II
— Vous niez votre implication dans l'affaire ?
— Je n’ai rien à me reprocher, et certainement pas ce dont vous m’accusez aujourd’hui. Si je devais concéder une faute, il ne s’agirait que de ma négligence : celle de l’avoir laissée descendre seule à la cuisine, ce soir-là. Croyez-moi, cette simple défaillance me coûte déjà beaucoup, et je le regrette. Chaque jour je le regrette.
*
— Qu'est-ce que c'est que ces sornettes ?
Les ustensiles volèrent jusqu'à leur table. Ange délaissa son poste, grommelant son agacement à travers sa moustache. Augustin, maître de lui-même, le dévisagea par-dessus ses lunettes puis lui tendit un document en un geste sec mais sans mot dire. En fait de document, il s'agissait d'une feuille de papier au centre de laquelle s'étalait un paragraphe de trois lignes de long, dont Ange étudia le contenu en diagonale : « Voyons voir ça… école Jacques Marette… Bla-bla-bla… dans le cadre de la formation des jeunes thanatopracteurs de France… Oui, oui… les circonstances exceptionnelles auxquelles votre commune a aujourd'hui à faire face et sur demande urgente du préfet de la région… Hmmm… » Si l'identité du signataire de l'intrigante missive ne trouva pas de résonance dans son esprit, le sceau apposé sur l'angle supérieur gauche acheva de le convaincre. Trois lettres, IFT[1], sobrement disposées autour d'un cercle rouge sang dont un Homme de Vitruve avait été fait prisonnier. Impossible de contester l'évidence, fût-elle amère ou peu arrangeante.
— C'est donc sous ordre de l'Institut… marmonna Ange. C'est officiel.
— Personne ne vous avait averti ?
Du fond de son marécage mémoriel, il parvint à extraire des lambeaux de conversations. Un nom peut-être, un lieu ou une date… De vagues informations que sa réceptionniste avait tenté de lui communiquer la veille au soir mais qu'il avait, par fatigue, par négligence, voire par un désintérêt éhonté, enterrées dans une encoignure de son crâne sitôt qu'il avait perçu les premiers ânonnements de cette voix nasillarde. Oui c'est vrai, cette petite idiote avait déblatéré quelque chose à propos de Bordeaux. Quant à cette baudruche opportuniste, j'ai comme un lointain écho… On y avait aussi fait allusion la semaine dernière, mais il ne s'agissait pas de Catherine, non… Qui a bien pu m'en parler en ce cas ?
Pendant qu'il remontait clopin-clopant le chemin de ses dernières journées, Ange retourna machinalement à sa table d'embaumement, chiffonna et enfonça l'épître dans la poche de sa blouse, comme il l'aurait fait d'un souvenir désagréable. Front baissé, il reprit ses soins thanatopraxiques sans s'inquiéter de la présence du jeune apprenti, lequel patientait toujours, la tête haute mais les traits un rien froissés, à l'entrée de la salle.
— C'est bon, je dois me plier aux ordres ! s'exclama Ange sans se détourner de son ouvrage. Dépêche-toi d'enfiler ta tenue et de te mettre au travail.
À cette injonction, et plus encore à ce tutoiement déplacé, l'arc des sourcils d'Augustin se souleva, striant son front d'une multitude de vaguelettes. Sa bouche s'entrouvrit, prête à lâcher la première de ses nombreuses interrogations. Se referma. Et puis non, ça n'en valait pas la peine. Après tout, pour déroutante que fût la familiarité du vieil homme, celle-ci eût pu trouver une explication rationnelle dans son décontenancement, en l'occurrence compréhensible ; à moins qu'elle ne découlât de la primauté tirée d'un implicite droit d'ainesse. Certains hommes fonctionnent encore ainsi. Quelle que fût la raison de cette édifiante attitude, Augustin choisit de ne pas s'en formaliser, tout bien considéré. Ne pas faire de vague, son avenir professionnel en dépendait. Cet état de stupeur passé, il opta pour une stricte obtempération, se dirigea alors vers le petit lavabo en fonte à sa gauche, qu'il avait un peu plus tôt repéré, préparer ses mains. Frottement intense, jusque sous les ongles, une stérilisation irrécusable. Cela fait, son regard vagabonda à travers la salle de soin. Il se risqua à questionner Ange d'une voix timide :
— Pourriez-vous m'indiquer où sont entreposées vos tenues règlementaires, s'il vous plait ?
