VII

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À l'entrée de l'appartement, le combiné blanc tressautait sur son socle à chaque sonnerie, les torsades de son cordon frémissant de front. Sa rhapsodie tonitruante ordonnait à Cassien de le délivrer de sa cage murale au plus tôt.

D'une main hésitante, il obéit, appliqua le coffrage glacial de l'appareil contre son oreille…. Pourvu que ce soit lui, pourvu que ce soit lui… et ferma les yeux. Le timbre métallique faussement féminin d'un message vocal se mit à bruire dans le combiné :

Ceci est un appel en provenance de la clinique psychiatrique Beth Y**** de Bordeaux. Acceptez-vous la communication ?

Oh putain, merci mon Dieu ! Une vague de chaleur envahit son buste.

— Oui ! Bien sûr, j'accepte !

Veuillez patienter, vous allez être mis en relation avec votre correspondant.

Fit suite un interlude musical sur fond de Bach, dont Cassien goûta chaque note avec plaisir. La nuit n'était pas finie. Si le laxisme ostensible de l'institut, autorisant ses pensionnaires à interrompre sans vergogne la nuit de leurs proches, le laissa dubitatif (Quelle heure il est, au juste ? Plus de minuit, sans doute. Une heure du matin ?), l'apaisement prima sur toute forme d'agacement. Qui plus est, il n'avait pas le cœur à houspiller le jeune Zaccaï.

Ce n'était pas sa faute, à ce malheureux garçon, lui qui était à peine conscient de sa situation et ne jouissait d'aucun contrôle sur sa vie. Il ignorait la façon d'en mener une. La clinique régissait son quotidien, comme Rachel avant elle, ce qui justifiait grandement le besoin du jeune homme de préserver un lien avec sa mère. Un échange expéditif suffisait. Aussi, les appels de ce genre étaient monnaie courante, et l'absence de réponse l'encourageait à persévérer et insister, même à la tombée de la nuit (encore que jamais aussi tard qu'en ce jour), jusqu'à ce que quelqu'un consentît à faire entendre sa voix comme son empathie. Ce n'était qu'un insignifiant tribut à verser pour ne plus avoir à endosser la charge de cet être cassé dont le monde propre et ordonné ne voulait pas s'encombrer.

— Manman ?

À l'autre bout du fil, l'intonation se faisait timide et vague, prodrome d'un déficit de sommeil que l'impatience et le chagrin avaient fortifié.

— Non Zac', c'est Cassien à l'appareil. Comment tu vas, mon grand ?

Une réticence dépitée, suivie d'une série de balbutiements :

— Oh Cassien… Cassien, oui Cassien, b'soir Cassien. C'est… c'est Zaccaï.

— Oui je sais. Détends-toi, suis heureux de t'entendre, mais il est vraiment tard pour appeler comme ça, tu sais ? Tout va bien pour toi ?

Les quelques années passées auprès de son beau-fils avaient enseigné à Cassien la juste manière d'entretenir une conversation. Discuter avec Zaccaï invitait à observer maintes précautions : opter pour un ton calme, formuler de courtes et simples phrases, éviter de le contredire ; pas d'emportement, pas de nuance, pas d'effet de style. Jamais de second degré. Cela revenait à échanger avec un enfant d'une grande sensibilité. La réalité ne s'en éloignait que de peu : en dépit de ses vingt-deux ans, le fils de Rachel accusait un retard mental le rapprochant davantage du garçonnet que du jeune adulte. Néanmoins, et ce dès ses premiers contacts, Cassien s'était volontiers prêté à l'exercice et avait rapidement tissé des liens avec ce gamin. Il y avait mis tant d'ardeur et de cœur qu'il avait été impossible de ne pas lui en savoir gré. S'il lui fallait être honnête, Cassien reconnaissait qu'il éprouvait un certain attachement, non dénué de pitié, pour ce garçon sans repère qui n'avait que peu connu l'affection d'un parent. Il l'avait pris sous son aile, et du rang de figure tutélaire était vite passé à un réel emblème paternel, plus fiable que ne l'avait été son propre géniteur. Une fierté personnelle. Une fois encore, Cassien prenait l'avantage sur le premier mari de Rachel, comblait les lacunes et corrigeait les négligences que cet orthodoxe prétendument moderniste comptabilisait. Un peu de franchise : le pauvre Zaccaï n'avait jamais eu de véritable père.

