III
— Puisque vous abordez le sujet, expliquez à la Cour pourquoi ne pas vous être vous-même rendu à la cuisine. Cela nous donnera une première vue d’ensemble de votre version des faits.
— La nuit était tombée depuis longtemps et j'avais œuvré jusqu'à tard la veille. À l'heure à laquelle les faits se sont déroulés, je dormais profondément, si bien que les cris du chien resté au salon, ceux qui l'ont incitée à quitter le lit, ne m'ont qu'à peine tiré de mon sommeil. Je me rappelle avoir, encore somnolent, bafouillé quelques mots, rien de bien cohérent, mais n'avoir pas même trouvé la force d'extraire mon buste hors des draps. C'est pourquoi elle y est descendue sans que j'aie eu besoin d'insister. Elle savait que mon corps réclamait du repos, d'autant que j'étais supposé reprendre le travail au petit jour. Du reste, il faut souligner qu'elle avait toujours su y faire avec ce chien. Elle l'aurait calmé en peu de temps, contrairement à moi.
*
Armé d'une panoplie complète de produits cosmétiques, Augustin s'attela à la coloration du visage préalablement hydraté. Un nuancier de teintes beiges, couvrant tout le spectre épidermique, étala sur la tablette d'inox ses ovales crémeuses. Un pinceau touffu vint y danser, piochant des nuées de spores chimiques, pour que la tonalité approchât la carnation d'origine du défunt. Photographie à l'appui, étape par étape Augustin rendit figure humaine et saine à son patient, que la lividité cadavérique avait commencé à fort gangréner. Une fois le grain de peau unifié, pour un rendu naturel et mat, et les dernières crevasses de la cicatrice comblées, il souligna avec un doigté hors-pair les cils et sourcils de la pointe d'un crayon gras. La prestation s'acheva sur une subtile coloration des paupières et des lèvres exsangues et suturées, auxquelles fut conférée une délicate nuance rosée, en réplique saisissante de celle qui autrefois aurait éclos sous l'influence de la vascularisation.
Les mains jointes au bord du plateau, Ange regarda sans souffler mot. Il ne se montra pas plus loquace face au visage nouveau du macchabée, mais lorsqu'Augustin rempaqueta les ustensiles dans la trousse de toilette de la réceptionniste, son apostrophe fendit l'accalmie avec la férocité d'une lame :
— Tu es pédé ?
Augustin en lâcha son matériel. La trousse s'écrasa dans un bruit mesuré contre le dallage. Incrédule, l'étudiant dévisagea son tuteur avec des yeux exorbités. Des mots sans suite échappèrent à ses lèvres avant qu'il ne parvînt à répliquer un imperceptible « Je vous demande pardon ? » Ses joues, d'une rougeur proche de celle des demoiselles timides, se parèrent d'une teinte pourpre soutenue alors qu'un faible tremblement lui secoua le goitre.
— Ah mais il ne faut pas t'en offusquer ! s'exclama Ange, pas ému plur un sou. Ça n'a rien d'une critique, je voudrais seulement voir confirmer mon pressentiment, voilà tout.
La confirmation ne vint jamais, ce dont il ne donna pas l'impression de se soucier. Inutile, sa conviction était déjà pleine et entière. L'inconvenante demande ne poursuivait d'autre but que celui de souligner sa clairvoyance. Sans parler de mise en garde ni d'avertissement, Ange avait à cœur de tenir Augustin informé : il était au courant, le fait restait le fait. Que le trentenaire se rassure toutefois, car son secret n'aurait jamais l'occasion de quitter l'enceinte de ces murs d'une droiture comme d'un blanc institutionnels, pas par les lèvres en lame de rasoir de leur propriétaire.
— Ça ne me pose aucun problème, poursuivit-il. Pas plus de problème que si tu avais été normal, en toute franchise, et cette tare recèle par ailleurs quelques avantages, vu qu'elle te permet d'assurer la présentation finale des clients, chose dont je suis incapable. Formidable.
Ses yeux fatigués détaillèrent une fois encore la figure sereine du mort. Penché de la sorte, ses tendons saillirent sur sa gorge pendante. Si bandés et avancés, Augustin nota qu'il eût été facile de les débrancher à mains nues.
— C'est un beau rendu. Vraiment, un très beau rendu. Tu serais donc bon à quelque chose ?
Il ne releva pas l'ersatz de compliment. Récupéra par de lents mouvements les instruments éparpillés au sol, retira ses mains luisantes de sueur des gants de latex et ses bras de l'étouffante blouse. Sous le masque délié en toute hâte, se dévoilèrent des lèvres pincées ; il ne consentit à les entrouvrir qu'une fois l'équipement ordonné.
