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Personne ne lui avait jamais appris ; la patience n'était pas son fort.

Usant ses bottes dans une ronde incessante, devant la salle d'interrogatoire, Paul Maillou s'employait à entretenir l'illusion, celle d'étourdir quelque trublion invisible le talonnant. En fait de fantastique importun, hantait l'officier la perspective d'une confrontation, au demeurant désagréable, qu'il lui faudrait pourtant dominer. Ce n'était un secret pour personne : la garde à vue s'annonçait rude. Il aurait à faire étalage d'une conviction et d'un sang-froid à l'épreuve des balles s'il souhaitait faire flancher le scélérat dans le temps imparti. Un avocat pour l'interrompre toutes les trois minutes ? Maillou récusait cette éventualité, qui lui déclenchait des envies de langues coupées. Ténor du barreau ou commis d'office fraichement diplômé, n'importe quel intervenant extérieur devait se regarder comme une entrave au bon déroulement de l'enquête. La brigade avait à agir vite, et lui le premier.

Qui plus est, Paul, fin limier, flairait la tromperie, celle de la passivité de l'individu. Elle n'assurait en rien la capitulation. Dans l'air confiné du sous-sol planait sa pleine et entière conviction : l'interrogatoire allait trainer en longueur sans que rien de probant n'en ressorte. Les taiseux ne formaient pas la majorité, mais ils étaient bien les pires. Son avocat en profitera pour lui monter une jolie histoire à débiter aux jurés, à faire pleurer dans les chaumières, et tout ce fichu boulot aura servi à que dalle. Merde, il va quand même pas s'en tirer à si bon compte ! pesta intérieurement Maillou. Les allers et venues s'accélérèrent, les ruminations insonores avec.

Énigme tortueuse dans une coquille d'acier, cette affaire le dépassait de loin. Bien que ses cinq années d'expériences eussent été riches en enseignements, elles ne lui avaient suffi à égaler ni la ténacité ni l'assurance de son supérieur. De la poigne, des nerfs d'acier et de l'aplomb, voilà ce que commandait cas aussi sensible. Voilà ce que le chef de brigade Lacombe maitrisait comme un acteur maîtrise son personnage. Lacombe… il n'était pas aux commandes pour rien. S'il était vain de vouloir imiter ses ethos et pathos, faculté tout bonnement inatteignable, Maillou pouvait toujours reprendre à son profit dans les grandes lignes les principes directeurs permettant au brigadier de régenter scène et comédiens. Versatilité. Audace. Au moins deux coups d'avance. Et beaucoup de mots, quels qu'ils fussent. Toujours avoir le dernier mot.

Il se concentra sur cette idée.

Égaré dans les méandres souterrains du commissariat, à distancer sa nervosité dans le tourbillon de ses pieds sur le sol lustré, il acheva la composition du grand rôle qu'il était sur le point d'endosser à son tour, mais pour le costume duquel il doutait d'avoir les épaules requises. Trop étroites, un peu maigres. D'épaules, son adversaire en possédait de beaucoup plus larges. Plus tu hésites, plus tu perds du temps, et c'est tout ce que t'essaies d'éviter, imbécile. Le temps file ! Allez, ressaisis-toi ! C'est toi qui as l'avantage, vu ? Alors, montre-lui ! Face à la porte, il raidit son corps et réajusta son képi. D'une main, il poussa le rabat, puis, par une large enjambée, franchit le seuil et partit se poster. Derrière la table, debout, à la place d'honneur. Pas un regard à destination de son interlocuteur. Dans un claquement sourd qui résonna à travers la salle, le sous-brigadier plaqua sur le rectangle de mélaminé une pile de feuilles qu'il parcourut frénétiquement, insistant sur chaque page où son doigt vint à s'accrocher. Tout un chacun put inférer qu'il s'apprêtait à extraire de l'épais dossier un quelconque document qui eût mis le suspect en porte-à-faux ; photographie ou témoignage, un élément propre à le déstabiliser, voire à l'inciter à avouer. La pièce escomptée ne vint jamais. En place du magistral coup de théâtre tant attendu, Paul fit retomber le chaotique monceau de papier. Sa voix se fit lugubre quand il s'adressa à l'interpelé :

— Alors… homicide volontaire sur conjoint. Crime aggravé, ça va chercher jusqu'à la perpétuité, ça.

Le suspect ne répondit pas.

— Pas très loquace. Ça peut se comprendre, il n'y a pas de quoi être fier après tout, et puis pourquoi prendre la parole en sachant pertinemment que votre compte est bon ? Je ne suis pas là pour récupérer vos aveux ni votre confession, de toute façon.

