IX

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Rien ne voletait plus.

Rien sinon son œil

Ainsi qu’un vieux rêve…

*

Rachel ?

Ai relevé les paupières, encouragé par l'apparition aveuglante du soleil. Il brûle la rétine. Sa lumière avait éclipsé l'éclairage du plafonnier et recouvrait la chambre de sa blancheur de fantôme. Une pièce à moitié vide où je vagabondais. Étais la moitié pleine.

Au clocher de l'église, six heures sonnaient déjà. Terminé, la nuit passéeSur mes joues, le sel de mes vieilles larmes a craquelé. En ai viré la trace, puis me suis levé et immobilisé sur le parquet. Corps raide, il tanguait comme un pendule. Machinalement, j'ai fait glisser mes yeux sur nos murs et breloques sans les voir vraiment. Dans mon esprit : une obsession. C'était son nom voleur, il avait pris mes mots. Et sous le plafond (il avait l'air tellement haut) son nom décrivait des cercles. L'entendais se répéter et se répéter et répéter. Se lassait jamais. Dans cette pièce, je trouvais son nom, aucun signe de sa présence, pas l'ombre d'un parfum ni l'ombre d'une ombre.

Rachel ?

Restait encore un filet d'air pour amener à mes narines le souvenir de la puanteur. Le génie des vents pervers. Dans un état à demi-conscient, en ai remonté le fil. Somnambule, naufragé. Ai traversé la chambre à pas mécaniques, me suis engouffré dans le couloir. Mes bottes claquaient contre les dalles, et les dalles me répondaient avec leur propre clac. C'est tout. Cette fois, rien d'autre n'a jugé utile de me faire signe, mesquin mépris. Tout me fuyait, chassé par le matin. Comme si l'ensemble de mes rêves, mes idéaux et mes illusions avaient terminé leur représentation, s'étaient animés devant moi pour la dernière fois, juste parce que la nuit le réclamait. Ils avaient dansé, Rachel, sous les spots d'une lune assez généreuse pour nous accorder un sursis. Une place sur Terre, dans l'intimité d'une mansarde agonisante, avec un pauvre officier pour spectateur. À présent, y'a plus de lune, et la mansarde pleure toute seule la décomposition de son joli corps. Dans le soleil, elle voit comme elle est laide.

Rachel ?

L'odeur s'est renforcée alors que je me rapprochais de la salle de bain. Quand j'en ai atteint l'entrée, ça a fait bam ! contre mon torse et ma joue. Une grosse claque, violente, celle qui stoppe net le pas. Pas de main, pas d'objet. Percuté par une onde. Ça a été une vague nauséabonde à laquelle la puissance des odeurs semblait donner du corps. Les odeurs, elles se matérialisaient. Condensées, elles ont coulé sur le sol et les murs, soudain se sont réunies en une marée noire. Nappe de pétrole brut, elle se répandait sur les carreaux, s'épaississant, et en deux secondes a rempli toute la pièce. Voyais même plus le plafond. Pas le temps de reculer : la vague s'est dressée, a jeté son ombre sur mon corps, puis s'est abattue sur moi de tout son poids. Enseveli. Emporté vers le fond, noyé comme un chat qu'on jette dans le lac. L'eau, c'est vicieux, ça s'arrête pas, ça glisse partout, trop rapide pour la suivre, trouve toujours un chemin, celui de mes orifices, derrière mes paupières, entre mes dents, au creux des narines, des ongles, à la racine des cheveux, est alors passée sous ma peau, à l'intérieur de moi, à l'intérieur… De l'aide, par pitié ! … Y a craché sa liqueur. En moi, ça suppurait grumeleux.

Ça me tenait. Ça faisait de moi son hôte.

L'appartement me ressent comme le ver qui lui démange les boyaux, qu'il doit absorber sans attendre. Lui appartiens. Lentement j'entre en lui. Je fusionne, deviens une part de lui. Je suis lui. Le sol se soulève, se dérobe, et moi avec. Le monstre s'auto-dévore.