La question provoqua le mutisme des instruments, et Lourbet put observer, non sans une vive gêne, Ange lever ses mains du cadavre et se retourner avec une lenteur oppressante. Livide, percé de sombres iris, son visage affichait une incrédulité si marquée qu'elle dédoublait le nombre de sillons balafrant son épiderme relâché. Un frémissement de l'amas de poils coiffant sa lèvre supérieure, elle-même gobée par une bouche à moitié édentée, précéda son intervention :
— Comment ? Tu n'as pas apporté ton matériel, pas même ta blouse ? Rassure-moi : tu te payes ma tête ?
Augustin ne sut quoi répondre. Son arrivée précipitée suivait un ordre qui lui avait été communiqué sans plus de détails, mais en admettant que cette absence d'indications atténuait sa responsabilité, elle n'excusait pas son manque criant de professionnalisme, il en était conscient. Oublier sa blouse, ç'avait été une grossière erreur, que même les plus étourdis des débutants ne se permettaient jamais de commettre. Invoquer un défaut d'organisation eût été inepte, aussi biffa-t-il ses médiocres explications pour directement prier Ange d'accepter ses plus sincères excuses quant à cette omission, et jurer de se montrer plus appliqué à l'avenir.
Pareille contrition pardonnait peut-être pour partie sa négligence, en tout cas elle eut bien pour effet d'amoindrir l'irritation d'Ange, à laquelle succéda une sorte de résignation lasse.
— Va donc jeter un œil dans cette armoire (Ange désigna avec exaspération un meuble aux portes d'acier sur sa droite). Il doit rester une ou deux tenues à moi, et dans le carton à côté une paire de sur-chaussures, mais ne te fais pas d'illusion…
Ses pupilles évaluèrent Augustin de haut en bas.
— … tu travailleras blouse ouverte pour aujourd'hui, et un peu à l'étroit.
« Un peu à l'étroit », c'était peu dire. Lorsqu'Augustin revêtit le tablier de polypropylène, ses bras rencontrèrent toutes les peines du monde à se frayer un chemin jusqu'au sortir des manches, encore que celles-ci fussent plutôt amples ; les coutures aux épaules remontèrent sur ses trapèzes, enfonçant leurs points dans la chair rebondie. Nul doute que la pièce avait été taillée sur mesure, pensée et accommodée pour épouser la silhouette panchronique de son propriétaire, en accord avec son allure voûtée comme son rachitisme. Nul doute encore que la différence notable de taille et de poids qu'accusaient les deux hommes ne pouvait autoriser le vêtement à s'ajuster de convenable façon sur l'imposant apprenti. Engoncé dans cette camisole, ce dernier craignit de faire craquer les sutures au moindre mouvement. Fort heureusement, et malgré son usure avancée, le tissu tint bon et de l'inquiétude ne resta plus que l'inconfort. Lourbet l'accueillit comme une légitime pénitence, ainsi qu'un conseil avisé qu'il ne manquerait pas suivre à la lettre dès aujourd'hui : toujours prévoir son propre équipement.
Astreint à endosser l'incommodant vêtement pour le reste de la journée, dont il entrevoyait désormais l'absence totale de réjouissance, il reporta son attention sur l'objet de sa présence, placé entre les mains d'Ange. Sur le plateau d'acier, un corps purpurin tanguait sous les assauts du routier de la thanatopraxie. L'état de concentration de Valadié comprenait une force telle qu'il effaçait jusqu'à la présence de tout autre personne dans la salle. Soucieux de ne pas perturber cette assiduité, Augustin approcha à pas feutrés, détaillant avec force considération les mains gantées gambader sur l'épiderme transi, hisser les membres comme elles l'auraient fait de ballons d'hélium, sans l'ombre d'un tremblement piquer, perforer, modeler les chairs. On doit bien lui reconnaître ça : ce vieux sait y faire, analysa-t-il. Sans dévoiler son admiration candide, qu'il regarda comme un effet sournois de son statut de novice, il se posta face à Ange de l'autre côté de la table mortuaire. À son tour se munit de l'une des lames sur la tablette mobile à sa portée. Au fond des gants chirurgicaux, ses paumes se trempaient de sueur, décalquant sur le voile de latex de larges auréoles humides qui firent tressaillir le bistouri entre ses doigts. Une même étole enfiévrée recouvrit son front, et de jeunes perles chaudes dévalèrent ses tempes pour achever leur chute évaporées dans les fibres de son masque. L'adrénaline lui remontait les vaisseaux. Il déglutit, inspira lourdement. Le tissu crépita à ses épaules.
