt crever !
— Tiens donc, et que fais-tu de la galanterie ? Honneur aux dames.
Un ange de stupeur passa ; Cassien lui brûla les ailes.
— T'iras nulle part, trancha-t-il d'un ton plus rude qu'il ne l'avait voulu.
Cela ne parut pas froisser Rachel, qui s'en tint à un haussement d'épaules.
Elle s'y attendait, ou alors elle doute de mes intentions ou de mes capacités. Si elle s'imagine que je vais…
De brusques hurlements en provenance du couloir l'interrompirent dans ses suppositions. Puissants, monocordes et répétitifs, si stridents qu'ils semblaient lacérer l'air nocturne ; ils en firent même sursauter Rachel. Si le petit Samuel avait encore partagé le quotidien des Lacombe, ses vagissements se seraient mêlés à la cacophonie. Des cris d'enfant, d'un très jeune enfant, que Cassien parvenait presque à distinguer, ici, sous la peau tapissée de son mur. Des pleurs de bébé. S'il concentrait son ouïe…
C'est insensé…
Insensé ? Pourquoi donc ?
Le sens n'est déjà plus.
Si des choses peuvent nous être enlevées, pourquoi ne pourraient-elles nous être rendues ? Sur quel principe repose cette politique du sens unique ?
Les sens inversés.
La vie, la Mort ; des concepts de fumée que nous maîtrisons au quart de la moitié, que science et philosophie ont échoué à appréhender dans leur totalité et sur lesquels la religion n'a fait que spéculer sans décrocher de consensus.
P't'être bien.
Aux sens bouleversés.
Alors j'devrais y aller, c'est le bon moment.
Récupérer ce qui nous a été confisqué, même un court instant, même une nuit, cela ne tient ni de l'aliénation ni de l'abus, il suffirait d'un souhait claquemuré dans la coquille du souvenir, un vœu que l'on souffle à notre main, emprisonné entre nos doigts que l'on serre, serre, serre fort, si fort que le charbon devient diamant, alors les cris s'éveilleront de la chambre obscure et, pour cette nuit…
Cassien endormit cette idée saugrenue d'un battement prolongé des paupières, rabattues sur sa conscience comme un drap mortuaire. Nuls pleurs à l'horizon, point d'enfant, seulement ce son strident, ce son, ce son…
— Le téléphone, à cette heure-ci ? s'étonna-t-il tout haut.
Verbaliser l'évidence lui permit de se ressaisir, mais également à l'inquiétude de prendre aussitôt le relai. Il aurait pu s'agir du commissariat. Était-il à craindre que l'équipe de nuit, débordée, n'avait eu d'autre choix que de faire encore appel à lui ? Si un nouveau corps requérait sa présence, cela aurait signifié la fin de cette soirée, de ces confidences lourdes en émotion, et qui eut pu dire que le départ précipité du brigadier n'aurait incité Rachel à fuir le domicile dans son dos ? Pour se « libérer », partir Dieu sait où.
Fébrile, Cassien se leva maladroitement, fit plusieurs pas en direction de la porte avant de ralentir sa cadence puis de se corriger. Cela n'avait peut-être rien à voir. Une erreur de numéro, une mauvaise plaisanterie, la vengeance d'un délinquant rancunier… qu'en savait-il ? Une panoplie d'hypothèses rassurantes qu'il entendait privilégier, tout en reconnaissant, non sans amertume, que ça n'eût pas été la première fois que le travail le tirait du lit de façon si impromptue. D'ailleurs, le téléphone insistait, renouvelant par vagues sa plainte synthétique. Un appel urgent de quelque interlocuteur déterminé, trop pour une méprise ou mesquine vendetta.
À la suite d'une ultime réticence, il se remit en marche, mais crut nécessaire de justifier son départ :
— Attends-moi, serai pas long. Désolé, vaut mieux répondre, c'est peut-être le poste.
— Le poste ou bien Zaccaï.
— Si tard ? Tu crois ?
Pour étrange que fût cette présomption, elle lui insuffla un regain d'espoir, de même qu'un insidieux soupçon.
— Il a déjà téléphoné aujourd'hui ? s'enquit-t-il.
Le regard enfoncé dans les rayures du papier-peint, Rachel éluda la question sans mot ni signe d'embarras.
— Je vois.
Un énième appel de Zaccaï ; elle l'avait suggérée avec indolence mais pas l'ombre d'une incertitude, comme si cette théorie présentait autant de rationalité que l'eût fait celle d'une tardive convocation professionnelle, et ce malgré les atrocités engendrées par la pluie de poissons. Pour autant, si saugrenu que cela semblait, l'éventualité d'un appel de son beau-fils aurait été, et de loin, préférable à celui du devoir. Trop de choses restaient en suspens pour que ne sombrât la nuit.
Putain, j'espère qu'elle a raison. Pourvu que ce soit lui…
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