Petites combines
Une heure s'est écoulée depuis que j'ai laissé cet abruti de Cédric. Dans quel merdier nous a-t-il mis ? J'ai beau lui expliquer en long, en large et en travers les règles du jeu, il ne peut s'empêcher de sortir du cadre. Les petites combines pour se ravitailler occasionnellement afin de se faire un trip entre potes. Pourquoi pas ? Mais de là à devenir des caïds ou des mulets, il n'y a qu'un pas.
Cet âne m'oblige à changer mes plans, il va me falloir lui sauver encore la mise. Depuis que je le connais, je joue du rouge et cet empaffé fait tapis sur la noire. Il se complait à choisir toujours le mauvais numéro, le 13 synonyme d'emmerdes à tous les étages. Ce soir, je sens qu'il a chopé le gros lot et avec Matthieu on va devoir recoller les morceaux. D'ailleurs où est passé Matthieu ? Sur son dernier message, il m'a précisé qu'il allait choper le pompon, aussi ce soir il passait son tour. Parfait, du coup je me démerde avec Cédric et j'essaye de rattraper ses conneries.
Mon plan pour la soirée était totalement différent, j'avais l'intention de fêter avec Manu notre réussite au bac, peinard chez mon père. On se serait posé sur le canapé pour mater un vieux film. C'était sans compter sur les frasques de Cédric, il vient de m'envoyer un message inquiétant. Pour le coup, il me gonfle, Manu doit me rejoindre, hors de question de le planter.
Son copain Olivier m'avait proposé de venir fêter nos diplômes avec eux, c'était pour soi-disant faire plus ample connaissance. On est assis sur les mêmes bancs depuis trois ans, j'ai eu le temps de les côtoyer. Il croit quoi ? M'amadouer pour rentrer dans son clan ? Il se fout le doigt dans l'œil s'il espère me faire changer de camp. Quand je vois comment mon vieux trime chaque jour à répéter mécaniquement les mêmes gestes, je ne vais pas aller grailler des petits fours avec ces bourgeois.
Si Manu savait ce que certains de ses amis sont prêts à faire pour s'en mettre plein les poches sans rien foutre. Peut-être qu'un jour, j'arriverai à lui ouvrir les yeux. Il est tellement différent d'eux et encore plus quand nous sommes que tous les deux. Comme ça m'insupporte de le voir suivre le groupe sans broncher. Il est temps que je lui fasse découvrir la vie, la vraie. J'ai décidé que ce se serait cet été où jamais. J'ai envie de lui proposer d'aller squatter chez ma grand-mère maternelle au bord de l'océan. Ça fait tellement de temps que je veux aller prendre l'air. Qui sait ? Ça pourrait lui plaire. Remarque, je n'ai pas envie de lui laisser le choix.
En attendant de rejoindre mon pote Cédric à l'adresse convenue, j'observe mon père assis sur notre canapé défoncé. La chienne a posé son museau sur ses genoux, il la caresse avec tendresse. Anouchka est devenue sa fidèle compagne depuis que maman nous a quittés. Mon vieux m'impressionne, malgré son désespoir, il reste éternellement souriant. Moi, je noie mon chagrin en étant accro à la fumette. Je n'ai rien trouvé de plus intelligent. Les premières fois, c'était pour me défoncer, me vider la tête. Quand je me regarde dans le miroir, je me dis que je suis un vrai connard.
Il est 21h sur l'horloge du salon, Joseph s'accorde un plateau télé. Mon père mate la rediffusion du match de foot d'hier. Tout à coup, il s'emporte contre l'arbitre et s'apaise aussitôt réalisant son erreur puis m'interpelle :
— Zach, si tu veux, je te laisse la voiture ce soir.
— Et toi, tu vas faire comment ?
— T'inquiète, j'ai tout prévu, Pierre me prendra au passage. C'est jour de covoiturage.
— Super, merci.
— Tu as assuré ton bac, c'est la moindre des choses que je puisse t'offrir. Par contre promets-moi, tu picoles pas.
— De toute façon, j'avais prévu d'inviter Manu à la maison, si ça te va.
— Ok, je serais plus rassuré de te savoir ici. C'est un bon petit gars, ce P'tit Manu.
Je regagne ma chambre après avoir déposé un bisou sur son front. Il me murmure du bout des lèvres un "je t'aime," auquel je réponds "moi aussi" sans m'attarder. Un "je t'aime", je suis aujourd'hui incapable de les lui offrir de peur de le voir s'évanouir. La dernière personne à qui je les ai dit, ce fut à ma mère le soir où elle est partie pour prendre sa garde de nuit. Ils ont glissé de ma bouche sur sa joue au moment où son dernier battement de cœur s'éteignait. Je ne sais pas si un jour, je serai capable de les redire à qui que ce soit.
Je pousse la porte de ma chambre et m'écroule sur mon lit. Je scrute le plafond, j'en connais les moindres fissures. Papa me demande souvent si je veux les reboucher. À chaque fois je lui réponds en plaisantant qu'elles sont bien là où elles sont. Ces touches d'imperfections me rappellent mes propres cicatrices. Après tout, la vie n'est pas un chemin lisse, sans embûches ni emmerdes.
Je prends une lente inspiration, il est temps que je lise mes notifications. Elles sonnent et me rappellent sans cesse que le pire ou le meilleur m'attendent. Ma seule lueur d'espoir dans cette nuit, aller chercher Manu. Il me faut le prévenir avant qu'il ne monte dans le bus. Ce serait trop bête de le rater.
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