Tenaillé de partout, je suffoquais. La matière obscure me boutonnait les muscles, pénétrait mes poumons, bouchait ma trachée et mes bronches. Me colmatais, imperméable à l'air. Alors que mes cils englués ne laissaient plus filtrer grand-chose, j'ai réussi à envoyer mon regard au plus loin, dans la source. À moins d'un mètre de moi, dans le coffrage de la baignoire, il saignait à gros flots. De la moindre brèche surgissait la boue, entre les carreaux rosés, par les sutures de silicone que je m'étais appliqué à tracer. La marée faisait sa voie de la plus petite faille et par une pression phénoménale perçait d'autres trous par lesquels s'échapper. Toute la structure vibrait sous l'insistance de ce monstre pâteux. La baignoire… Suis resté immobile à contempler son corps de porcelaine céder. Tomber. Morceau par morceau. Et toujours vomir ses torrents de boue.

Puis a retenti le craquement final. Malgré ses efforts, le coffrage a fini par fatiguer. S'est lézardé, ensuite éboulé, puzzle éclaté. Un carreau après l'autre, il est venu nourrir le monstre.

Rachel !

Ventre à terre, écrasé. Se battre, ça n'avait plus beaucoup de sens. Avais déjà perdu, je le savais, me ferai avaler dans peu de temps. Pouvais seulement regarder, peut-être toucher un peu, tâter la nature du cauchemar de chair liquide dans lequel je m'embourbais. Au moins, je saurais, et c'était toujours ça de pris. Il me voulait ? Qu'il me prenne, je ne lutterai plus.

Il me voulait, et soudain j'ai réalisé que j'avais mieux pour lui.

Ai tenté le tout pour le tout : ai rassemblé mes dernières forces pour me détourner de la source et tracter mon corps jusqu'à la chambre, la petite. Le coeur du monstre, la matrice effroyable, elle était pas contente de me voir m'éloigner. Elle m'appelait, et j'ai continué à brasser et brasser la boue noire, droit devant, sans visibilité. Très difficile. J'avais plus que mes mains pour me garantir encore le succès de mes tentatives. Pour mes jambes, c'était foutu : semelles et vêtements dérapaient lamentablement, mangés par la tourbe. Ils étaient déjà à elle. Restaient donc mes fidèles paluches, et je leur faisais confiance. Mais au contact du sol, ma peau tout d'un coup s'est mise à pétiller. Elle éclatait aux extrémités puis se rétractait le long de l'os, enroulée sur elle-même. Non… Mes mains ! Seigneur, mes pauvres mains ! Mes doigts m'ont évoqué des fils électriques échappés de leur gaine. La boue attaquait l'épiderme puis viciait le sang dès que les artères se retrouvaient à nue. Bon Dieu, que ça fait mal. Tout entier je me décomposais. Me liquéfiais, pareil qu'une bougie de peau et de sang oubliée près d'un four. Mes tissus, mes vaisseaux, ma viande ramollie, il ne macérait plus en moi que la fange dont j'avais dû me gorger. À l'intérieur, je sentais la dissolution progressive de mes organes, chacun se flétrissant dans un bain d'acide. Mon cœur s'essoufflait à pomper la vase acheminée par mon système circulatoire. La sensation d'étouffement m'a foudroyé, et sur mon esprit la peur a gravé mon avenir comme on gravait autrefois une prophétie : bientôt, je me réduirai à une conscience désintégrée, dans les tripes d'un monstre.

L'avènement de cette fin m'a arraché un hurlement. Un douloureux effort, et j'ai jeté mes bras en avant. C'est là que je l'ai senti, son minuscule corps chaud et rond sous mes os.

Je l'ai attrapé et me suis rendu à la bête.