À travers la frange de ses cils, il considéra la pantomime de l'homme. Si la plupart des incriminés trahissent leur nervosité par des discours décousus à l'artificialité manifeste, mais surtout d'irrésistibles mouvements (doigts entremêlés, ongles pianotant, cuticules grattées ou mangées au sang), celui-ci affichait un calme désarçonnant. Ses lourdes mains velues disposaient de toutes leurs cuticules intactes, elles reposaient devant lui, les doigts parallèles et les paumes aplaties sur le bureau. Des mains larges, colossales, monstrueuses pattes flanquées chacune de cinq doigts aux allures de rondins de bois. N'avaient-elles été menottées, elles auraient encerclé puis brisé le cou du chétif agent comme une branche sèche.

À ce crac inexistant et pourtant si perceptible, Maillou sentit les courts cheveux de sa nuque s'hérisser à la manière des piquants d'un porc-épic. Il gagea ne pas dévoiler son trouble :

— On a vos empreintes, votre ADN ; on a l'arme, le mode opératoire et les informations nécessaires quant aux circonstances du meurtre. Tout vous accable et les faits ne sont pas anodins, pas anodins du tout. Mieux vaut coopérer. J'en demande pas tant que ça, ce que je veux savoir c'est le pourquoi. Qu'est-ce que votre femme avait bien pu vous faire pour que ça finisse comme ça ?

Un nouveau silence, et pas un moindre frisson sur les placides phalanges. Peut-être lui fallait-il changer d'angle d'attaque, se montrer versatile.

— Vous en avez eu assez ? Elle vous menait la vie dure ? Eh, beaucoup d'épouses sont casse-pied, ce ne serait pas surprenant.

Pas plus de réaction.

— Enfin quoi, c'est vrai, dans le fond, je peux tout à fait entendre ça, concéda-t-il avec une maladroite nonchalance. Tenez, prenez par exemple mon petit-ami… je sais, je sais, mais quoi qu'on en pense, c'est la même galère, je vous assure : Dieu sait combien je l'aime, hein, mais, pardon, ce gars peut devenir une sacrée mégère quand il s'en donne la peine. Pire que la pire des garces. Ceci dit, l'idée de lui fendre le crâne m'est jamais venue. Une bonne claque, oui, passe encore…

Sueur aux tempes, Paul observa un temps-mort, en l'attente d'une réponse susceptible de provoquer soit la sympathie du suspect, soit son indignation. Toute ouverture était bonne à prendre.

Le silence demeura. Qu'est-ce qu'il attend pour ouvrir sa foutue bouche ?

— Je fais fausse route ? C'était la pluie de poissons, c'est ça ? Elle vous a tourné la tête, et votre acte n'aurait donc rien de volontaire ? Il s'agirait d'une pulsion incontrôlable en réaction à un évènement bouleversant…

Dis quelque chose ! Parle !

— Ou alors une putain de crise de somnambulisme ?

Plus les secondes s'écoulaient, plus les pupilles de Maillou s'agitaient, bondissaient d'un coin à l'autre de la table, avec une férocité noire sondaient l'individu du sommet de son crâne à la lame de ses ongles en quête d'un signe. Un frémissement, une perle de transpiration, une ride, un souffle. Une lueur d'effroi là, dans l'œil. Juste un signe, un signe, un pauvre, un banal signe…

— Eh bien quoi ? Quoi, bon sang ? Tu vas répondre !

Le poing tomba sur la toile synthétique. Elle émit un bref crissement indigné dont Maillou ne se préoccupa pas, trop absorbé par la fureur que lui inspirait le personnage, ce méprisable individu aux vêtements encore rougis du sang de feue sa malheureuse femme.

— Réponds ! C'est un ordre : réponds !

— On se calme, mon p'tit Paul !

La puissante voix du chef de brigade fit grelotter les montants métalliques de la table, provoquant l'effondrement de la tour de feuilles. Même le coup de Maillou n'y était pas parvenu. Déconcerté, Paul fixa son regard sur la mer grise et blanche qui engloutissait les pieds de sa chaise. Il décoda ces mots perdus, ce vaste gâchis de temps, avant de hisser ses yeux vers le visage charpenté de son supérieur.

— Je ne comprends pas comment j'ai pu m'emporter comme ça ! Un tel manque de professionnalisme, c'est intolérable !