Augustin articula les mots que, du jour où avait débuté sa formation à l'école publique, il avait tant espéré avoir l'occasion de prononcer in situ :
— Où dois-je inciser ?
Les prunelles toutes à l'anatomie pourrissante, Ange maugréa une sèche réplique :
— Nulle part. Celui-ci est à moi et j'ai presque terminé.
Du bord de sa manche, il dégagea de son front cuirassé une mèche de cheveux qu'il envoya en arrière rallier ses congénères plaquées au ras du crâne, en une cascade de fils blancs liés à la base de la nuque par un catogan effiloché.
— Avant de jouer du couteau à tort et à travers, reprit-il, tu vas me faire le plaisir de respecter les étapes. Je vais parquer monsieur ci-gisant en cellule réfrigérée puis je m'occuperai des derniers détails avant qu'on ne vienne le récupérer. D'ici là, nous nous chargerons d'un nouveau corps, chacun de notre côté. Une chance qu'il me reste une autre table à disposition… En revanche, il va nous falloir partager la pompe.
— Entendu.
Une réponse convenue, un timbre transparent ; c'était un ectoplasme qui glissait hors de la bouche d'Augustin. Si la procédure exposée n'était pas pour le satisfaire, loin s'en fallait, il s'y conforma, moyennant un peu d'eau dans à son vin. L'expérience de son aîné ne pouvait qu'être saluée, tel était l'usage, mais il serait juste de souligner que ces facultés ne supposaient en rien les qualités pédagogiques de l'individu. Pour mieux dire : fin praticien ne signifie pas fin professeur. Augustin eût donc à composer avec ces éléments, faute d'alternative ou de revendications à faire valoir. Son inexpérience ne lui conférait aucune voix au chapitre quant à la tenue de sa formation. Mieux valait, pour l'heure, s'en tenir à sa résolution première, affecter le dévouement et la passivité.
Deux autres cadavres furent tirés de leur cage de givre : un homme d'âge mûr, de type européen, ainsi qu'un garçon aux traits hispaniques dont le visage était lardé de profondes déchirures. La joue droite de ce dernier prenait l'aspect d'une toile de cuir éclatée, dont les bords violacés se rétractaient sous l'effet du gel autour d'une plaie béante. Tout un univers de rose anatomique y gargouillait. En raison du travail significatif d'embaumement qu'allait appeler le préadolescent, il fut unilatéralement décidé qu'Ange en obtînt la restauration tandis qu'Augustin ferait ses preuves sur le quadragénaire. Ou bien par une saugrenue bonté d'âme ou par une plus plausible méfiance, Valadié décréta qu'il n'était pas raisonnable pour un novice de s'attaquer d'entrée de jeu à une besogne telle que celle d'un macchabée défiguré. Une fois encore, Augustin cantonna sa réaction à un acquiescement, qu'il ne se priva toutefois pas de remâcher intérieurement, bien qu'il reconnût l'importance des enjeux de ces préparations, trop sérieux pour prendre le risque de ne pas présenter un travail convenable. Des familles comptaient sur ces praticiens, leur témoignaient une confiance assez grande pour les missionner des derniers instants publics de leurs aïeuls ou collatéraux. Parfois pire : de leurs descendants. Partageaient avec eux leur deuil, que les hommes avaient les moyens de rendre moins pénible. Une haute responsabilité.
À ce stade, il convient de préciser que ce n'étaient pas les premiers corps qu'Augustin ait eu à embaumer. Afin de dispenser une formation complète et immersive à ses étudiants, l'école Jacques Marette, sous la direction du prestigieux Institut de Thanatopraxie, avait à renouveler chaque jour ses réserves de cadavres neufs à fournir aux apprentis. Pour ce faire, plusieurs gisements lui étaient contractuellement acquis : ceux des entreprises de pompes funèbres et services hospitaliers de la région (de façon occasionnelle et règlementée), mais avant tout celui des établissements pénitenciers. Et ils les lui confiaient bien volontiers, presque jusqu'à les jeter devant la porte ; soulagés de quitter la compagnie de ces morts indésirables. L'avantage de ce système ? Il en était bien un, qui plus est considérable : les décharges de responsabilité, indispensables en cas d'embaumement mal exécuté, et pour la signature desquelles l'école n'avait pas besoin de grandement insister auprès des directeurs. Parlant d'avantage, notons en sus que ces dépouilles anonymes n'attendaient jamais personne pour les réclamer après coup. Ainsi, les répercussions d'une maladresse estudiantine demeuraient anecdotiques.
