VIII

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— Le jour se lève.

Cassien appuya cette constatation d'un mouvement de tête vers la fenêtre. Au-dehors, se devinait la pandiculation d'un soleil dardant ses fourches, lesquelles faisaient monter le rose aux joues de l'édifice. Par le volet patiné, ces vagues lumineuses coulèrent leurs teintes flavescentes, flattèrent la surface des draps au fond desquels s'étaient blottis les époux.
Ils regardèrent danser dans la lumière les grains volatils d'une poussière noire d'origine inconnue, qui partirent poursuivre leur danse contre les murs. Chaque atome cendré en rejoignit un autre, et ces agglomérats récompensèrent par de nouvelles veines le réseau ténébreux dont l'appartement se voyait fait prisonnier.

— En effet, souffla rachel. C'est donc la fin imminente de notre nuit.

Ses mots n'étaient que pure vérité, qui pourtant exhorta Cassien à serrer le poing et baisser la tête, les paupières alourdies par les larmes. Son expression évoquait celle d'un enfant turbulent découvrant l'existence de sa propre conscience et du sentiment insécable de culpabilité. rachel s'en aperçut.

— Même les soirs les plus sombres et les jours les plus clairs doivent naître puis mourir.

— Oui… murmura-t-il, retenant un sanglot.

— Économise tes larmes, c'est du gâchis de tristesse. Tu auras tout le temps de me pleurer lorsque je serai partie.

Aucun sarcasme ne corrompait sa voix ; il s'agissait simplement d'une autre évidence qu'elle ne pouvait plus taire, arrivée en bout de cynisme. L'heure approchait, avec elle la fin de ce rêve nébuleux auquel Cassien aurait souhaité se faire l'otage reconnaissant, poignets en avant. Au lieu de quoi, il s'efforça de s'extraire à son lit. La douleur qui lui avait pris le crâne, paralysé ses membres et altéré ses muscles, ne faisait désormais plus figure que d'une malheureuse entrave, trop chétive pour que le malade s'en préoccupât.

— J'ouvre les volets ?

Sur l'assentiment de rachel, il fit pivoter l'espagnolette le long du bois. Dans un affreux grincement, le mécanisme se retira de la butte avant d'ouvrir ses ailes scarifiées sur un splendide horizon. Entre les collines moutonnantes de l'Est, dont les cimes s'égaraient dans les nappes d'une brume d'ambre ancien, pointèrent les rayons du jour libéré du joug de rêves cosmiques. La robe de feu baisa le front de Cassien qui, d'un pas, lui ouvrit le passage jusqu'au corps de rachel. Dans sa nitescence, ce voile fendit l'air pour se fondre sur les angles et les bosses du visage. Pour une seconde, il rendit à la faible femme ses couleurs d'autrefois. La peau se dorait, la chevelure roussissait et lèvres rosissaient. Toute la gratitude que son cœur n'avait jamais su exprimer fleurit dans les mots qui suivirent :

— Je suis heureuse qu'on ait eu le temps de le faire, cette fois-ci.

La tirade encouragea momentanément un sourire attendri à se dessiner sur la bouche de Cassien. Il ne s'y attarda pas, eut à laisser place à un air plus sombre. Devant ce glorieux tableau, l'homme se remémora que le moment était venu.

— Je vais le chercher, déclara-t-il d'un ton cérémoniel.