— Si nous en avons terminé, je vais repartir, annonça-t-il d'une voix froide.
Bien que conscient de son aigreur subite, Ange ne se départit pas de son aplomb. Il lui emboita le pas, tête en avant, son cou de poulet tendu. Comme la corpulente silhouette d'Augustin disparaissait de son champ de vision, absorbée par les ténèbres de la cage d'escalier, il lança à son dos :
— Bien sûr ! Profite de ta soirée, toi qui n'as pas à t'encombrer d'une bonne femme ! Pour ma part, je vais de ce pas retrouver la mienne avant qu'elle ne me fasse les gros yeux. Mais tu ignores ce que c'est, n'est-ce pas ? Certains ont de la veine.
Le claquement de porteà à l'étage sonna le glas de cette conversation à sens unique, laissant Ange seul sur le seuil de la salle d'embaumement, un rebutant sourire jaune étiré sur ses joues.
Aux environs des dix-huit heures, engoncé dans sa 2cv Charleston, Augustin Lourbet remonta la sinueuse route de campagne bordant l'ouest du village, en direction du quartier des brasseurs, dont on lui avait fait l'article, zone encore animée en fin de journée car fréquentée par la tranche la plus jeune et la plus active, encore que minoritaire, de la population islemortoise. S'éloignant du funérarium, il ne songeait plus qu'à émousser cette première journée de formation dans le faux-col d'une bière en la compagnie du seul individu dont il tolérât encore la présence. Le tout accompagné peut-être d'un air de musique populaire anglo-américaine. Du Michael Jackson, Billy Idol ou Prince. Par Dieu, même du Cindy Loper aurait fait l'affaire ! mais jupons de tulle et permanentes hautes en couleurs ne s'attirant nullement les faveurs des piliers de bar du coin, autant revoir ses exigences à la baisse.
Le soleil déclinant diffusait ses dernières vagues dorées, faisant roussir les robes des arbres et offrant aux champs un éclairage doux sous lequel les cultures pouvaient ébouriffer leur chevelure assoiffée de lumière. Au-dessus des terres, les cieux décrivaient un nuancier pastel, dont le rose chaleureux s'étirait au nadir, quand au zénith se délitaient les dernières touches d'un bleu aux frontières de la transparence séraphique. Il était un ciel d'aquarelle, un ciel dont on ignorait le poids et dont on ne craignait rien. Il délayait la fin du jour, au lieu de l'abattre froidement.
L'automobile, si elle gagna vite sa destination, eut tout de même à esquiver plusieurs escadrons d'enfants montés sur bicyclette. Leurs coupes de cheveux, dites « au bol », comme leurs railleries s'enroulèrent dans la brise à son passage : « Patapouf dans la p'tite auto ! Pouet-Pouet ! » Sur les roues de leurs montures : pas une goutte de sang ni arête de poisson. Le 26 avril paraissait bien loin désormais. En dépit de la sérénité que redécouvrait à son rythme la moins qu'une ville, Augustin voyait son moral ainsi que ses traits tirés vers le bas, ses tourments et préoccupations instiller une fragrance douce-amère dans son organisme, et ce depuis qu'il avait eu à poser ses pupilles sur la figure malingre d'Ange Valadié. « Ange », un nom qu'il ne pouvait s'empêcher de ressasser, d'encore et toujours conspuer à mesure que s'égrainait le temps. Les plus humains lui pardonneront cette offense.
Une obsession dont il ne dévia donc pas lorsque furent franchies les portes du Roi en jaune. À l'intérieur de l'établissement, simulacre de Pub anglais accommodé à la sauce française (vin rouge, huile d'olive extra-vierge et piment de Cayenne), l'heure était à la fête. Il circulait entre les tables rondes un air de franche camaraderie chargé de rires désinhibés, de brumes tabagiques et de chaleur humaine évaporée dans les carillons des chopines qui jamais ne pouvaient se permettre de rester vides. Les dos se dérouillaient contre le cuir des banquettes, les nœuds des cravates se relâchaient, les cols se déboutonnaient et les épaulettes des vestes épousaient les montants des chaises de bois sombre. Qu'elle claudique sur les parquets ou courût sur le zinc du comptoir, cette allégresse enivrée s'arrogeait les lieux jusqu'aux pointes des fléchettes plantées dans les cibles et lattes du plafond jaunies de tabac entre les madriers mités et poutres de style Tudor.