Cassien savait que cette démonstration de compassion lui avait valu toute la sympathie de son épouse, cette dernière souffrant une carence de patience comme d'énergie dès qu'il devenait question de subvenir aux besoins de son fils aîné. Oh, elle avait fait de son mieux, la brave femme, avait affronté les difficultés, les mâchoires serrées et les reins solides. Longtemps avait-elle même essayé d'aider Zaccaï à outrepasser son handicap, à gommer les traces de son incapacité qu'elle jugeait « hideuses », afin d'en faire un adulte indépendant et cultivé, dans une moindre mesure. En toute sincérité, elle avait voulu y croire, mais la bonne volonté ne fait pas tout. Le temps avait eu raison de sa détermination, laquelle s'était émoussée jusqu'au jour (béni !) de la naissance de Samuel.

Il faut bien l'admettre, le nouveau-né avait éclipsé son aîné au sein du foyer autant que dans le cœur de sa mère. Ce que Zaccaï ne comprenait pas, pour ne pas l'avoir remarqué. Après tout, lui aussi l'aimait, ce petit bonhomme aussi rose qu'un bonbon dont les touffes de cheveux éparses embaumaient le lait et le talc. L'aimait et s'amusait de le voir gober des feuilles de basilic. Samuel raffolait du basilic ; chaque fois qu'on lui en proposait du bout du doigt, il présentait sa langue, petit triangle rouge. S'amusait aussi de ses petits chapeaux mous bordés de dentelle, un peu trop féminins pour un garçon, et qui faisaient ressembler sa figure joufflue à une marguerite. L'aimait à vouloir l'embrasser, le serrer tout contre lui, jouer avec ses minuscules doigts et caresser ses jambes délicieusement potelées, pareilles à des petits pains briochés. Et dès que Zaccaï approchait les mains de son demi-frère, Rachel brisait sa voix par d'effroyables remontrances : « Ne le touche pas ! Je t'interdis de le toucher ! Jamais tu ne dois l'approcher ! Jamais ! »

Cassien n'avait trouvé le courage de s'opposer aux excès de cette mère enfin comblée, après tant d'années à pleurer la privation d'un enfant… autant reprendre les mots de Rachel : normal. Un enfant dont la venue au monde avait fait douter pas moins de cinq médecins, pour lequel elle avait supplié, crié, souffert, et qui un beau jour dans son ventre s'était installé. Un enfant que Rachel pouvait cajoler sans crainte de voir ses yeux rouler dans leurs orbites ou sa langue pendre sur un menton baveux, qu'elle était fière d'exhiber en place publique car tous vantaient son charme poupon ; avec lequel parler n'induisait pas le risque de déclencher une crise d'angoisse marquée par des pleurs si puissants qu'ils se soldaient par des vomissements, voire des malaises.