Le même discours depuis des heures, sa redondance finissait par agacer. Paul n'en déviait pas et s'auto-flagellait à s'en tirer des larmes de sang, avachi sur son bureau personnel, la tête enfoncée dans le revêtement verni. Entre ses doigts, un gobelet de plastique, qui un peu plus tôt s'était trempé d'un café de mauvaise facture, se devait désormais d'encaisser sa frustration, alors se racornir dans un concert de craquements plaintifs.

— Des jours sans dormir, ça finit par porter sur les nerfs. Et maintenant, ce maboul qui te fait le coup du muet obstiné : évidemment que t'as perdu ton sang-froid. Tout le monde l'aurait fait ! Allez, sois pas si dur avec toi-même, c'est juste un jour sans. Y'en a des fois.

La remarque parvint à décrocher un soupir approbateur à Maillou. Se décrispèrent son visage et ses poings, il affichait à présent une expression empreinte de résignation, sinon d'un certain soulagement. Lorsqu'il reprit la parole, ses inflexions se firent plus douces et ses mots plus réfléchis :

— Merci chef. Désolé que vous ayez dû vous en charger à ma place. Je sais que vous avez déjà trop de dossiers à traiter.

De sa lourde main, Lacombe le gratifia de son inénarrable accolade paternelle, avant d'affirmer dans un sourire :

— Comme tout un chacun ici, mais soyons francs : c'est pas comme si on n'avait pas l'habitude de crouler sous le boulot. Rends-toi compte, depuis peu on a abattu plus de travail que n'en voit passer un policier lambda au cours d'une année de service, et ça sans l'aide de la PJ. Des affaires plus nombreuses mais aussi plus complexes, même si la plupart devraient être rapidement bouclées. Putain, si c'est pas nous les meilleurs ! Enfin, remercions tout de même le ciel de pas vivre dans une série policière américaine, et que les suspects portent leur culpabilité sur leurs mains crasseuses.

Paul acquiesça d'un air entendu :

— Comme vous dîtes, mais j'espère que le rythme finira quand même par ralentir. Dans le cas contraire, je vais me faire des cheveux blancs avant de souffler mes trente-deux bougies…

Il balança, laissa ses prunelles errer au creux des rainures striant le teck du bureau de style Knoll. Moche, dans l'air du temps. Sa tête s'inclina lorsqu'il ajouta sur le ton de la confession :

— Et puis, pour tout vous avouer, Augustin n'aime pas que je passe autant de nuits et de matinées au poste. Il sait que le travail peut être exigeant, encore plus aujourd'hui, et même s'il est lui aussi récemment très pris par sa formation et sa recherche de tutorat, je doute qu'il parvienne à supporter indéfiniment les contraintes de la profession. Mais je peux pas lui en vouloir, au fond, j'aurais moi-même du mal à partager mon quotidien avec un keuf.

— Attends un peu… J'avais cru comprendre que vous viviez pas ensemble… ?

— C'est pas le cas, mais on a d'un commun accord décidé de consacrer nos soirées et week-ends l'un à l'autre. Alors je souhaiterais m'économiser quelques nuits, histoire de renouer avec ma vie privée. Vous me comprenez ? J'imagine que c'est pareil pour vous et votre épouse, n'est-ce pas chef ?

— Tout à fait ça, mon p'tit Paul, tout à fait ça. Écoute : réfléchis à tes prochains congés et vois avec le service administratif ce qui arrangerait tout le monde. S'ils commencent à râler, insiste, te laisse pas malmener par ces sales bureaucrates, dis-leur que c'est ton supérieur qui l'ordonne. Surtout culpabilise pas, un agent de mauvais poil et crevé peut pas remplir sa mission de façon satisfaisante. C'est ton devoir de prendre un peu de repos et de nous revenir frais et dispos pour le service, tu m'entends ?

Dans l'esprit du jeune Maillou, défilèrent les images de fantasmagoriques vacances en la compagnie d'Augustin. Il y décela le soleil chatoyant de Lacanau, l'océan miroitant, les plages de sable fin et les nuits débridées arrosées de gin et de musique électronique. Augustin n'aimait ni la fête, ni la plage, ni le soleil, ni même les gens ; mais il aimait faire plaisir à Paul. Et Paul avait besoin de plaisir. Il s'enfonça plus loin dans le souvenir, pour en faire remonter à fleur de peau l'arôme des lèvres partenaires, quand les amants avaient regagné leur alcôve, ivres de joie, de passion et d'alcool blanc ; le frisson sur son échine au contact d´un torse enfiévré, jusqu'à la volupté qui avait pilonné son corps à chaque coup de rein porté à son coccyx.

Le rouge aux joues, il borna sa réponse à un vague murmure :

— Entendu. Ce sera fait au plus tôt.

