V

21 minutes de lecture

— Une question me taraude : s'il ne s'est écoulé que cinq minutes, selon votre déclaration, entre l'agression de votre épouse et la découverte de son corps, pourquoi avoir attendu avant de prévenir les urgences ? Le médecin légiste a estimé l'heure de la mort aux environs de vingt-trois heures trente-cinq, or votre appel a été enregistré à minuit deux précise. Comment expliquez-vous cette latence ?

— J'admets sans ambages avoir perdu tout sens commun, ainsi que la notion du temps. Il m'est fastidieux de vous l'expliquer de manière rationnelle : en la découvrant ainsi, inerte et maculée de sang, je ne suis pas parvenu… enfin, sa mort ne m'apparaissait pas comme une évidence. Passé le choc de cette vision qui m'a enfermé dans un état cataleptique de plusieurs minutes, c'est une forme de déni qui s'est emparée de moi. Elle ne pouvait être qu'inconsciente, grièvement blessée, mais encore vivante. Je suis même certain d'avoir perçu une faible respiration. Aussi, j'ai cru bon d'essayer de ralentir l'hémorragie et de la garder en vie par tous les moyens à ma disposition. Je comprends que cela puisse sembler désespéré, voire insensé, et je sais pertinemment ce qu'a conclu le légiste, pourtant je reste aujourd'hui convaincu qu'elle n'était pas encore morte lorsque je l'ai prise dans mes bras.

— Peut-être, mais le rapport…

— Elle n'était pas morte ! Je suis prêt à le jurer ! Devant l'État ! Devant Dieu !

— Pardonnez-moi, mais vous êtes tout de même un thanatopracteur chevronné, coutumier des cadavres et des effets du trépas. Vous savez donc reconnaître un mort, si l'on peut le formuler ainsi.

— J'en déduis que, plus qu'un embaumeur, j'étais un homme amoureux.

*

Le fameux trajet « de vingt minutes » se présenta au robuste étudiant comme une balade qu'il aurait effectuée seul en l'espace de dix, tout au plus, et ce malgré le fâcheux embonpoint qui s'acharnait à alourdir sa démarche. Moins de deux kilomètres séparaient l'entreprise de thanatopraxie de la demeure du doyen, reliées par un chemin goudronné dont l'épiderme bulbeux, sous les chaleurs de la belle saison, s'agglutina aux semelles. Le pas trainant, afin d'accorder son avancée avec celle d'Ange, Augustin fit claquer le talon de ses chaussures bateau en harmonie avec l'embout du bâton de marche qui, par à-coups, battait une mesure monotone contre le sol. Cloc… cloc… cloc… unique musique pour égayer le cheminement. Pas de mots, seulement la dureté de ces sons, jusqu'à ce qu'à hauteur d'un embranchement surgît, claudiquant, un vieillard inconnu d'Augustin. L'individu crochu de visage comme d'anatomie interrompit sa marche avec une déroutante brusquerie, et considéra Ange d'un œil torve. Sur ses lèvres crevassées il glissa la pointe de sa langue, tel un aspic.

— Toi là ! T'as un sacré culot de sortir de ton trou comme ça ! C'est à cause de gens comme toi que l'bon Dieu, Il nous a envoyé toutes ces misères. Ça Lui plait pas de voir un enfant de salaud de ton espèce gambader dans les champs, alors Il jette le malheur et les fléaux sur nos têtes à tous !

Pas de réplique. À son allure modérée, Ange le dépassa, ajusta son chapeau en visière afin de protéger des rayons ardents ses ténébreuses pupilles. Augustin continua d'avancer à ses côtés. Dans leurs dos, fusèrent de nouvelles invectives auxquelles Ange n'accorda pas plus d'intérêt :

— C'est ça, retourne à tes magouilles, monstre tueur de femmes ! J'attends avec impatience le jour où je pourrai danser la gigue sur ta tombe ! Le Diable ne mérite aucune sympathie, aucune putain de sympathie, ça non.