L'ensemble des clients, cadres dynamiques ou artistes incompris, s'offraient à cette ambiance les enjoignant à remiser au vestiaire leurs soucis, leurs quotidiens et questions existentielles, pour ne plus penser à rien sinon au roulis des breuvages, pour ne plus avoir d'autre obligation que celle de boire au goulot leur concentré d'optimisme alcoolisé, et de chanter faussement l'ennui sur l'air populaire et populiste du « On ne vit qu'une fois. » Certes, s'ils cueillaient le jour sous les débris de l'avion qu'ils remuaient de la pointe de leurs godillots, ce n'était peut-être pas de gaieté de cœur, n'en déplût à leurs sourires ostentatoires. Sans doute incrustaient-ils le bonheur dans leur visage, à l'instar d'une jeune catholique avec sa vertu. Cette euphorie en devenait un masque de marbre fin et éphémère qu'il est de bon ton que d'afficher en public. Mais passé le temps de la philosophie sur le pourquoi ou le comment d'un tel épisode dramatique, de même que celui consacré à déplorer ses conséquences (à l'échelle collective d'abord, puis individuelle surtout), la tendance naturelle à mieux s'épauler dans le malheur et à chanter le retour des beaux jours avait à reprendre l'avantage. Les hommes n'oubliaient pas ; ils rendaient de bonne grâce au passé ce qui lui appartenait et dont ils ne voulaient plus.
« Prière de laisser vos morts dehors ». La réminiscence de la gravure priva Augustin d'échappatoire. Son être répugnait à la décontraction générale, consigné hors de cet instant. Lui était toujours perdu dans un maelström impitoyable de fureur, d'incompréhension, d'affliction. Un maelström qu'il estimait du même acabit que celui dont les Islemortois auraient encore dû éprouver le souvenir trop tenace. Une semaine, ce n'était rien du tout. En ce cas, pourquoi tous autour de lui riaient à en perdre haleine ? Pourquoi lui, qui n'avait connu cette tempête de sang et de boyaux que par le nom et les résultats, semblait seul à en présenter les pires stigmates sur sa figure ? Il les sentait, ces résidus de tôle et d'écailles accrocher à ses vêtements. L'aéronef s'était enfui à l'horizon, les carcasses avaient été décollées des sols, grattées à la spatule et au jet d'eau. Dans un bel effort de résignation, le village se reconstruisait pendant que s'éloignait la menace d'une invasion soviétique, de même que celle d'un nuage radioactif en approche (le chef d'État l'avait certifié, n'est-il pas vrai ?). Comble du ravissement : le pays ne craignait plus rien, les conflits internationaux se tarissaient ; une vieille odeur de rouille commençait même à émaner du côté Est du rideau de fer, encouragée par le vent de la déstalinisation initiée par Gorbatchev, sa perestroïka et sa glasnost. Un soulagement de plus pour ces braves Français détachés du commandement militaire de l'alliance et qui n'avaient pas demandé à réintégrer cette guerre de pouvoirs et d'idées. Ils s'en passaient bien, merci mais sans façon.
Partant, si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, au nom de quoi Augustin devait-il en être exclu ?
Ce fut le visage vérouillé qu'il prit place à une tablée inoccupée. Perché sur un haut tabouret, qui sous son poids égrappa une litanie de craquements, il guetta l'arrivée de son compagnon. Qu'il se presse, Augustin avait un monceau de plaintes à dévider. Tel un chat, l'envie lui grattait l'intérieur de la gorge.
L'attente fut courte : bien vite, l'agent Maillou poussa à son tour les portes battantes de la taverne. Il s'arrêta une dizaine de secondes à l'entrée, commença à défaire son caban tout en couvrant du regard la pièce surchargée. Sa tête pivotait de droit à gauche avec une lente concentration quand il repéra les larges épaules et le crâne tondu au milieu de la foule.
— Ça fait longtemps que tu m'attends ? demanda Paul en réquisitionnant le second tabouret.
Ses inflexions se teintaient toujours d'une légèreté candide, au point que l'on eût cru que fatigue et abattement jamais n'exerçaient d'emprise sur le jeune policier. Ce soir encore, il s'exprimait d'une voix claire et se mouvait avec un dynamisme déconcertant. Dans l'éclairage jaune de la brasserie pétillaient ses yeux, de même que son sourire, d'une brillance propre à faire de l'ombre au soleil. Son visage entier irradiait, jusqu'à ses boucles huilées que les lampes saupoudraient de reflets. Face à tant de vigueur Augustin se sentit vieillir de vingt ans.