Sans se revendiquer des meilleurs apprentis qui fût, Augustin s'imaginait tout de même élève embaumeur de grand talent, studieux, appliqué, familier et maître du phénomène de thanatomorphose. Dans toute son écœurante splendeur. Putréfaction, fermentation, suintements, rigor mortis, lividités cadavériques ; un éventail d'effets peu ragoutants mais qui, et depuis bon temps, échouaient à lui retourner l'estomac. Au contraire de ces ingérables formalités administratives, à la fois sa bête noire et principale lacune. Cette modeste victoire qu'il remportait sur la Mort venait toujours lui flatter l'ego, pourtant déjà doté d'une belle envergure. Cela étant, au cœur de cette superbe mécanique, il demeurait un rouage grippé, un élément qui persistait à accélérer son rythme cardiaque, à faire grelotter ses genoux, assécher ses lèvres et brouiller sa vision : l'abîme fétide des bouches grandes ouvertes. Sous le poids des mandibules, vouées à ballotter paresseusement par l'effet d'une capitulation musculaire, les macchabées voyaient leurs cavités buccales s'élargir sur un puits nauséabond. Ils exposaient les embaumeurs au néant de leurs orifices bordés de deux rangées de dents aussi décolorées et rigides que des carrés de gypse. Ces cadavres au teint de cendre, aux orbites creuses et à la mâchoire déboitée, Augustin les devinait prêts à l'engloutir sitôt qu'il se serait penché sur eux. Les premiers contacts étaient toujours laborieux et exigeaient une lente préparation autant matérielle que mentale.
La vérification et désinfection du corps effectuées, Augustin entama la phase technique de la formolisation redoutée. Lorsqu'il eut à approcher son masque de la gorge du défunt, les vibrations de ses doigts s'intensifièrent, contrariant quelque peu le maniement du bistouri. Il libéra une expiration, s'efforça de maintenir son regard figé sur la pomme d'Adam et d'ignorer tant que possible le vide insondable et obscur la surplombant. Concentre-toi, c'est la carotide que tu cherches. La carotide, la carotide… La lame pénétra la chair molle sans tressaillir, un premier essai concluant qui le délivra pour partie de son angoisse et le disposa à persister dans cette voie.
Aux prises avec ses propres soins sur la table voisine, Ange n'avait pu contempler l'état de panique contre lequel le novice menait bataille. Quand bien même l'eût-il surpris, la chose ne l'aurait pas affecté. C'était avec une sévérité non dénuée de malice que le vieil homme se montrait imperméable aux apitoiements du reste des vivants ; trait de caractère plus acquis qu'inné, mais que le temps avait eu à cœur de consolider. La salle d'embaumement, de ses dalles javellisées à l'éclat céruléen de ses néons, incarnait sa caverne, sanctuaire aux solides renforts pour le préserver du vaste monde et des inconscients le peuplant, du genre de ceux qui se gargarisent avec leur prétendue piété. D'ailleurs, à la réflexion, Dieu Lui-même, ce vénérable et vénéré Il que chacun d'eux louait, n'était-Il point aussi autarcique ? Le paradoxe leur échappait à tous, là-haut, derrière cette porte et par-delà cette enfilade de marches de pierre où rien n'attendait ni ne désirait Ange Valadié. Tandis qu'ici, plus bas que terre, sous ce sol qu'ils foulaient avec indolence, ici le paradoxe faisait loi. Ici, Ange régnait depuis trente ans déjà, et lui seul édictait le paradoxe. Ici, c'était chez lui, ailleurs que chez lui. L'odieuse présence qu'on lui endossait, cet autre, émissaire d'une géhenne personnelle que le thanatopracteur espérait tenir en respect d'une distance de fleuret, était perçue comme une profanation. Je me serais débrouillé seul, inutile de m'enticher d'un poids mort si cavalier. Et gauche, par-dessus le marché. Ange rumina longuement le saumâtre axiome, mais finit par dresser l'oreille, alerté par les tintements dans son dos.