Cette fois, la traversée du couloir se fit sans encombre : les murs et sols avaient disparu, inhumés sous une couverture organique rose marbrée de longs sillons. Plus de porte où faire halte ni de tapisserie aux tristes lambeaux, mais un immense boyau de chair et un brouillard putride pour paysage, lesquels prenaient leur source dans le puits insondable de ce qui avait autrefois constitué la salle de bain. Dorénavant, arpenter la zone donnait l'impression d'avoir été ingéré et expédié dans les viscères d'une gigantesque bête mourante pour y observer de plus près les marqueurs internes de sa peine. Le mal se faisait sang infecté et bactéries invisibles, odeurs de charogne, fébrilité clinique. Grâce à lui, la créature cultivait son sens de la difformité. Tout y était chaud, humide et asphyxiant ; tout n'était que tissus suppurants et relents pestilentiels ; tout se dilatait puis se rétractait au rythme d'une laborieuse respiration ; tout exsudait l'agonie la plus noire ; tout se délitait dans un souffle guttural et hachuré.
De cette immonde couche, ne se dégageait aucune forme d'hostilité, rien qui eut souhaité conquérir le visiteur ni s'accrocher à ses mollets et l'entrainer dans les moites profondeurs de ses organes. Sans doute étaient-ce là les auspices de la reddition d´un monstre jadis invulnérable, exprimée par le langage malade de son corps. Un langage au rythme lent, binaire :

Bou-boum…

Bou-boum…

*

Bou-boum…

Ça chante.

Chant d'un cœur à l'activité électrique ralentie, fatigué. Moins de cinquante battements minute ; un écho grave en deux temps roulé sur les murs, comme expulsé du fond d'une caverne. Ou d'une gorge. Trente battements minute ; le cœur faiblit, empoisonné. Il pourrit de l'intérieur. Il suinte. Il va mourir.

C'est ici que je l'ai vue. Accrochée à sa porte qui n'existait même plus (elle avait été avalée par les tissus rayés de noir). Là où Samuel aurait dû grandir et connaître tout ce qu'il y a à savoir sur l'amour, et de cet amour se nourrir et grandir encore plus, il restait seulement une brèche. Une brèche, mon Dieu. Une grosse plaie purulente. Et dans cette plaie, une grappe de nucléoles avait poussée. Ça faisait un gros tas de globes rouges-violets qui palpitaient en même temps, comme des raisins murs. Des raisins qui respirent. Sur chaque battement, ils se développaient pour mieux se diviser. Ils étendaient leur empire bulbeux. De vrais métastases.

Bou-boum…
Sous leur membrane transparente, ai aperçu l'empreinte d'une main. L'être en pleine incubation, il y flottait, avalant avec difficulté la gelée vivante sécrétée par sa cellule. Pas mort, pas en vie non-plus. Était le spécimen dans son bocal de formol, ses yeux en boutons, ses traits dilués dans le liquide jaunâtre qui le baignait.

Un spécimen… mon tout petit. Son crâne nu. Sa peau translucide. Ses bras tout maigres, tout flagada, comme si ses os avaient été dissous. Son corps avait la taille de ses cinq ans, mais les tiges flasques qui le terminaient rappelaient ceux d'un bébé, des tubes flexibles aux angles lisses. Transformé avec la maison. Par la maison. Elle le transmutait en une masse gélatineuse hybride, une sorte de têtard géant, gris et gluant, auquel un dieu barjot aurait greffé des morceaux étrangers.

Mon petit déformé se frotte à la paroi, confiné au chaud dans sa bulle, mais je l’entends chuchoter de partout dans l’immensité du boyau : Pourquoi tu t’éloignes de moi ?

Où est mon corps ? De tombe, je n’en ai pas.

Tu sais, j’ai eu froid.

J’ai eu mal, papa…

Elle a besoin de moi.

Pardon Samuel. Ne sois pas fâché sur moi, s’il te plait. Tu dois comprendre…

Ne me fuis pas

Ça ne pourra pas se faire tout de suite.

Quoi que tu fasses

je resterai sous ton toit.

Pas maintenant. Mais bientôt. Oui, bientôt, mon tout petit.

J’ai peur, papa.

Moi aussi.

*

Cassien avança sans un regard en arrière. Il chassa la nuée de mouches vagabondes butinant la sueur de ses joues, remonta l'abominable tuyau d'un bout à l'autre, jusqu'à son extrémité nichée dans les ténèbres. Au fond de ce qui restait de son corridor, il dénicha un accès desservant ce qui aurait dû être la cuisine : un trou aux bords dentelés, en apparence assez large et élastique pour y engouffrer son mètre quatre-vingt-dix et ses quatre-vingt-cinq kilos. La manœuvre ne présenta pas grande embûche, et en une fraction de secondes poisseuses, Cassien contemplait, droit debout, le nouveau visage de la pièce.