— Quelques minutes tout au plus, répondit-il sèchement.
Sa morosité ne fut pas pour décourager l'alacrité naturelle de Maillou. Celui-ci s'installa tout à son aise, puis commanda deux pressions, une blonde et une brune, qu'on leur servit dans de longues choppes de verre ciselé. L'épaisse robe châtaigne aux notes boisées remua avec indolence entre les doigts d'Augustin qui la toisa sans un bruit, partagé entre son humeur patente et le réconfort que lui procurait la présence de Maillou, comme celle de cette boisson, encore qu'un scotch bien corsé, caricature liquide du grand dépité, se serait davantage prêté à la situation. Et si l'intérieur du simili-pub n'eut pas été imprégné d'une odeur pâteuse de graillon, puissante à retrousser un estomac, il aurait succombé à la tentation d'un rapide encas. Quelque chose de dangereusement salé et de craquant à mastiquer et maltraiter plusieurs minutes, histoire de passer dents comme nerfs sur une chose innocente. Cela lui aurait fait un bien fou.
Percevant une première note d'apaisement dans l'attitude de son ami, Paul, toujours badinant, fit glisser sa main en travers du plateau circulaire jusqu'à celle d'Augustin. Au contact de ces doigts sur les siens, l'étudiant retira sa main avec une telle précipitation que le verre de Guinness qu'il frôla tangua sur le bois. Il le stabilisa, reposa sa paume contre la chair de sa cuisse sous la table, avant de sermonner sur un chuchotement :
— Pas ici enfin.
Son visage se plissa d'une dizaine de fins sillons et sa carnation connut une variation, passant d'un beige moucheté à un flamboyant carmin.
— Tu es ridicule, persifla Paul.
Reproche sévère mais fondé. Augustin concédait le caractère immodéré de ses réactions, néanmoins s'inclinait devant les aléas de la désinvolture. C'en était presque inné. Il ne parvenait à combattre cette pudeur ni cette méfiance viscérales, lesquelles lui chuchotaient de faire profil bas. Exposer au grand jour ses mœurs, une entreprise fort hasardeuse aux risques trop importants pour agir de manière irréfléchie. 1986 se revendiquait peut-être des temps modernes, elle n'en demeurait pas moins régie dans l'ombre par la suprématie ancestrale d'une doctrine rétrograde aux nombreux adeptes dont l'espérance de vie se comptait encore en décennies, le temps pour eux de renouveler par vagues génétiques leurs effectifs.
Au-delà de cette crainte, qu'Augustin trouvait crédible, sommeillait en lui une autre appréhension l'exhortant à ne pas s'ouvrir tout entier à celui auquel il était pourtant couplé depuis près d'un an : l'inquiétude de voir ses espoirs réduits à néant. Une simple, sournoise, stupide peur de s'abandonner au sentiment. S'il s'attachait (et il n'en doutait point), il préférait ne rien en montrer, moins encore en dire, quitte à blesser l'objet-même de cet attachement. Car pour peu qu'il eût prononcé ces terribles mots « Je t'aime », il en aurait par insidieusement avoué d'autres, par cent fois plus sévères : « Je me rends ». Alors, l'autre aurait-il obtenu un avantage sur lui, celui de le combler ou de le détruire par une seule phrase. Quelle était déjà la maxime millénaire ? « Toi, tyran des Dieux et des Hommes, Amour ![1] » ou quelque chose d'approchant. Se soumettre de lui-même au tyran, par habitude, par plaisir ou autre, aurait parachevé l'intronisation de sa servitude volontaire. Parlait-il, et il se prosternait.
Cet axiome mettait ses nerfs au supplice, en sorte que la fuite lui apparaissait comme plus salutaire, eût-il à calomnier son propre cœur, et c'était sans un regret qu'il bouclait ses lèvres, les garderait ainsi jusqu'à ce que son complice adversaire se résignât à baisser la garde le premier.
En ce début de soirée, le sous-brigadier Maillou dut encore s'incliner et n'insista donc pas. Au lieu de quoi, il ramena la conversation sur ce qu'il regardait comme le grand évènement de la journée :
— Comment ça s'est passé, cette rencontre avec monsieur Valadié ? Dis-moi tout et surtout n'oublie pas les détails, même les dégueu', je m'en fiche.
Pareille question appelait avant toute chose une lourde rasade d'alcool. Avalée d'une traite, de la bière ne subsistait plus qu'une ligne d'écume parfumée au-dessus de la lèvre supérieure d'Augustin. Comme le grand enfant qu'il était, Paul s'en amusa :
— Tu commences déjà à adopter le même look que lui.