Rachel… Rachel…

Ai trainé ma vieille carcasse et me suis introduit dans la brèche, dans le coffrage de la baignoire. Au fond, il pendait le ventre bombé de la cuve, et en-dessous le sol s'ouvrait sur un second monde obscur et effrayant. Un vide gluant empestant l'humidité, comme couvert d'un miel tourné. Ai plongé dedans, petit chat sombre, sombre, sombre, déteste les poissons qui l’entraînent vers le fond.

Un arc lumineux enveloppait les entrailles boursoufflées de la bête. Y'avait pas de percée, pas d'ouverture sur le jour. Les ténèbres accouchaient de leur propre lumière. Ce qu'il restait de la tuyauterie avait perdu sa forme originale. Plus qu'un nœud de tubes poreux et souples emmêlés au hasard, genre de vascularité terrifiante conçue pour alimenter le nouveau maître des lieux. Ça m'a paru immense, devant mon moi diminué, et je le contemplais, tout petit, le sinistre cœur de la créature. Plantés entre les câbles de ce réseau démentiel, ai vu des tiges plus claires. Des os soudés entre eux par ce que j'ai identifié comme des toiles de tissus adipeux séchés. Presque un squelette entier, y'avait même un crâne. Il ricanait de sa dizaine de dents nues, alors que le trou de sa gorge déversait ses odeurs pestilentielles, des nappes de fumées dansantes. Et sur leurs courbes sinueuses, il flottait un murmure, proche d'un chant funèbre. Une lamentation cueillie entre les décombres d'un cœur froid. Cette lamentation m'a léché l'oreille : « Me laisser partir… Me laisser partir… »

Ai tendu ce qui restait de mes mains, ce collage grotesque d'osselets, face au crâne, et lui ai montré ce que je portais. Regarde ! Tenu bon, jamais lâché. Oui, j'étais terrassé par l'horreur, mais ai tout de même forcé la tête sans visage à regarder. Y'avait plus que ça qui comptait à présent, y'avait rien d'autre. Moi, je n'ai plus rien, même plus ma peau. Plus rien, entendez-vous ? Entends-tu, toi ?

RachelRachelRachelRachelRachelRachel…

Mais je l'avais lui. IL EST POUR TOI ! PRENDS-LE !

Dans les orbites vides, la substance a remué. Remontant à la surface, de petites cloques m'ont éclaté au nez, mais mon regard brisé refusait de quitter l'architecte de mes rêves et mes peurs. « Me laisser partir » … C'est alors que… Oh ! est-ce que tu pourras me le pardonner ? Parce qu'alors j'ai balbutié ma réponse. Elle était la seule parole que ma bouche écorchée acceptait de formuler.

À travers ma douleur, je t'ai dit non.

Me suis excusé, peut-être un peu trop pour y croire vraiment ou pour paraître crédible. Pardonne-moi, et prends-le, il est pour toi. Il est à toi.

Ai continué comme ça jusqu'à ce que le dépeçage de mes cordes vocales m'oblige à me taire. Tu voulais plus m'entendre, hein ? Trop déçue, ça s'comprend, je le suis aussi.


Les secondes se sont écoulées, puis l'épuisement m'a vaincu. Anéanti. Mes mains sont devenues plus légères, je ne les sentais quasi plus. Allongé sur le flanc, les yeux dans le vide, dans le noir qui bouge et qui brûle. Contre ta dépouille, mon amour, j'ai étendu mon corps calciné, mes mains vides. Ce feu, ça me piquait et ça collait à ma chair putride. Le poison avait envahi mon système nerveux. Sous peu, mon cerveau deviendrait bouillie que la matière noire avalerait, et avec lui mon esprit, mâchouillé par les centaines de dents. Les vois pas, mais les sens tout près. Sous peu, le règne des ténèbres et le sommeil.

Je pars, vais sombrer dans l'abîme auquel j'avais un jour cru échapper.

L’abîme, il est féroce.

Un peu comme le Diable : il

peut

pas

attend

re…

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