Lorsqu'une raisonnable distance le tint éloigné de son opposant, dont le crâne brodé de zona se réduisait à un point brumeux, Ange retrouva son verbe acérée, au moyen duquel il mit en lumière certaines zones d'ombre :

— « Mes magouilles », assez ironique venant d'un aigrefin tel que lui. Inutile de prêter attention à ses élucubrations. Ce cher monsieur porte son humeur en parure depuis la banqueroute de son commerce frauduleux qui l'a obligé à prendre une retraite anticipée et ne lui octroie que deux sous pour vivre. Tu vois où ça mène : à se venger sur ce qu'il peut, à mêler Dieu pour un oui ou pour un non à ses récriminations, à user et abuser de Son nom dans l'espoir de se retrouver à terme dans Ses petits papiers. Et la pluie de poissons n'aura pas adouci le lascar, encore qu'il ne soit pas un cas isolé. La société s'écroule, et c'est un vide absolu que Dieu s'empresse de combler. Il n'a jamais aimé ça, le vide. Il s'y engouffre, et voilà que notre malheur trouve subitement une cause et une issue en une même entité. Hallelujah ! C'est donc bien vrai, ce que l'on raconte : c'est dans la faiblesse que Dieu se fait le plus grand… Et pour quelle grandeur au juste ? Pour peu, l´autre gredin m'imputerait aussi la responsabilité du parasite intestinal qui a élu domicile dans ses boyaux lors de la réunion des paroissiens de St ****, au soir de la tempête. Je sais ce que j'avance, c'est moi qui ai embaumé la plupart de ces tartuffes la semaine dernière, y compris leur prêtre vénéré (un nouveau Jim Jones catholique, si tu veux mon avis). Ce bougre a toutes ses chances d'être le prochain sur ma liste mortuaire. Ah… tout cela me rappelle le temps où les malheureux culs-bénis pensaient échapper aux épidémies en courant s'entasser dans la nef du sanctuaire le plus proche, propageant par la même occasion le fléau qu'ils cherchaient à fuir. La peste, le choléras... la danse même, comme à Strasbourg. Des heures moyenâgeuses pourtant. Que veux-tu ? ils n'apprennent jamais.

Simples rumeurs ou faits avérés, les histoires contées laissèrent Augustin de bois ; au fond, il ne se sentait en aucune façon concerné par celles-ci.

Leur progression connut un dernier ralentissement quand ils virent se dégager d'entre les arbres une arête de tuiles surmontée d'une souche baveuse de cheminée. Ange leva un doigt en direction de l'infrastructure et annonça que leur point de mire était atteint. Augustin prolongea du regard la ligne imaginaire tracée par ce doigt ; elle reliait ce qui se présentait comme un vitrail grisâtre masqué par un treillage de feuilles. Non loin, le murmure d'un ruisseau s'abreuvant à la rivière l'Infidèle s'ébruitait, sous les dernières notes d'une mélodie animale. Une zone calme, presque morte.

Ils pressèrent le pas, autant que les capacités d'Ange le permettaient, abandonnant l'uniformité de la langue d'asphalte pour les cahots d'un layon granuleux. À travers les rideaux de branchages, se dessinèrent les lignes droites de la maison. Elle était une petite villa du début du siècle, haute de deux étages, à l'architecture simple dont le profil prédisait l'atmosphère sépia et l'intérieur lambrissé. Sous son toit cendré, elle présentait une façade de briques uniformément grise, aux traits sévères et percée d'une double-fenêtre, toutefois aveuglée par une paire de volets, ainsi que d'une large porte à la base de laquelle une margelle en pierre brute faisait office de perron. Pas de lanterne, pas de heurtoir ni même un carillon pour illuminer cette lugubre devanture. S'étalait néanmoins en amont de l'édifice un jardinet enrichi de sentiers de gravillons, dont le crépuscule peignait de vermillon la surface claire. Ces laies enceignaient de leurs frontières accidentées quelques carrés de végétation. Si les tapis d'herbe agonisants brûlaient leurs toisons asséchées sous les derniers feux du jour, il subsistait par touches chamarrées d'abondants parterres fleuris à la composition hétéroclite : mosaïques de calices carminés, pétillants périanthes, corolles colorées et pétales pétulants. Des fleurs d'une noblesse délicate, à la hampe si lâche que certaines devaient encore s'accouder à leur tuteur, et que l'on eût jugé idéales pour une première communion. Augustin ne parvint qu'à en identifier le quart. Ses connaissances en botanique ne s'étendaient pas au-delà du rayon tragiquement ordinaire des chrysanthèmes et belladones.