Pauvre Zac'. Il n'arrivait même pas à en ressentir de la jalousie. Cette triste certitude venait toujours aviver la tendresse que Cassien lui eût portée, de même que la culpabilité que lui avait inspirée le sort de ce garçon. Dans les méandres de la mémoire de l'homme altérée par les âges et les peines, nombre de scènes, visages et paroles perdaient de leur précision, mais il restait un souvenir, en la personne de Zaccaï, un souvenir si cruel qu'il ne savait céder à l'oubli. Tout le reste de son infortunée existence, ce vestige devait se rappeler à son chagrin. Qu'avait-il fait ? Non : que n'avait-il pas fait, pour cet adulte au cœur d'enfant ? Comment lui, le mari, le beau-père, le policier n'avait-il pas pressenti le malheur approcher, et à sa porte venir frapper ? Aurais dû m'en douter, il avait souvent observé Rachel en verser. Des années à répéter ce geste, pour un résultat tellement saisissant. Combien de fois est-ce qu'il avait, après coup, contemplé son reflet qui le narguait sur le carrelage lessivé ? Et y'avait cette pub qui tournait à la télé, il la chantait souvent… « JavElite, contre les taches elle est invincible/blanc plus blanc et traces invisibles/blancheur éclatante, avec JavElite votre linge chante ! » Et j'ai jamais rien soupçonné, rien vu venir du tout. Me suis pas méfié… abruti !

Éthérée, rutilante, l'image de Zaccaï étincelait, comme peinte à-même le diamant. Il l'avait trouvée. Elle était là, l'âme de la pureté : condensée dans une bouteille. Il n'y avait pas lieu de s'étonner d'avoir un jour découvert le garçon dans un coin de la cuisine, occupé à noyer son œsophage sous des litres corrosifs de cette eau de javel. « JavElite, c'est net, c'est pur et vite ! » Les hurlements maternels avaient ébranlé les murs, mais Zaccaï n'avait pas tressailli. Ses lèvres scellées au goulot, il était déterminé à s'abreuver à cette mortelle fontaine. Se nettoyer, au plus profond, vers un idéal immaculé. Il l'aurait intégralement vidée si son parâtre ne l'en avait arraché. « Sale ! Sale ! Manman l'a dit, elle l'a dit : Zaccaï, il est SALE ! » Complainte interrompue par l'expulsion incontrôlable du surplus chimique qui ne s'était encore frayé un chemin jusqu'à l'estomac. Dévastateur, un jet aux relents aigres à faire renverser qui s'en parfumait les bronches. L'hôpital avait évidé le reste, et de cette prison médicale jamais Zaccaï ne put s'évader.

Le placement avait relevé d'un devoir aussi bien moral que matériel, faute pour les tuteurs de ne pouvoir fournir au malade le soutien ou les soins requis. Cassien en était rendu à cette évidence, plus clémente que la raison officieuse. Quant à l'état de paix qui avait par la suite submergé Rachel, celui-ci avait pris la forme d'une triste conséquence plus que d'une motivation, l'inverse étant par trop douloureuse pour être envisagée. Ce fut d'ailleurs sous cet angle que le brigadier choisit de présenter la situation, et la mère affligée fut par chacun regardée comme un symbole d'abnégation et de courage à la place indéniable au sein du martyrologe de la Nation. Une mère blessée dans sa chair, et pourtant résolue à maintenir sa famille morcelée à flots. Eh quoi, ne lui restait-il pas un enfant ? en bas âge qui plus est. Pouvait-on faire un crime à cette femme dont le foyer réclamait encore l'affection et l'attention ? Malheur à qui en aurait eu l'indélicatesse. Pour Rachel, était passé le temps de l'auto-apitoiement ; elle avait relevé la tête, était allée de l'avant, avec une pugnacité qui forçait l'admiration. Tenir, tenir toujours, tel avait été son crédo, jusqu'à ce que le sort vînt de nouveau maudire les siens. Cette pauvre femme qui avait eu à perdre deux fois un fils…

— 'A va bien. Manman l'est pas là ?

Le timbre rocailleux amplifia une désagréable sensation au fond des viscères de Cassien.

— Si mon grand, elle est ici mais elle trop fatiguée pour répondre.

— Dodo ?

— Voilà, c'est ça. Rappelle demain dans l'après-midi si tu veux, peut-être qu'elle se sentira mieux.

Une succession de grognements malmenés par les larmes retarda la réponse de Zaccaï. Bien qu'il désirât retourner au plus tôt auprès de Rachel, Cassien ne s'irrita pas de cette latence, dont il respecta chaque dolente seconde. Enfin, une question lui revint, celle redoutée :

— Cassien, quand je rentre ?