Hormis les arêtes et angles victimes d'un vigoureux polissage, le reste de la cuisine n'avait, pareille à la chambre conjugale, connu que peu de transformations. L'essentiel de sa mutation résidait dans ces imperturbables artères noires qui, aux côtés des anciennes fissures, cisaillaient les murs de toiles arachnéennes, interrompues par plusieurs trous de même envergure. Ces trous, ils firent renaître en Cassien le souvenir d'une brûlure contre ses phalanges ; la sensation de son poing pénétrant le plâtre, le bois et les câbles électriques jusqu'au salon voisin. Son poing qui avait frappé, frappé et frappé encore, qui sans retenue s'était abattu dans la structure poudreuse commandé par un ardent désir de détruire ce qui l'entourait, faute de pouvoir le sauver… Y'avait plus rien à préserver, rien à démolir. Les ouvriers se sont tirés… De tout écraser… Non, les ai chassés sans leur donner une explication. Juste beuglé pour qu'ils se cassent… De tout supprimer. … et les deux appartements croupissent dans leur merde depuis plusieurs mois.

Véritables miraculés, les meubles attendaient à leurs justes places, impassibles ; de la cuisinière à la table en formica, en passant par les placards muraux qu'il n'avait plus eu la force d'arracher. Jusqu'aux couverts d'inox et d'argent surmontés du sceau apoïde d'une grande coutellerie française ; jusqu'à la porcelaine peinte de la main de Rachel, tasse à thé de couleur écrue bordée d'un fin liseré doré et sa soucoupe analogue. Rachel affectionnait particulièrement cette création. Une belle et fine pièce, agrémentée d'une touche soulignant l'espièglerie de sa créatrice : lorsque l'on dégageait la tasse de son support, un petit lapin rondouillard attifé d'un veston et coiffé d'un haut-de-forme nous saluait depuis le centre de la soucoupe. « Bien le bonjour Rachel ! Bien le bonjour Cassien ! » Grâce à lui, la journée connaissait un tendre début ou une meilleure fin. « Bonjour Jeannot ! »

Cassien suivit de l'index la courbure sophistiquée de la hanse, dessina le S froid et lisse de sa forme presque sensuelle. Cette tasse, c'était tout un symbole. Il l'avait apportée à Rachel chaque fois qu'elle avait eu à essuyer un nouvel échec de conception. « Regarde Jeannot, il te dit bonjour. » Il en avait été de même le jour du placement de Zaccaï à Beth Y****. De même encore le soir de la disparition de Samuel. Puis encore, le premier soir où elle l'avait imploré de la laisser de s'en aller.

Il se saisit de la vaisselle et, une nouvelle fois, la transporta jusqu'à la chambre. Dans la tasse : un thé fumant aux reflets mordorés. Il clapotait sans bruit. À sa surface translucide se formaient de petites vagues, venant lécher les parois de porcelaine. Sur chaque frémissement, le liquide parfumait les lieux d'un puissant arôme d'amande amère, plus incisif que l'éternel remugle s'accaparant l'air ambiant.

La tasse entre les mains, rachel huma cette fragrance amicale.

— Je te remercie.

Cassien y répondit par un demi-sourire. Il avait tremblé en lui tendant le récipient, et cette nervosité n'était pas résolue à s'essouffler. N'y tenant plus, il l'interrogea :

— Est-ce que c'est douloureux ?

L'arc du bord de la tasse s'immobilisa, figé à quelques centimètres de la bouche de rachel. Le thé tangua un peu sur la droite, un peu sur la gauche, avant de s'apaiser et de reformer un cercle parfait.

— Je ne peux te répondre que ce que tu penses devoir entendre. Si tu crois que ça ne l'est pas, je ne souffrirai pas. Tu n'as même pas à prendre les fois précédentes pour références.