D'un revers de main, le filigrane mousseux fut chassé avec emportement, et Augustin retraça le déroulé de son service, insistant moins sur les soins en eux-mêmes que sur l'attitude d'Ange.
— Il m'a traité de pédé, conclut-il. Tu te rends compte ? Tout ça parce que je me suis proposé pour réaliser un maquillage mortuaire, ce que ce vieux coucou n'a jamais su faire de sa vie ! Je n'ai rien confirmé, tu t'en doutes, mais je n'arrive pas à croire qu'il ait osé m'envoyer ça en pleine gueule en se basant sur un cliché aussi grossier. Comme si on était tous portés sur le maquillage.
Contre toute attente, Paul cacha un rire moqueur derrière son verre. Considérant la mine renfrognée de son compagnon, il s'efforça de retrouver un peu de son sérieux. Au-dessus de leurs têtes, suffoqua dans les haut-parleurs le violon d'une ballade irlandaise ; elle fut remplacée par les premières notes de I Ran (So Far Away)[2]. Pas assez dansant pour enflammer les éméchés, mais dont la rythmique appuyée contraignit tout de même les hommes à élever la voix.
— Excuse-moi, répondit Maillou, je te dois une explication : ça n'a rien à voir avec tes dons de maquilleur (un autre ricanement fut réprimé à temps). Non, Ange était déjà au courant avant même que tu débarques dans son établissement.
L'air courroucé d'Augustin s'intensifia et sa poigne se resserra à la base de sa choppe.
— Putain… C'est toi qui le lui as dit ?
Coincé, Paul tendit deux paumes au plafond, en signe de dédit.
— Ça m'a échappé, je te jure ! Il y a une semaine de ça environ, je suis venu lui confier un corps récupéré chez le légiste, et il est possible que j'aie mentionné comme ça en passant, sans réfléchir, le fait que mon « partenaire » allait bientôt venir l'assister.
À la contrariété fit suite l'apitoiement ; Augustin s'affala sur la table, le crâne entre les mains.
— Je comprends mieux pourquoi il a été si désagréable avec moi toute la journée. Oh… la galère va continuer pendant encore des jours…
— Ah ! je t'arrête tout de suite, son hostilité n'a rien à voir avec ta sexualité. Crois-moi, ça c'est le cadet de ses soucis. Ange est comme ça avec tous ceux qu'il croise. C'est un être euh… disons « crytpique », dans tous les sens du terme, à tout le moins un vieil enquiquineur misanthrope qui souhaite qu'une seule chose : qu'on lui foute une paix royale.
Le visage radieux de Paul s'embrunit et son timbre se fit plus grave lorsqu'il ajouta :
— Enfin, il faut dire qu'après tout ce qui lui est arrivé, il est sans doute normal qu'il soit devenu aussi revêche.
Cette dernière déclaration arracha Augustin à ses lamentations.
— C'est censé m'amadouer ? Je te ferai remarquer que tout le monde passe par des épreuves, mais on ne devient pas un monstre d'irrespect pour autant, et on s'amuse encore moins à qualifier les gens de « pédés » comme si de rien n'était ! Non mais, sérieusement, tu trouves pas ça choquant ?
— Bof, j'sais pas trop. On le fait bien entre nous.
— Mais bon sang ! Nous, c'est pas pareil ! Ça n'a aucun foutu rapport !
— En quoi c'est différent ? Les hétéros imitent nos manières et parler, ça t'emmerde ? Alors c'est toi qui discrimines, là.
— Dans leur bouche, c'est une insulte.
— Dans celle d'Ange, c'est juste un mot.
— Parce que t'es de son côté ?
— Parce que tu es trop soupe-au-lait.
— Et toi trop naïf, comme toujours. Tu crois encore que ceux qui s'en prenaient à nous dans la cour de récré le faisaient pour oublier leurs traumas, pour fuir la violence de leurs foyers ou je ne sais quelle raison foireuse, et pas parce qu'on était sexuellement ambigus.
Paul rengaina son intervention : Qui ça « on » ? Parle pour toi. J'étais à mille lieux de me douter de mon homosexualité à l'époque. Encore que… c'est vrai qu'il y avait ce gamin… Le moment se prêtait mal aux digressions frivoles.