Aïe, aïe, aïe… Il entortilla machinalement le câble du téléphone autour de son index.

— Pas tout de suite, mais peut-être bientôt. Pourquoi ? tu te plais pas à la clinique ?

— Humm… Manman… Dis à Manman que Zaccaï revient ! Je reste pas, 'te plait !

La conversation risquait de tourner au drame prolongé ; ce n'aurait pas été la première fois.

— Vais lui en parler, promis. Va te coucher maintenant, Zac', il est tard.

— Maman…

— Dodo, Zac'.

Les sanglots enflèrent dans le haut-parleur, puis s'interrompirent sous le cliquetis du combiné retourné à son socle. Un calme accusateur, il livra Cassien à ses remords et tortueuses pensées. Un poing de titane lui martelait le crâne, qu'il avait ruisselant. Je suis désolé Zac'. Elle a pas décroché de la journée, n'a pas pu… ça n'a pas pu…

*

La patte traînante, ai repris la direction de la chambre. Dodo, dodo. Moi aussi ça m'aurait fait du bien. Dodo, tout part à vau l'eau. M'enterre et m'enlise. Dodo.

Y'avait une chaleur étrange sous mes pieds, elle venait du sol. Il semblait perdre sa dureté au fur et à mesure que j'avançais. Mes mollets s'y enfonçaient, engloutis par quelque chose de fangeux. Des vagues de dalles ramollies. Marchais pas, pataugeais carrément. Ça faisait des squich. Squich, squich, squich, un foutu marécage de céramique. Et de ces remous, des vapeurs immondes s'échappaient. Odeurs de pourriture, toujours elles macéraient dans les boyaux de l'immeuble. Comme si l'immeuble avait la chiasse.

Étais tellement étourdi par ma traversée puante que j'ai fini par devoir prendre appui contre le mur. Dodo, bon gros dodo… C'est là que j'ai senti que sa tapisserie avait été déchirée. Alors, comme un con, j'ai posé les yeux sur la cloison, et je l'ai vue : la longue fissure noire. Sorte de veine saturée de poison. Elle zigzaguait juste sous mes doigts. C'était sombre, ça palpitait et ça s'étirait d'un bout à l'autre du couloir. Puis ça s'est comme multiplié : sur la première, une nouvelle branche a poussé, qui s'est aussi divisée en deux, en quatre, huit… De veine, c'est devenu réseau. Un monstrueux nœud de tentacules déployé pour dominer l'organisme affaibli, celui de l'appart'. Ça s'est empressé de contaminer ce que ça touchait par un tortillement. Le rat… ouais, se tortillait comme le rat ; sa forme, ça la tordait, l'élasticisait à force d'entrelacs. Et renversait et distordait et vrillait encore.

Totalement bloqué. J'étais paralysé par ce que je voyais. Qu'est-ce qui arrivait à ma maison ? Ma maison empoisonnée. Trop perturbé, ai même pas réussi à décoller ma main que ce truc faisait vibrer à chaque pulsation. Mais barre-toi, enfin ! Vire ta foutue main ! Vire et file te réfugier dans la chambre, qu'est-ce que t'attends ? Dépêche-toi, merde !

Ai péniblement levé une jambe, que le sol a libérée cette fois dans un squach. Bruit de succion. Recommencé avec la seconde, pour aussitôt les replonger dans le bourbier. Pas de la chair ou du sang, ça n'avait rien d'humain. Sans me vautrer, j'ai répété le processus, une fois, puis deux. Toujours une jambe après l'autre. Toujours assailli par la puanteur. Vraie galère, mais je voyais enfin le bout de cette expérience hallucinée. Mes paluches ont rencontré le chambranle de la porte de la chambre, m'en suis servi de point de traction pour m'extraire du marasme à la force des bras. Et le couloir m'a recraché.