Avec un empressement vacillant, Ange prit la tête du cortège et remonta l'allée rocailleuse, dans son sillage fit crisser la tige de sa canne. Quand fut atteinte la petite marche de l’entrée, il jugula sa course, le temps de dénicher au fond des poches de son pardessus le trousseau de clefs. Dirigé vers le sol, son visage s'effaça pour un temps dans l'ombre du linteau.

Augustin le seconda, traversant le jardin d'un pas incertain. À trois enjambées du perron, sa Dockside butta contre une pierre échappée de sa rangée. Il tangua, retrouva non sans mal son équilibre, un pied dans une jardinière. La maladresse n'échappa pas à Ange qui, se retournant, le morigéna aussitôt :

— Prends garde de ne pas piétiner mes pensées !

Conscient de sa brutalité, il ébaucha le début d'un faux sourire et ajouta sur le ton de la confidence câline :

— Elles me sont précieuses.

Confus, Lourbet retira sa jambe avec une infinie précaution, sentit alors l'ongle de son gros orteil se retirer de concert de sa chair. Il réprima son glapissement comme son exaspération croissante. Plus aucun doute : il ne pourrait retirer la moindre satisfaction de cette maudite journée. Mais, ballotté par les évènements et propulsé si près de l'antre de Valadié, il n'aurait su se payer le luxe de rebrousser chemin.

Ce numéro d'équilibriste permit à Ange d'achever l'inspection de sa basque et d'en extirper le sésame. Deux tours de clef, et la maisonnée ouvrit grand sa bouche édentée.
Quand Augustin fut introduit dans les lieux, le prit instantanément au nez une âcre odeur de tabac. Elle flottait, flânait, musardait avec un naturel qui tenait de la désinvolture, se présentait donc comme une composante de l'oxygène, incrustée dans les lames de plancher et poutres au plafond. Senteur si sévère que l'on eût juré la sentir souffler ses résidus sous les ongles. Ce désagrément dissipé, les éléments du décor se présentèrent aux yeux, aussi sommaires que ceux composant le jardin. Garnissait l'entrée un porte-manteaux tout en fer et en arabesques, trop sophistiqué pour s'affranchir du ridicule. Sur ses tiges recourbées en crochets pendait le pardessus froissé et chapeauté par son compagnon en feutre, dont la silhouette raide donnait la curieuse impression que son porteur, comme un enfant, s'amusait à cacher corps et figure sous les bandes de tissus. Seule l'absence de bottes pour rattacher le corps à la terre biffait encore cette idée burlesque de l'esprit.

Auprès de la pièce de métal : une escalier pentu desservant un premier étage que personne, pas même le propriétaire, n'aurait encore l'occasion d'explorer, en attestait la couche intacte de saleté qui en moquettait les degrés. Et sous l'installation, une porte close signalait soit la présence d'un cellier, soit celle d'une salle d'eau ; la suite de la visite devait confirmer à Augustin cette seconde supposition.