— Tout ça c'est du vent, s'emporta Augustin, des foutaises qu'on se racontait à nous-même pour se rassurer ! La plupart du temps, y'avait pas de père alcoolique, pas de mère abusive ni de pauvreté, juste des gamins qui nous tapaient dessus pour le plaisir de nous taper dessus parce qu'on était différents et que ça leur convenait pas, voilà la vérité ! Sois un peu lucide : tu peux pas t'arrêter aux témoignages de pitié que ton chef ou tes collègues de bureau t'accordent parce que ça fait bon genre ; c'est prendre trop de risques. (Il envoya sa main en arrière d'un geste exaspéré, comme s'il eut dans l'idée de dégager cette lubie en la lançant par-dessus son épaule) Ils me font marrer, avec leur fameuse ouverture d'esprit qui ne se justifie que par la dépénalisation officielle de nos moeurs. Ah ouais, c'est sûr qu'on se fera plus coffrer aujourd'hui parce qu'on s'encule…
Trois clients aux tables voisines se retournèrent sur cette grossièreté qu'ils commentèrent sous cape. Pris dans sa diatribe, Augustin ne corrigea pas son intonation :
— … mais d'un autre côté, tu sais comment le milieu psychiatrique considère maintenant l'homosexualité ? Il la classe dans les paraphilies. Une. Putain. De. Paraphilie. On place notre relation au même rang que les pédophiles et ces tarés de sadomasos, bordel !
— Oh là là ! mais que c'est alarmiste tout ça.
— Au contraire, bien trop objectif ! Même l'assoc' ne peut plus rien pour nous !
« L'assoc' », pour reprendre son expression, désignant l'association Au Grand Jour, groupement social à but non-lucratif engagé dans la défense des droits des individus à la sexualité inconventionnelle et déployé à travers le pays par le truchement de multiples centres, dont un à la périphérie de Bordeaux, duquel Augustin avait été fait membre officiel. L'ironie de cette allusion, car il en était une bien connue de Maillou, résidait dans le fait que, si impliqué qu'il se disait dans la représentation de ses semblables, Augustin n'avait remis les pieds au centre depuis quatre ans. « La vie apporte son lot d'impératifs, mais la cause reste ! » clamait-il dès que l'on se prenait à soulever cette ambivalence tachetée d'hypocrisie. Affirmation indéniable. Au vu de la ferveur employée par son compagnon, Paul en avait déduit que ce sujet ne s'ouvrait pas au débat, au risque de tourner à l'empoignade.
— Ce que je veux dire, continua Augustin, c'est que les gens nous tolèrent peut-être aujourd'hui, mais ils ne nous aiment pas et peuvent être foncièrement mauvais et pervers sans aucune excuse. Il faut que tu t'en rendes compte. Je suis persuadé que c'est le cas de ce hibou déplumé.
Comment ne pourraient-ils pas nous aimer ? On est si mignons, fanfaronna intérieurement le sous-brigadier. Un trait d'esprit qu'il garda aussi pour lui. Approuver à demi-mot le point de vue exposé lui parut plus raisonnable, dans la mesure où la soirée débutait à peine et qu'il n'avait aucune intention de la passer avec pour tout comparse une cassette audio de Georges Michael ou la VHS d'un vieux Woody Allen.
— Peut-être bien, concéda-il sans conviction, mais je t'assure que cet élément ne jouera qu'un rôle mineur dans son comportement. Que tu sois gay ou hétéro, il t'en fera baver d'une manière ou d'une autre, tu pourras jamais y couper. Désolé, mais c'est comme ça : Valadié déteste tout le monde, sans distinction. Au moins, on peut pas dire qu'il donne dans le racisme, hum…
Il fit disparaitre le fond de sa bière dans une bruyante gorgée.
— Cependant, reprit-il, et avec un peu de chance, son professionnalisme prendra le dessus et il se montrera plus avenant, le temps de ta formation… ou plus acerbe, s'il ne t'en juge pas digne. C'est quitte ou double. Tiens, tu connais le terme « Wei Ji » ?
— C’est du gallois[3] ? supposa Augustin sans se fendre d’un temps de réflexion.
— Du chinois mandarin, andouille. Un mot qui peut signifier à la fois « crise » et « opportunité ».
— Qu'est-ce qu'il faut pas entendre. Je t'en foutrais, moi, du chinois mandarin.
— Bref, tout ça pour dire que tu ne pourras qu'apprendre à ses côtés, quoi qu'il en soit, et que ce sera tout bénéf' pour toi. Il est relou, mais dans son domaine, c'est un bon.