*

— Je t'avais bien dit qu'il fallait que tu lâches prise. Regarde-toi : contrairement à ce que tu prétends, tu ne tiens plus debout.

La remarque de rachel, prononcée sans un soupçon de jubilation, soutira un acquiescement évasif à Cassien. Il était fourbu, et rompu par la fatigue, et malade de tout ; mais si le large matelas lui offrait des bras moelleux et accueillants, il refusa de succomber à l'appel d'un sommeil régénérateur lui faisant défaut, pas tant que la nuit maintînt sa promesse.

— Vais éviter de me lever encore et d'aggraver ma fièvre, voilà tout.

Afin d'illustrer ses dires, il imita la posture de sa femme, apposa son dos contre la plaque de bois grinçante et déplia ses jambes sur la longueur du sommier, position au confort rudimentaire mais qui eut tout de même le mérite de soulager ses membres. Seuls ses maux de tête l'empêchèrent de pleinement jouir de cette trêve musculaire.

— Zaccaï… tu lui manques vraiment. Doit se sentir seul et malheureux, enfermé dans cet endroit horrible loin de sa mère.

Une petite moue plissa le visage de rachel. Elle avança d'une voix fielleuse :

— Il a encore un père, que je sache. Quelqu'un pour lui rendre visite et lui tenir compagnie…

Et quel père ! Bon Dieu, ce type a dû oublier qu'il avait un fils sitôt le divorce prononcé.

— À tout le moins, il lui reste des membres de la famille, reprit-elle avec empressement. Tiens : ma mère, par exemple.

— Allons donc ! C'était quand, ta dernière conversation avec cette vieille peau ? Tu sais, un paquet d'années de son écoulées depuis notre mariage. La bique doit être morte aujourd'hui, qui peut l'dire ? Ça expliquerait pourquoi les enfants du village dansent dans les rues.

Ding-Dong, la sorcière est morte ! Quel beau printemps nous aurons ! Ding-Dong…

Cassien avait visé juste. rachel ne se donna pas le mal de répondre ; elle garda ses lèvres exsangues collées et arqua ses sourcils sur une expiration nasale. Il n'avait pourtant pas été question de l'offenser, mais, loin d'attendre une marque d'indulgence, Cassien projetait par ces mots de lui présenter la preuve de la place qu'elle occupait dans la vie de son entourage. Si son premier mari ou sa mère, tous deux d'une nature aussi vile qu'ingrate, n'avaient su apprécier sa présence à sa juste valeur, d'autres encore la réclamaient à cor et à cris pour le seul plaisir de la voir, l'entendre ou respirer près d'elle.

Cette modeste victoire ne survécut qu'une brève seconde. Un éclair de douleur, en la forme d'une aiguille chauffée à blanc, transperça sa tempe. Il ne put retenir un glapissement. rachel s'en montra peu attendrie, mais daigna tout de même intervenir :

— Tu n'as plus d'Oxycorole, n'est-ce pas ?

— J'ai bien peur que non.

Un seul cachet avait roulé dans ma main, un seul. L'ai gobé. Ça faisait mon troisième de la nuit et mon cinquième… non, sixième en 24 heures. Un dernier cachet et mon crâne est à bout. Merde, c'est pas le moment !

— En ce cas, contacte en urgence le docteur. Il te délivrera une ordonnance et tu pourras courir à la pharmacie de garde dans la minute.

— Ferai un rapide crochet par son cabinet après le boulot demain. Sois raisonnable, je vais pas tirer Marquez du lit pour un bête mal de tête. Le pauvre bonhomme a plus important à faire et à penser depuis le décès de sa femme, sans compter qu'il laissera sûrement pas sa gamine seule en pleine nuit.

Le coin gauche de la bouche de rachel se souleva imperceptiblement. Pour peu, cette mimique aurait presque ressemblé à un sourire. Elle ne s'attarda toutefois pas longtemps sur le visage hâve.

— Je comprends… puisque c'est comme ça, il ne te reste que le repos, conclut-elle.