Au salon, peu de mobilier, résumé à une paire de fauteuils capitonnés, une planche de pin brun montée sur pied en fait de table à manger et couronnée de deux chaises en vis-à-vis aux assises de paille tressée. Enfin, sur la droite, reposaient un buffet ancien scarifié ainsi qu'une étagère murale garnie de plusieurs livres de belle taille. Pour seules touches décoratives, on relevait une cheminée gorgée de vieilles cendres, sur la tablette de laquelle un vase rempaillé de Queues-de-lièvre séchées s'engluait dans les fibres d'une toile d'araignée ; non loin étaient suspendues au mur six photographies aux tons beiges préservées par le verre de cadres baroques miroitant sous les paillettes de poussière. Ces instantanés ouvraient la voie à des crochets pour tableaux étalés en faction sur leur pan. Leurs reflets au laiton partirent s'emmêler dans les cils d'Augustin. Autour de ces pièces, aucune trace de décoloration ne permettait d'avancer que des peintures avaient un jour contré le cheminement du soleil, si anecdotique fût-il. En guise d'apothéose, un lustre phénoménal tombait du plafond, suspendu à une chaîne de cuivre. Il était un énorme nœud de rameaux aux extrémités desquels brûlaient les filaments d'ampoules ventrues. Huit ampoules, lesquelles projetaient une aura tremblotante.

L'allure ralentie par sa jeune blessure, Augustin pénétra la pièce-à-vivre (vivre comment ? vivre quoi ? vivre de quoi ? entre ces cloisons branlantes attestant de la mort du quotidien) où Ange déjà s'animait en prévision de sa soirée et vaquait d'un meuble à l'autre, évidant les tiroirs, épluchant tout objet qui lui passait sous la main.

— Je ne te fais pas faire le tour du propriétaire, lança-t-il par-dessus son épaule, l'essentiel est ici.

À la bonne heure ! Augustin n'avait nulle intention d'en découvrir davantage. En ces lieux, tout lui était hostile, oppressant. Il y régnait une influence malsaine aux parfums de cancer et d'oubli de soi. Certes, la maisonnée ne connaissait pas de réel désordre, chaque objet disposait d'une place définie et somme toute bien pensée, mais, à l'issue d'un examen attentif, cette organisation doublée de sobriété trahissait une volonté douloureuse de ne pas s'encombrer et, surtout, de ne plus avoir à maintenir le foyer en vie. Tout y dépérissait. Sur le revêtement laqué, sur la tranche des cadres, sur les bords bombés des dossiers, s'amoncelait la pellicule d'une féroce poussière ; une abondance de ballots éparpillés de loin en loin, cheptels de moutons pelucheux paissant dans un royaume sans prédateur. Sous le feu du fagot dominant la pièce, l'un des carreaux de la fenêtre fit scintiller une entaille, si profonde que le vent d'hiver y eût coulé ses flocons.

Cet esprit d'incurie, le taudis le partageait avec la figure de son propriétaire.

— Ah ! Le voici enfin !

Sur cette acclamation triomphante, Ange sortit sa tête des tréfonds en acajou du buffet, dont il avait extrait un petit cendrier en verre fumé de couleur miel au cœur duquel trônait le filigrane d'une enseigne américaine de restauration rapide.

— Je savais bien qu'il m'en restait un, reprit-il. Celui que j'utilise d'ordinaire m'a échappé des mains et a éclaté hier soir. Je préfèrerais éviter d'avoir à cendrer dans mon évier.

Intrigué par la mention de cet élément, Augustin leva les yeux en direction de la cuisine en bout de salon. Si cette nouvelle pièce se détachait de la première par l'immixtion d'un mur, il réussit à percevoir, par le truchement d'une ouverture dont l'on avait ôté la porte, une partie d'un plan de travail carrelé de motifs fruitiers, très début XIXe provençal, et nanti d'une cuve d'acier brossé d'où se dressait une pile de vaisselle. Une tour de porcelaine dont l'équilibre était préservé par une mue de calcaire, et à l'appui de laquelle se voyaient mobilisées des boîtes en carton ornées d'un même sigle bleu roi, que les lunettes d'Augustin ne lui permirent pas de déchiffrer à cette distance.