— J’aime mieux ça.

Voyant le supérieur tourner les talons, Paul révoqua ses fantasmes cramoisis pour le retenir in extremis :

— Une seconde, chef ! J’allais oublier de vous dire : le légiste a appelé ce matin.

Cassien fit volteface, désarçonné :

— Un problème ?

— Plutôt oui. Il lui manque un corps. Disparu comme ça, à l’écouter.

— Sans déconner, ben nous v’la bien… Lequel c’est ?

— Attendez, j’ai noté ça pas loin…

Le nez pointé sur sa table, Maillou farfouilla dans un éventail de post-it.

— Numéro 36-2, lut-il tout haut, c’est le dossier « Polic ».

— Le père ?

Une déglutition sonore dégagea la voie à la réponse du sous-brigadier :

—Non, le fils.

*

Vingt heures, fin de la journée de travail. Sans doute plus tôt qu'à l'ordinaire, mais cela, il ne l'aurait juré. S'il lui était impossible de se remémorer les détails de ses jours précédents au sein de la brigade, il pouvait toujours se fier aux signaux d'alerte émis par son corps, et ces derniers soulignaient un état de fatigue alarmant. Eux, ils étaient encore fiables, ils ne mentaient pas. Trop d’heures passées les yeux écarquillés, trop de nuits frappées d'insomnie.

Ce même jour, il était arrivé relativement tard au commissariat ; sur les coups de sept heures trente, peut-être sept heures quinze, pas avant. Pour ce qui concernait sa matinée à son domicile : le néant. Pas plus de souvenir de son départ du numéro 12 rue du Berceau que de son cheminement à travers les allées pavées du village. Ce brouillard mystique, emprisonnant les urbains et leurs terres dans un inquiétant décor de film noir, avait infiltré son esprit pour y flouter ses pensées, un calque incolore. Il lui fragmentait la mémoire, et lui se dispersait en autant de morceaux blancs, chaque morceau incorporé tant bien que mal dans un lieu, dans un rôle, dans une routine, dans un quotidien dont il avait fini par mettre en cause la sincérité.

Alors, à la nuit tombée, Cassien battit la semelle, marcha droit devant, la tête légère mais le pas martial, comme la veille et le jour d'avant, et celui d'avant. Dépassa l'église, suivit la légion de dalles jusqu'à son quartier, sa rue, puis son immeuble. Il prit la peine de saluer à sa manière si peu conventionnelle la gardienne du rez-de-chaussée, s'attarda aux pieds de l'escalier serti de briques rouges où il huma, poumons en avant, les premiers relents de la bête morte qui hantait l'édifice. Certaines choses, de petites choses, au moins devaient perdurer ; elles sont inaltérables.

Avec la cadence d'un métronome, il franchit les marches une par une. Enfin son foyer. Sans aucun émoi, Cassien passa l'entrée de l'appartement, ôta sa vareuse et remonta le dallage, la tapisserie, jusqu'à la salle de bain. Là, il quitta la gloire de son uniforme pour le confort de vêtements civils qu'il revêtit à la hâte. Dans sa précipitation, la pointe de son brodequin heurta le coffrage de la baignoire, sur un bruit caverneux qui l'interpela. Le choc avait fait pivoter l'un des carreaux de céramique, qui maintenant pâtissait d'un décalage avec le reste de la composition. Sans s'en inquiéter ni se presser outre-mesure, Cassien s'accroupit et le replaça dans son juste alignement, cependant prit garde de ne pas se laisser aller à une inspiration trop profonde, conscient des émanations déversées par les canalisations, vecteurs d'un mal méconnu et insidieux. Dans un luxe de précautions, ses doigts guidèrent les bords élimés du carré aux teintes rosées qui se glissèrent sans résistance dans leur sillon spongieux de silicone et s'y enfoncèrent, non sans quelques gazouillements presqu'enfantins. Ça devient décidément un vrai problème, l'humidité de cette pièce, sans parler de cette odeur. Pas étonnant que le chantier soit à l'arrêt. Enfin, si ça continue comme ça, les travaux seront jamais terminés. Quelle plaie, j'te jure.

Lorsqu'il obtint la certitude que le carreau ne dévierait plus de sa trajectoire, il se redressa puis autorisa la salle d'eau à poursuivre seule sa paisible régénération. Sa nuit promettait trop de merveilles pour gaspiller son temps avec des choses si insignifiantes. Des merveilles d'un autre monde. Maintenant, elle a une raison de sourire.

— Je suis rentré !

— Il est bien tard, encore une fois.

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