Augustin s'était décidé à prendre les devants et agitait à présent ses instruments avec un curieux entrain. Si la carotide avait bien été crochetée, l'injection du formol n'allait pas tarder à prendre sa suite. Le claquement caractéristique de la tubulure reliée à sa canule confirma ce pressentiment. Malgré ses nombreuses réticences comme son penchant naturel pour l'éviction sociale, Ange ne put contenir son besoin de guetter la technique d'Augustin. À raison : si le travail de son apprenti, tel était donc son titre, ne donnait pas entière satisfaction aux clients, seul le tuteur et maître en aurait fait les frais.
Ange pivota son buste de sorte à disposer d'une vue dégagée, sur la table médicale derrière lui. Tout à son affaire, Augustin ne l'avait pas remarqué ; il achevait l'introduction de la canule maintenue par un lien de fil au fond de la carotide, dans l'optique d'activer la machine dans la foulée et de mettre la solution biocide sous pression. La main sur la molette, il montra plusieurs signes d'hésitation avant d'opter pour une montée en pression progressive du formaldéhyde, « Plus prudent », estima-t-il. La solution rosée frissonna au fond de la cuve d'une centaine de reflets satinés.
— Coupe-moi ça !
La brutale intervention d'Ange déclencha une salve de contractions musculaires au corps d'Augustin qui, dans la confusion, procéda sans réfléchir à l'interruption de la formolisation. La machine émit un dernier ronronnement, puis une longue expiration signala sa mise à l'arrêt, provoquant la stagnation du liquide en son ventre.
— Quel est le problème ? demanda-t-il, une note d'aigreur dans la voix.
— Tu n'es pas habitué à ce modèle d'appareil. Ne te donne pas le mal de nier, ton ignorance est aussi flagrante que le nez au milieu de la figure ! On ne peut pas envoyer la pression à l'aveugle, à moins que tu ne souhaites faire éclater les yeux de ce malheureux.
Au-delà de l'embarras infligé par sa maladresse, Augustin sentit se réveiller au fond de lui un agacement incisif.
— Bien, alors montrez-moi comment la régler.
Ange s'exécuta, stimulé par la perspective d'asseoir sa supériorité. Une motivation qui le poussa également à déclarer n'avoir d'autre choix que d'observer l'étudiant opérer, ce afin d'anticiper tout autre impair : « … qui est, ce me semble, imminent. ». Derrière son masque, la bouche d'Augustin se tordit sur un amer rictus, mais ne proféra aucune objection. Il se munit à nouveau de la canule et reprit son ouvrage là où il l'avait délaissé, sous l'œil d'un Ange attentif. Un œil dont l'acuité brûlait la peau comme l'eût fait la glace.
La formolisation se déroula sans accroc, balisée par les quelques remarques superfétatoires de l'observateur, prononcées sur un ton doctoral. Le tube de drainage put être retiré, le sang stagnant évacué et la suture exécutée. D'un geste sûr, Augustin fit danser l'aiguille serpentine puis pansa le tout avec précaution. Un travail que Valadié jaugea, le regard terne.
— Oui… ça devrait faire l'affaire. Ce n'est pas l'ouvrage le plus propre qu'il m'ait été donné de voir jusque-là, mais nous nous en contenterons. De toute façon, le col de la chemise qui nous a été remise pour la préparation finale masquera le point d'incision, alors…
Pour lymphatique que sonnât cette évaluation, elle parvint à faire sourire les yeux d'Augustin. Ange coupa court à ces autocongratulations intérieures, le pressa de passer à la ponction de l'abdomen.
— La pompe manuelle est peut-être un peu datée, ajouta-t-il. Je préfère te seconder dans cette étape et éviter que les viscères ne repeignent mes murs, que je veux garder blancs. Question d'élégance.
Ravi de constater qu'Ange daignait enfin accepter, bon an mal an, cette collaboration forcée, ou au minimum feindre un intérêt modéré à son égard, Augustin se détendit. Le matériel en place, la ponction abdominale collégiale put commencer. Présidé par Ange, il inséra le tube au-dessus du nombril, qu'il fit remonter le long du sternum jusqu'à la trachée. La pompe éjecta le trop-plein de sang au cœur des canaux, dans son action circulatoire fit vibrer les cordes vocales au repos. Un impressionnant râle aigu et gargouillant jaillit de la bouche du cadavre, suscitant autant la nervosité d'Augustin que l'étrange exaltation de son aîné. Il était singulier, effrayant même, de constater quel effet ce son monstrueux provoquait chez Valadié, devenu aussi excité qu'un enfant devant la vitrine d'un marchand de jouets. Un état d'animation antithétique, marqué de multiples interjections, elles-mêmes entrecoupées de brusques quintes de toux caverneuses, comme raclées sur les parois des poumons.