En dépit de sa perplexité, il éluda l'énigme de ce capharnaüm, porta son attention sur le reste de la zone. L'obscurité d'une troisième pièce sur sa droite attira son œil. À travers les ténèbres étouffant la salle, se dégagea la pâleur d'un rectangle molletonné, au bord duquel se languissait une couverture de flanelle chiffonnée, comme fondue et s'égouttant sur le plancher. La chambre du vieillard encouragea Augustin à vivement se recentrer sur le salon. Putain, c'était quoi ça ? Il l'avait repérée ; au centre du matelas immaculé, il avait aperçu cette effroyable constellation pourpre, pareille à un gâchis de vin renversé sur un tissu propre.

Un voile de sueur lui gâta la vue. Soudain nota-t-il que plus il souhaitait partir, plus les murs se rapprochaient, enchantés de lui barrer la route.

— Alors, ces clefs ? demanda-t-il, une touche suppliante dans la voix.

Ange acquiesça, à nouveau s'accroupit dans un tonnerre de craquements devant le meuble, puis s'y enfonça sur un commentaire à la hauteur de son âge : « Dieu, que la terre est basse. » Recroquevillé de la sorte, les bras secs et les épaules rentrées, il faisait peine. Si faible et diminué, dans cette maison trop grande pour lui où les secondes s'étiraient en minutes et les heures en jours, où ne restait de sa femme que les tristes souvenirs et l'ombre imprimée sur les planchers quiets. Quiet. Quel étrange choix que celui de cet humble adjectif qui nous isole en nous-même mais ne supporte pas de se trouver isolé, car de sa quarantaine surgit la laideur de sa forme, au détriment de la grâce de son cœur. Un bien curieux choix, né d'un bien curieux hasard, pour désigner l'univers d'Ange Valadié.

Ce fut le voyant ainsi, englouti par les strates aux sombres tonalités, qu'Augustin prit la mesure de sa vulnérabilité. Nonobstant sa propre fatuité, il ne savait demeurer insensible à pareille… détresse ? Oui, ou pas loin. Se sentit-il peu à peu succomber à la miséricorde, du genre de celles qui offrent à un ventre sa ration et son répit à une âme. En l'espèce, ce qu'il aurait d'ordinaire regardé comme une veulerie trop humaine réussit à l'inciter à prêter une oreille compatissante au vieil homme. Ce n'était, après tout, que l'affaire d'une poignée d'heures sans saveur dans un lieu sans couleurs qui ne s'avouait pas mausolée. Un peu de cœur n'y aurait rien gâché. Il ne restait plus rien à gâcher.

Quelque peu radouci, Augustin se surprit à autoriser son regard à explorer les pièces de titre des recueils entreposés sur l'étagère. Des œuvres éclectiques, quoiqu'égales en valeur intellectuelle, ayant aussi bien trait à la médecine qu'à la philosophie, en passant par les arts, la religion et l'Histoire. Ainsi que l'indiquaient leurs noms, certains écrits constituaient des pièces originales rédigées dans la langue natale de leurs auteurs ou sujets d'études : l'anglais de Parkinson, l'italien de Mussolini, l'autrichien de Reininger, le russe de Prokofiev, jusqu'au grec ancien des stoïciens. Collection d'un polyglotte et grand érudit résolu à tirer, dans sa claustration, d'une bouche morte un dialogue plus vivant que celui du vivant et… Ah ! mais attendez donc… Pas d’allemand ?

— Pas d’allemand ?

— Pas d’allemand, trancha Ange.

Soit, pas d’allemand.