Si cette explication ne fut pas pour le rasséréner, il n'intervint pas, resta sans bruit assis près d'elle, à la regarder immerger sa lèvre supérieure dans le minuscule étang sans impureté ni couleur qui se rida d'une lente procession de cercles concentriques. Un frisson parcourut le dos de Cassien lorsqu'il vit un quart du liquide disparaître entre les dents. La réaction de rachel ne révéla aucune souffrance, à première vue. Le thé trouva sa gorge, la traversa sans protester sur l'impulsion des muscles sterno-hyoïdiens qui s'élevèrent et s'affaissèrent nonchalamment. Cassien surprit, sous le calque de la gorge, le larynx monter puis descendre. rachel pinça ses fines lèvres, attendit un instant, les yeux dans le vague. Sa poitrine encaissa un spasme qui se mua en toussotement, puis en raclement de gorge discret.
L'effet fut immédiat mais d'une étrange docilité, lui permettant même d'adresser de réconfortantes paroles : « Tout se passe comme prévu. » Ces mots prononcés, un visqueux filet noir gicla de sa bouche pour se répandre en traînée obscure sur son menton. Il formait un abominable contraste avec ses joues pâles.

— Ça brûle, soupira-t-elle.

Sans frémir, elle leva à nouveau la tasse, et la décoction bordée d'or rejoignit les sombres fluides. Elle avala le tout à grandes goulées, n'autorisa pas même une moue de dégoût à perturber ses traits. Ce mouvement se répéta, gorgée après gorgée, jusqu'à ce que la tasse n'eût plus rien à bercer.

— Et maintenant ? demanda Cassien.

Par un élégant jeu de doigts, rachel retira les derniers filaments noirs du bas de son visage. Ils n'étaient que pellicule poussiéreuse que l'on souffle plus qu'on ne les ôte, insignifiants, passagers.

— Maintenant tu vas fermer les yeux et attendre que notre nuit disparaisse pour de bon. Le reste ne dépendra plus que de toi.

Lui ai dit que j'étais d'accord, lui ai juré que je ne pleurerai pas…

— Et tu ne le feras pas, compléta-t-elle pour lui.

Non, il tiendrait bon, pour elle. Pour elle sarcler son chagrin, même si son cœur broussailleux la pleurait encore trop : la plus rationnelle des réactions à adopter, si tant est que ce mot, cette rationalité, contînt encore un quelconque sens, quand tous les autres s'effondraient.
Résigné, mais il se permit tout de même de lui présenter une pudibonde requête :

— Peux poser ma tête sur ton épaule ?

Elle l'y invita d'un signe de la main. Il lova sa tempe dans le creux de son omoplate, à la jonction entre le trapèze et l'épaule. Position peu commode, mais grâce à elle put-il sentir, sous le mince épiderme, courir l'afflux sanguin à l'arrêt, le cœur mort battre à son oreille.

Les yeux clos, Cassien lui confia son plus grand doute :

— J'ai encore échoué ?

— Pas pour le moment, mais tu le sauras bien assez tôt.

Il ne s'écoula qu'une poignée de minutes, un moment suspendu au cours duquel ils attendirent baignés dans l'ondée pourpre de l'aube, que seul l'un d'entre eux aurait la chance de voir s'épanouir en jour vigoureux. La voix de rachel, plus douce, plus faible à chaque seconde, accompagnait l'éveil du maître des cieux.

— Je les vois, ils sont à nos portes…

Un soupir sans air.

— … les centaines de soleils, les milliers de dieux… Ils viennent pour moi.

Cassien préféra garder ses paupières baissées. Ainsi, il se laissa consoler par le murmure de ses derniers mots :

— Pour m'évader enfin.

Sous sa tête, il perçut la corrosion de l'épiderme consumé dans la lumière. Vint le tour de la chair malade, que l'aurore emporta comme le vent avec un bouquet de pollens ; et les os, rendus à la poussière astrale à laquelle ils appartenaient. Bien vite, ne resta contre sa joue que la morne caresse d'un parfum d'amande.

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