— Pas tant que je peux être avec toi.

— Il faudra bien que ça s'arrête, tôt ou tard. Et que tu me laisses partir. Cassien… ça fait mal, insupportablement, inhumainement, profondément, bien trop mal.

L'air coula au fond de ses poumons par petites gorgées, trop pur pour être aspiré. Cette bouffée laborieuse manqua supprimer la fin de phrase que rachel se forçait à prononcer :

— Tu en es conscient. Je sais que tu le sais.

Le sais. Je t'entends. La voix de Cassien se réduisit à un chuchotement plaintif :

— Oui, mais pas maintenant. Veux profiter de toi.

— « Profiter », qu'est-ce que tu racontes encore ?

— Te sentir avec moi, pour de vrai.

— Tes yeux et tes oreilles te mentent. Et tu crois que tes mains seront plus fiables ?

— Ton amour me manque, Rachel. Tu me manques. Tellement.

rachel émit un geignement, puis répondit d'un ton las et incolore :

— Bababah... Je suppose qu'au final, il n'y a que toi qui puisses décider. Moi… moi, je ne peux que me laisser faire.

Là-dessus, son enveloppe décharnée s'ouvrit sous le feu de la lampe, pareille à une orchidée au soleil ; elle écarta et délia les pétales de ses bras et jambes. Pas une offrande, une abdication. Son corps déchiré par les griffes du malheur se sacrifiait tout entier à qui le désirait encore. Cassien la regarda opérer, songeur.

— Tu es certaine…

— C'est pourtant ce que tu veux, non ?

L'indécision fut de courte durée. Son pouls s'accéléra, sa respiration devint haletante ; au-delà de la peur, au-delà la fièvre qui lui cisaillait muscles et occiput, son être lui commandait de se jeter au cou du plaisir, comme à celui d'une ancienne amante.

— Cassien, viens. Fais ce que tu as à faire. Mon corps est fétide, il a besoin d'être nettoyé. Alors fais-le, si tu penses ainsi pouvoir me sauver.

Sous la toile tendue des draps, il se laissa fondre. Le noir complet, chaud et rance. Il ne fallut que quelques secondes à ses pupilles pour discerner les blanches tiges des mollets, à ses doigts pour tâter leur condition rigide et froide. Évitant d'effleurer les crevasses que les escarres avaient forées dans les tissus compressés, il autorisa ses mains à redécouvrir les contours des muscles noueux, le tranchant des tibias, la bosse proéminente d'une rotule à laquelle était soudé un fémur malingre. Et à l'extrémité, la surface bombée du bosquet génital, dont parfum capiteux et arôme de fleur fanée se disputaient la toison par de longues volutes qu'ils déroulaient, vague après vague, jusqu'au visage du visiteur. Ils en occultaient presque les flaques brunâtres et leurs relents excrémenteux étalés dessous.

La flamme de son désir l'incita à se rouler dans la matière universelle, et par la force à se répandre au creux de cette chair matricielle. Il regretta de n'avoir plus de mains. Cela ne répondait pas à l'ordre primitif de la volupté ; c'était là le rejet de son immanence d'Homme, sa quête insatiable de transcendance, celle prenant racine dans la caverne de l'Autre, d'elle, merveille dans la merveille. Elle, déifiée autant que réifiée ; il la remercia d'être si amoureuse, si malheureuse.

*

J'y suis, m'enfonce dans l'obscurité mouvante. À la porte de l'origine du monde, il se dresse la tête d'un serpent, cylindre nu et gluant. Il me défie, le gardien sournois, sa gueule me tend deux crocs entre lesquels une langue fourchue fouette l'air. Tu crois me faire peur ? Saleté, tu ne m'arrêteras pas ! Armé de ma lance, je me mets en charge. Et d'un coup vigoureux, pourfends le palais, en plein dans sa chair sombre.

Tout le corps de rachel s'est cambré quand je l'ai pénétrée.

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