Augustin fit ensuite tomber ses iris sur les quatre photographies enchâssées dans le lambris, au moyen desquelles il parvint à inverser la courbe du temps et découvrir les jeunes années du foyer. Sur le papier glacé étaient retracés des instants marquants, des moments sans doute heureux qu'Ange avait tenu à figer dans l'éternité. On l'y contemplait au zénith de son existence : un Ange sculpté dans le coton de son uniforme militaire, sourire radieux aux lèvres et nuée de médailles au collet, enlacer une jeune femme parée d'un même sourire et toute de vichy vêtue. Sur un autre cliché : le même duo pour une même complicité, mais où la robe à carreaux s'était retirée au profit de la majesté d'une pièce bouffante de percale brodée de dentelle et de pierreries. Jolie pièce, couple touchant. Il était d'ailleurs cocasse de constater que le thanatopracteur acariâtre, aujourd'hui plus rêche et fruste que la toile de jute, avait pu jouir en le temps d'une figure passablement charmante. Lourbet eut à le lui concéder. De même, s'il ne réussit à déterminer le degré de beauté de feue l'épouse Valadié, il reconnut l'élégance comme le maniérisme de cette femme, dont le port de tête haut et droit indiquait une indéniable grâce, de celles propres aux grandes dames des années 50. Des dames de bonne compagnie, des épouses obéissantes tout à leurs corvées, leurs maris, leurs enfants, leurs toilettes ; jamais au débat.

— Elle est belle, hein, mon Eugénie ? Personne ne peut le contester, pas même toi. Cette pin-up-là, n'importe quel troupier aurait rêvé de l'épingler au-dessus de sa couchette.

Augustin abonda en ce sens d'un hochement de tête poli avant de fixer ses yeux au centre d'un troisième cadre. Un portrait de famille comprenant les époux Valadié aux côtés d'un enfant en bas âge un rien potelé et grimé en marin du siècle dernier.

— Vous avez donc aussi un fils ?

La question désarçonna Ange qui vit ses pensées se ternir soudain. Lui parler de ce garçon… En serait-il capable ? Un enfant, un fils, que l'homme aimait et haïssait avec une égale fureur. Dégagé de l'imposant meuble, il s'abstint du moindre commentaire. Posa un regard teinté de mélancolie sur Augustin. Muré dans cette inquiétante fixité, il fit glisser deux clefs d'argent entre ses doigts malingres. Sur ses mains, un réseau tentaculaire aux ramifications d'un bleu cobalt esquissait les contours de larges alvéoles.

— Nous y viendrons en temps voulu… souffla-t-il enfin. Puis, se reprenant : En attendant, voici les clefs.

Les passe-partout chantèrent joyeusement dans l'air, pendus à la pince des phalanges. Augustin les fourra dans la poche de son pantalon.

— Mes félicitations ! claironna Ange.

Sur quoi, il lui tendit la main et pressa une paume écailleuse contre la sienne. Fort de cette conciliation temporaire, il proposa de trinquer à la gloire du moment. Simple diversion ou véritable rameau d'olivier entendant démêler leur relation chaotique, Augustin ne savait où penchait la vérité. Toutefois, l'histoire personnelle de cet homme étrange commençait à piquer sa curiosité, démangeaison irrésistible qui, à elle-seule, le convainquit d'attendre le récit promis, qu'un peu d'alcool aiderait peut-être à délayer.

— Un whisky, si vous avez.

« Whisky », la réponse égaya le vieux croque-mort ; elle confirmait que l'éducation du jeune Lourbet n'eût pas à être revue de A à Z.

— Ça par exemple, un Bordelais qui ne réclame pas de vin ! J'aurais tout entendu.

— Pour tout vous avouer, je suis originaire du Languedoc. Ça ne fait que sept ans que je me suis installé en Aquitaine. Cela dit, mon père est bien Girondin, lui.