Apprendre, se faire la main, ainsi s'autonomiser, Augustin en avait la ferme intention. En était même impatient, pour tout ce que cela impliquait : un jour serait-il libre d'exercer sans la pesanteur d'un œil critique sur son épaule, et le sentiment indissociable d'être passé au crible et jugé avec froideur. Plus que quelques semaines, et enfin le Graal. Pourrait-il écluser les funérariums de la région, se forger une expérience dénuée de pression mais tout de même gagner de quoi vivre plus que décemment, seul ou en couple, peu importait. S'il lui avait fallu faire le tour de France pour atteindre ce but, si son amour du lointain avait dû dominer celui de son prochain, eh bien tant pis ; son aventure avec Maillou aurait pris fin ici sans effusion, avec tout au plus de tristes remords qui ne se seraient pas éternisés. La région parisienne eût été l'endroit idéal pour débuter cette nouvelle vie. Là-bas auraient péri ses derniers tourments. L'image tenait du fantasme : travailler pour une agglomération de faible taille mais raffinée où le déficit de praticiens se faisait ressentir, tout en goûtant au stupre des nuits parisiennes. Et Augustin ne se lassait pas de fantasmer.
Fantasmer, mais pas trop longtemps. Retour au pragmatisme et à l'instant présent, en l'occurence : Ange Valadié, son tutorat, ses vacheries. De cet ensemble, Augustin ne retirait rien d'attrayant, bien qu'il fût disposé à reconnaitre le talent de son aîné. Lorsqu'il y songeait, quel fascinant spectacle cela avait été. Observer ces mains, aussi plissées et gâtées que la pomme d'un an trop mûre, vissées sur des poignets noueux, accomplir un ouvrage qui confinait au miracle, et par mille précautions régénérer toute la dignité à laquelle le mort ne s'était pas surpris à rêver depuis trop de temps. Fallait-il qu'un praticien si talentueux fût également aussi inbuvable, vraiment ? Peut-être. Le fameux piquant de la vie, supposa Augustin sans gaieté.
Ah… Quel vilain tour que celui que lui avait joué l'école Jacques Marette. « On vous a trouvé un gars avec de la bouteille mais qui aura besoin de main-d'œuvre. Vous ne pourrez plus vous passer l'un de l'autre, vous verrez. Bonne nouvelle, non ? Allons, souriez un peu ! » Sourire, le conseiller pédagogique n'avait eu que cela à la bouche au cours de cet entretien expéditif. Augustin se figurait mieux pourquoi, à présent, mais ne pouvait pour autant reprocher à l'agent administratif sa pathétique situation. S'il n'avait lambiné dans sa recherche de mentor, jamais n'aurait-il eu à emprunter la route cahoteuse d'Ange Valadié.
— Il est peut-être bon, mais je ne sais pas si je vais réussir à tenir le coup, bougonna-t-il. Il va falloir m'expliquer comment sa femme arrive à le supporter.
Les sourcils de Paul se hissèrent, de même que son intonation :
— Sa femme ? Quelle femme ?
— Quand je suis parti il a baragouiné quelque chose à propos de sa femme qui l'attendait chez lui… qu'elle ne serait pas contente, un truc dans le genre.
— Ben il s'est fichu de toi, y'a longtemps qu'elle est morte, sa femme. Et avant que tu commences à t'imaginer n'importe quoi, je te confirme qu'il est au courant. Ce mec, c'est pas Norman Bates.
— Donc une grosse blague… Évidemment, il n'aurait pas raté une occasion de se payer ma tête, l'autre maboul.
Augustin laissa s'écouler une minute de cogitation.
— Ce qui signifie qu'il avait tout de même trouvé une demoiselle assez stupide pour l'épouser, souleva-t-il alors. Qu'est-ce qui lui est arrivé, à cette pauvre dame ? Elle n'a plus supporté sa bourrique de mari et s'est ouvert les veines ?
Une triste grimace effleura le visage de Maillou. Quand l'envie lui prenait, l'humour venimeux de son partenaire finissait par inoculer un fond de malaise dans la conversation, au point que Paul en venait à lui préférer son sérieux exacerbé.
— Déconne pas avec ça, le mit-il en garde. Aujourd'hui encore, l'histoire est célèbre à Notre Dame, même si elle a plus de vingt ans : Eugénie Valadié a été tuée à son domicile, poignardée à sept reprises dans la poitrine.
Révélation assortie de tapotements de l'index sur son poitrail. Sept tapotements mats, en sept points différents.
Augustin en eut le souffle coupé. Il dévisagea Paul, profita d'une trêve dans le vacarme musical environnant pour lui murmurer :
— Ce n'était quand même pas lui, si ?