— Faire « crier le mort » ! s'exclama Ange en retrouvant son souffle. La partie que je préfère entre toutes !
Augustin considéra, avec une placidité angoissée, les bras de Valadié s'agiter avec frénésie autour de son corps avalé par sa blouse ; conjectura, non sans apriori, que de l'expérience devait procéder le détachement et qu'il n'était dès lors pas à exclure qu'avec des années de pratique lui aussi en viendrait un jour à dénicher une lueur d'attrait ou de cocasserie dans ce lugubre métier. Si l'enthousiasme d'Ange avait de quoi le désarçonner, il garda son opinion pour lui, prit le parti de préserver l'atmosphère légère qui avait réussi à creuser son chemin dans la salle d'embaumement. En gage de sa bonne volonté, il profita d'une pause dans l'opération, ponctuée par la lente aspiration mécanique des liquides baignant les viscères…
Avale… Avale… suce et délecte-toi, aspire jusqu'à l'ultime goutte de l'âme…
… et interrogea Ange sur les enjolivures du laboratoire. Sa curiosité se porta sur un bibelot dans une encoignure, juché en équilibre sur un long secrétaire. Un panneau de bois sombre à première vue daté, flanqué d'une inscription irrégulière gravée à la main. L'objet avait happé le regard d'Augustin dès l'installation de celui-ci.
— « Prière de laisser vos morts dehors » … ? Ce n'est pas un peu paradoxal ?
Ange décocha une oeillade distraite à la plaque.
— C'était justement l'effet recherché, quoique le charme rétrograde de cette gravure ait motivé à lui seul cette acquisition. Nostalgie exagérée de ma part : je n'ai pas le souvenir d'en avoir croisée de si nette ni bien conservée depuis facilement quarante ans, au bas mot.
— Une antiquité, si je comprends. Et quelle était sa fonction principale ? Si fonction il y avait, bien sûr.
Avant de répondre Ange prit quelques secondes, doigts autour du menton et yeux au plafond, qu'il employa à choisir les mots justes.
— Eh bien… Cela remonte au début du XIXe siècle. Vois-tu, à l'époque, les rassemblements politiques véhiculaient l'image d'événements de haute importance, à tel point que, dans les grandes cités, tous les citoyens courraient s'y masser, et nul âge, état de santé, profession ou activité n'aurait pu les retenir. Il n'était donc pas rare de voir des processions funéraires stoppées tout soudain, et les endeuillés endimanchés bouleverser leurs programmes pour faire halte à l'auditorium, étoffer les rangs du public. Les croque-morts étaient bien évidemment de la partie. Vues les techniques d'embaumement de l'époque, tu te doutes que les cadavres supportaient mal de rester confinés dans leurs charrettes abandonnées en plein cagnard.
En vue de conférer davantage d'effet à son récit, il ouvrit la main sur le néon languissant.
— Qu'à cela ne tienne ! Aux grands maux les grands remèdes : on tractait les bières jusque dans les gradins afin de faire profiter les défunts de l'air frais et sec des salles communes. Nourrissons, adultes, vieillards et macchabées se côtoyaient des heures durant, en parfait symbole de cohésion républicaine. Émouvant, n'est-ce pas ? Enfin, jusqu'à ce que l'on soupçonne ces rassemblements saugrenus de favoriser la propagation des maladies et que les autorités fassent graver ce type d'affiche. Depuis lors, les morts ont retrouvé leur place. Au soleil.
Médusé par le récit autant que par le verbe de son conteur, Augustin buvait à goulées volontaires chacune de ces paroles.
— Fascinant. C'est à peine croyable.
— Comme tu dis, à peine croyable. Eh, je ne l'aurais pas mieux qualifié, d'autant que c'est totalement faux. En réalité, j'ai simplement taillé un vieux morceau de bois de mon jardin et y ai gravé la première idiotie qui me passait par la tête. Cette anecdote a cependant moins d'attrait, si tu me permets cette digression.