Il arrêta là sa confession, prenant le parti de garder pour lui les détails, somme toute anodins, de cette relation père-fils. Une relation aux airs soit de cordiale entente, soit de nouvelle guerre froide, suivant l'humeur des parties, mais qui lui octroyait tout de même la jouissance gracieuse d'un logement en ville ainsi qu'un véhicule dont il n'avait pas à assumer les charges usuelles. Honnête rétribution qui n'exigeait de lui, en retour, rien de plus que de taire ses mœurs inorthodoxes ; Lourbet père n'en était pas friand, ce dont Lourbet fils ne se souciait guère, tout bien considéré. Bah, cette digression devrait déjà suffire à le pousser à s'ouvrir sur sa famille, supposa-t-il. Pour le moment, Ange se borna à disparaître derrière le mur assurant la liaison avec la cuisine. Il s'ensuivit un tumulte aux accents cristallins, puis il reparut, les mains chargées d'une paire de verres anguleux plus hauts que larges ainsi que d'une bouteille pansue au fond de laquelle se dévidait la robe ocre du breuvage vieilli en fut.

— J'ai toujours un bon écossais en réserve, déclara-t-il en épandant l'ensemble sur le plateau verni de la table, à proximité du cendrier.

Il invita Augustin à le rejoindre. Loin de s'en faire prier, ce dernier tira vers lui la chaise de bois qu'il examina d'un œil dubitatif et sur laquelle il entreprit de s'installer avec une lente prudence. L'assise de paille, si elle ne bénéficiait d'aucune sorte de confort, eut au moins le mérite de soutenir sans protester les cent-dix kilos de cette forte corpulence. Dès qu'il se fut assuré de la solidité du meuble, Augustin décida de reprendre les rênes de la conversation, qu'il amena avec un effort de finesse :

— Vous ne recevez pas souvent ?

Ange combattit un rire moqueur qu'il transforma en un gloussement roulé sur la langue.

— Mon palace ne serait-il pas à ton goût ? Je te reçois avec un whisky de vingt ans d'âge et ce n'est pas suffisamment accueillant ?

Au cours de cette sarcastique répartie, il avait tiré de sa poche un paquet de cigarettes sans filtres afin d'en coincer une dans le rideau de sa moustache. Les volutes crachées par le bâtonnet d'herbe brune ravivèrent la migraine d'Augustin. Il n'en révéla rien, désireux de préserver la discussion de trop d'intermèdes.

— Je n'avais pas l'intention de vous froisser, mais je mentirais si je vous disais que je n'avais pas remarqué la… euh… la simplicité de votre intérieur.

Sans l'ombre d'un ressentiment, Ange opina. Par ses narines il évacua une nappe de fumée, qui lui conféra l'aspect menaçant d'un dragon celtique.

— Je n'ai rien d'une fée du logis. Dans mes instants d'honnêteté, il m'arrive de l'admettre. Tout cela (sa main balaya la pièce) était assuré par Eugénie, elle qui tenait toujours à ce que sa maison soit en ordre, « En ordre et saine » comme elle aimait le répéter. Ce n'est pas moi qui l'aurais contredite, et j'avoue également m'être laissé gagner par la fainéantise, un peu par sa faute, beaucoup par la mienne. Par moment il m'arrive tout de même d'avoir… comme un regain d'énergie me dictant de redonner un peu de lustre au mobilier ou d'arroser mes fleurs, mais cette occasion se fait de plus en plus rare. Avec les années, l'envie s'amenuise au profit d'un ennui qui reste sourd aux semonces de la honte. « Honte, honte, honte… c'est (pourtant) toute l'histoire de l'humanité ; ainsi parlait Zarathoustra[1]».

Il s'interrompit pour plaquer sa main contre sa bouche, assourdir au creux une vilaine toux. Sa seconde main, toujours outillée de sa cigarette, s'éleva lentement, la paume dressée vers Augustin.

— Excuse-moi, reprit-il dans un raclement de gorge qui s'acheva sur un visqueux renâclement. Petite toux bégnine, ce n'est rien, tout va pour le mieux. (Il sortit un mouchoir de sa poche et y sonna un tonitruant coup de trompette) Bon, comme je le disais : le temps a fait son œuvre et me voici à présent, seul et fatigué, à ruminer ma peine entre les quatre murs de cette maison pétrifiée dans la misère, ou bien dans la froideur mortuaire de ma salle d'embaumement.