— Un cambriolage qui aurait mal tourné. Ceci dit, on n'a jamais retrouvé le criminel, et si la porte d'entrée portait bien des marques d'effraction, on n'est pas certains que des objets aient été dérobés. Alors, oui… Ange a été inculpé. Il a été écroué pendant un bon moment puis est passé devant les Assises. Verdict : non-coupable, par manque d'éléments. Des moyens et des opportunités, mais pas de véritable mobile, et surtout pas assez d'indices. La famille Valadié n'avait pas besoin de sous, elle vivait de façon plutôt confortable, mais techniquement c'était son argent à lui, vu que sa femme bossait pas. On pouvait exclure cette motivation d'entrée de jeu, ce qui laissait plus grand-chose à exploiter. Fallait pourtant un truc. Les gars à la brigade se sont creusé la cervelle jusqu'au trognon ; ils ont prié saint Martin, saint Freud, saint Dostoïevski… Saint Shakespeare, est-ce que je sais moi ? pour décoder le comportement d'Ange et en tirer un début de mobile, quelque chose qui tienne la route. Adultère découvert, coup de folie… tout y est passé, mais, au final, le gros du dossier reposait sur des preuves indirectes et pas mal de ouï-dire, ce qui fait que les jurés n'ont pas été convaincus à cent pour cent de sa culpabilité, et puisque le doute profite à l'accusé… le soir-même, il était libre comme l'air.
La grimace qui plus tôt avait pris racines dans les traits de Maillou s'étira quand il acheva sa narration :
— Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il s'en tire bien, d'autant plus qu'une partie des Islemortois ignorent qu'il est encore en fonction, voire toujours en vie. Il a du bol que ces pipelettes de Catherine et d'Atticus aient assez de cœur, et surtout de pitié…
— J'sais pas qui c'est, Atticus.
— … assez de pitié pour tenir leur langue. C'est une putain de belle fleur qu'on lui fait tous. T'as pas idée du nombre de villageois qui n'hésiteraient pas à le lyncher en place publique. L'affaire est vieille mais pas enterrée. Comme Ange.
Le récit provoqua un vague étourdissement à Augustin. Il passa sa paume sur son front illuminé par la transpiration, essuya ensuite les verres embués de ses lunettes sur l'ourlet de sa chemise. Une bouffée d'air chaud alourdit sa nouvelle question :
— Parce que tu le penses toujours coupable ?
La réponse se fit en demi-teinte :
— J'étais trop jeune quand ça s'est produit, et donc pas en mesure de me forger une opinion solide par moi-même, mais ma mère, comme le reste des habitants du village d'ailleurs, l'avait pour ainsi dire fait pour moi. Elle m'avait toujours averti : « Ne t'approche jamais de ce monstre ! » C'est un refrain auquel j'ai eu droit toute mon enfance et au-delà, on a même continué à me le chanter au téléphone une fois la frontière galloise franchie : « Ça fait quinze ans aujourd'hui, et tu le crois qu'il a jamais payé pour ça, et que y'a jamais eu de procès en appel, et que blablabla… ». Quand j'y pense, quelle sacrée bonne femme, ma mère, avec un sacré caractère. De cochon, diront certains.
Ces révélations ayant vraisemblablement fait avaler sa langue à Augustin, Maillou meubla la discussion par une requête, plus qu'un conseil :
— Même si on passait sur cet événement, on pourrait pas nier qu'Ange a une mauvaise nature. Mais (il leva l'index pour insister sur la nuance à venir) je sais que toi, tu en possèdes une bien meilleure, et que, grâce à ça, tu feras preuve de noblesse et te montreras indulgent avec ce vieux bougre. Ne me fais pas mentir ; je compte sur toi.
Requinqué par ces dires aux faux airs de compliments, Augustin retrouva le sens de la parole, qu'il employa avec parcimonie :
— Mouais… Si tu le dis.
En une lampée, il parvint à la fois à nettoyer sa chopine de son fond de bière et leur échange du spectre coriace d'Ange Valadié.
[1] Euripide ; L’Andromède, Athénée XIII, 516 b : « Tu, deorum hominumque tyranne, Amor ! »
[2] A Flock of Seagulls – 1982 : I Ran (So Far Away).
[3] L’erreur d’Augustin s’expliquerait ici par la prononciation hasardeuse de Maillou, phonétiquement « Wedgy » ou « Wedgie » (= « calé » ou « tire-slip » en anglais).
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