Un interminable silence conclut l'excentrique échange, au profit des murmures spongieux de la machine en fin de cycle. C'est peut-être un praticien renommé et un original, mais qu'on ne me fasse pas croire qu'il a toute sa tête, nota Augustin pour lui-même. Une suspicion aux airs de révélation qui aurait à souvent resurgir, à l'avenir.
Trois nouveaux cadavres subirent le même sort que leurs prédécesseurs, jusqu'à ce que dix-sept heures ne sonnent. Les cérémonies débuteraient sous peu, ce qui impliquait l'affluence imminente des conseillers et assistants funéraires aux portes du funérarium, mouchoirs et formulaires administratifs en main, faux sourires compatissants, regards austères de circonstance. Les hommes se chargèrent de l'habillement des cinq défunts saturés de formol, une formalité qui s'avéra facilitée par cette intervention à quatre mains, même pour moitié débutantes.
— Voilà pour nous, déclara Ange en reposant le membre vêtu et chaussé du dernier corps. Une fois transbahutés sur les chariots-brancards, ils ne sont plus nos affaires. Le reste ne nous concerne pas.
— Le reste ?
Le septuagénaire agita le feuillet compilant les directives relatives au traitement des morts.
— La famille du jeune garçon que j'ai dû remodeler tout à l'heure a spécifié vouloir, en plus de la restauration et de la formolisation, un maquillage funéraire en prévision d'une veillée à cercueil ouvert. Ah ! le croiras-tu ? C'est la dernière mode ici, même la coquetterie doit subsister, pardon : survivre ! et tous sont prêts à verser des sommes folles pour se rendre attrayants dans leurs revêtements capitonnés. Parfaitement monsieur, la vanité a pris l'ascendant sur le trépas ! Dix ans en arrière, on réclamait des bières en orme garnies de quatre poignées d'or jaune, ce qui témoignait déjà d'un penchant risible pour le faste et le frivole. Aujourd'hui, ce même penchant s'invite à l'intérieur des cercueils. Or, je suis thanatopracteur moi, pas esthéticienne, ce n'est donc pas à moi qu'il faut s'adresser pour ce type de prestation grotesque. Le ridicule connait des limites. En l'espèce : mes limites.
— Donc, nous allons remettre les corps tels quels ?
— Ne t'effarouche pas, j'ai tout prévu. C'est ma réceptionniste qui viendra s'en occuper. La petite a deux mains gauches sauf pour ce qui est du maquillage, comme tu as pu en juger en la croisant à l'accueil.
Augustin avait, il est vrai, un net souvenir de cette femme de vingt ans, si ce n'était moins, qui l'avait orienté dans la matinée. Souvenir plus net encore de ces yeux globuleux, de cette coupe à la garçonne peroxydée et de ces lèvres pulpeuses. Et plus net encore de cette figure clownesque. Tout un tableau. Valadié accusait-il un début de myopie ou une fin de bon goût ? Placer sciemment les trépassés entre les mains de cette criarde ennemie de la beauté, voilà bien une offense faite aux morts comme en prohibent les lois civiles et pénales.
— Je peux m'en charger, si vous voulez.
C'était peut-être là un excès de zèle ou une tentative discutable de s'attirer les faveurs de son tuteur atrabilaire, toujours fut-il qu'il avait soulevé cette possibilité avec une parfaite nonchalance mais pas moins de sérieux.
Ange verrouilla sur lui un regard inquisiteur.
— Parce que tu sais maquiller ? Tu l'as déjà fait ?
— L'école dispensait, en parallèle du cursus classique, des ateliers optionnels de maquillage funéraire. Puisque je voulais une formation complète je n'ai pas vu de raison de refuser d'y participer. C'est toujours ça de pris, un petit plus utile.
« Un petit plus utile », mais où va-t-on ? Difficile pour Valadié de contrefaire son ébahissement, lui qui s'était toujours fermement refusé à s'abaisser à de telles pratiques, qu'il envisageait comme le domaine exclusif des femmes. Lui qui croyait dur comme fer que pas un homme n'eût un jour dévié de cette position. Non, pas un homme, sinon un…
Ça y'est, ça me revient. Je sais qui m'avait parlé de ce garçon.
[1] Institut Français de Thanatopraxie, fondée en 1963. Elle fut la première école française de thanatopraxie et a permis aux praticiens d’acquérir un véritable statut professionnel.
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