— Vous ne sortez donc jamais ? Je veux dire, en-dehors de ce petit trajet entre le funérarium et votre domicile.

— Pour quoi faire ? Ici je ne manque de rien : un toit sur la tête, des repas financés par l'État et livrés directement devant ma porte, des recueils à la conversation plus intéressante que celle des locaux ; et s'il me faut effectuer un déplacement plus long qu'à l'ordinaire, du type de ceux que requiert un soin à l'hôpital Nord, l'établissement envoie ses hommes me récupérer à mon domicile et m'y raccompagner sitôt le travail achevé. L'hôpital, où je peux d'ailleurs me fournir en médicaments, à l'occasion. Comble du bonheur, la brave Catherine se charge de m'approvisionner en cigarettes dès que je le lui ordonne. C'est d'une simplicité désarmante.

Il marqua une brève pause durant laquelle il observa, son menton saillant avec pugnacité, la chenille de cendre s'ouvrir sur une braise à bout de souffle.

— Et si cette éventualité te traversait l'esprit, ajouta-t-il sur un registre plus grave, je préfère y couper court tout de suite : non, je ne prends pas même le temps de me rendre au cimetière. Pas une fois depuis sa mort, qui est plus âgée que ce whisky devant toi, je ne me suis confronté à sa tombe.

Prenant garde de ne pas trahir sa curiosité, Augustin ne prononça pas un mot mais pencha son buste en direction de l'orateur, les oreilles dressées. Trois bons centimètres manquaient désormais entre les hommes en grande conversation, trois centimètres que les convenances imposaient et qu'Augustin garda pour secrets dans un coin de sa tête.

Le vif intérêt porté à son récit n'échappa pas à Ange qui, flatté de parvenir à capter l'attention d'un monstre de roguerie, précisa sa pensée tortueuse non sans un certain effet de style :

— Tu comprends, il aurait été d'après moi aussi saugrenu pour moi que pour elle que je vienne tout apprêté me recueillir sur ses restes. La garder si près de moi reviendrait à partager le reste de mon existence, non pas avec un tendre souvenir, mais avec un fantôme, qui n'en est pas vraiment un. Un bien triste sort… Et puis, un peu de tenue que diable ! je n'ai aujourd'hui plus l'âge de conter fleurette. Même à une défunte, ça ferait désordre, quoi que puissent en penser les enfants du coin. (Le sourcil haussé d'Augustin lui recommanda de s'expliquer) N'as-tu jamais entendu cette petite comptine au village ? Il faut dire qu'elle est un peu datée.

De son timbre grésillant, Ange entonna les premières strophes d'une lugubre ballade :

À la nuit tombée, où s'rend le vieux Valadié ?

Une faucille sur son dos, il trottine tout voûté.

Jusqu'où ? Au cimetière Ste Maria,

Visiter sa victime préférée.

Crrr crr crrr… creuse la terre de ses ongles crottés,

Pour être sûr qu'Eugénie n's'est pas réveillée.

À l'ombre d'un mausolée, l'croque-mort part ensuite se terrer.

Ssss Ssss Ssss… fait glousser sa faucille acérée ;

À l'ombre d'un mausolée, l'croque-mort guette ton arrivée.

Si tu croises son chemin, cours vite te cacher,

Avant que n'te fauche le vieux Valadié.

Si glauque que sonnait cette ode lyrique à la sournoiserie infantile, il ne donna pas signe de rancœur en la chantonnant, mais son ton retrouva de son sérieux lorsqu'il poursuivit :

— Qui plus est, le risque permanent de me faire descendre au détour d'une tombe refroidit quelque peu mes ardeurs.

[1] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883) : Première partie, « Des miséricordieux ».

Annotations

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0