Sale goût
Franchement, Manu a tout pour plaire : de l'humour, le sens de la répartie et une écoute similaire à celle de mon père. Pas sûr qu'il apprécie la comparaison. En attendant, j'ai deux options : une histoire bien dégueulasse pour le faire flipper à son tour. Ce serait de bonne guerre. En y repensant il a eu sa dose d'émotions fortes en vingt quatre heures. La seconde est moins drôle mais à cette heure tardive, lui confier ce qui rend mes nuits minimalistes me ferait du bien. Il est temps que je lui en parle. Peut être qu'au final, il préférait un truc bien crade mais là, je veux déballer mon sac. Il devient trop lourd à porter.
— Bon, alors tu craches ton histoire. Je comprends que tu réfléchisses à me rendre l'appareil et en grand seigneur j'accepte la sentence.
— Non, une autre fois qui sait, je te torturerais. Là, je pense qu'il est temps que tu connaisses un peu de mon passé.
— Qu'est ce que tu entends par là ?
Je prends une grande inspiration, avale une bouffée de nicotine, l'expulse lentement et joue avec les volutes de fumées.
— Tout va bien Zach ?
— Oui, pas sûr par la suite.
— Pourquoi je ne comprends pas ? Après, tu peux ne rien…
Je pose mon index sur sa bouche pour ne pas lui laisser le temps de terminer sa phrase. Ses lèvres sont brûlantes et mon doigt glacé. Le contraste est saisissant. Tant que j'en ai le courage, il faut que je me lance. Je ne veux pas qu'il m'offre une issue de secours en changeant de sujet. J'ai juste envie qu'il écoute mon récit d'un trait, ensuite il pourra s'exprimer. Je vois les flammes danser dans ses iris, de jolies étincelles mordorées crépitent dans ses yeux. Je ne souhaite qu'une chose, deux bras solides pour me rattraper le moment venu parce que je me connais, un torrent de larmes va s'échapper, mon corps va céder. Je ne pourrais plus rien contrôler et le seul qui m'a vu dans cet état jusqu'à présent, c'est mon père. En confiant à Manu, une part de mon chagrin, je n'attends pas de lui un réconfort paternel, mais quelque chose de différent.
— Mon p'tit Manu, promets-moi de ne pas m'interrompre.
Il hoche la tête. Je me tourne afin de fixer mon regard vers l'horizon que l'obscurité efface petit à petit. Manu se positionne à ma droite, je peux ressentir son corps frissonner, réagissant au vent qui se lève. À mon tour, mes poings se serrent, je les glisse dans mes poches et débute mon récit :
— Avant tout, laisse-moi te parler d'elle, celle pour qui j'aurais tout donné. Ma maman s'appelait Stella, elle venait de fêter ses quarante ans. Je me souviens à la minute près de ce mercredi de juin. J'étais dans la cuisine, nous rentrions du cinéma et préparions le dîner. Les cours étaient terminés depuis deux semaines. La veille, j'avais passé ma dernière épreuve du brevet. Elle m'avait proposé de faire une de ses après midi juste entre nous. Une de celles qu'elle appelait les "mam folies". Depuis que je fus en âge d'aller à l'école, son mercredi m'étais réservé. Tous les autres jours, elle prenait soin de ses patients. Ils en avaient de la chance, c'était une infirmière au cœur d'or. Son dévouement m'impressionne encore.
Je marque une pause, lève les yeux au ciel et ne peux quitter du regard la Grande Ourse. Je sens mes muscles se contracter, ma mâchoire se serrer et je ne peux m'empêcher de mordiller ma langue. Mes yeux me piquent. J'essaie de retrouver un peu d'air quand sa main vient se poser sur mon épaule, ce geste m'incite à poursuivre.
— Si je devais un jour me réincarner, je voudrais enfiler le costume de ma maman. Elle est mon héroïne. Je me souviendrais toujours de ce mercredi de carnaval où elle avait revêtu une tenue de Wonder Woman, c'était la plus cool et la plus jolie. Le plus drôle, elle avait pris sa garde de nuit ainsi vêtue. Pas sûr que sa cheffe ait apprécié. Elle s'en fichait et ne s'était pas démontée pour autant. Les malades n'avaient pas vu ça d'un mauvais œil. Un brin de folie dans le service de cancérologie, son petit bonus pour ses écorchés vifs. Comme tu as pu le constater mon père a un planning compliqué. Mes parents ont toujours essayé de faire se croiser au mieux leurs emplois du temps. Mais ils les avaient organisés pour que je ne sois jamais délaissé ou à errer dans les rues. Si elle bossait de nuit, mon père lui était en journée et inversement. Le deux juin de cette année-là, j'ai fêté mes 15 ans. Je devenais un jeune libre de vivre sa vie pleinement comme ils me l'avaient toujours conseillé. Enfin ce mercredi là, jour des enfants, pour rien au monde, je n'aurais voulu rompre le rituel. Cédric et Mathieu me charriaient régulièrement, je m'en fichais.
Je marque une nouvelle pause, je sens mon corps se décomposer. Quoiqu'il en soit il resteront gravés en moi. Ce sont de doux souvenirs. Je raconte toute cette période agréable pour retarder au maximum la suite. Je veux partager ces années formidables que j'ai pu vivre à ses côtés. Cela n'empêche pas la boule de grossir dans mon estomac. Elle me tord le ventre. Si je la laisse remonter, je vais devoir m'éloigner pour vomir. Les doigts de Manu serrent un peu plus fort mon épaule. Je poursuis avec courage :
— Pendant toute ma primaire, elle m'accompagnait à mes activités, souvent Jérémie était de la fête jusqu'à qu'il quitte la ville avec sa mère. Quelque soit l'heure où elle terminait le boulot, même si le sommeil lui manquait, ses yeux pétillaient et son visage esquissait un fabuleux sourire. Je l'imagine encore dans les tribunes du gymnase, assise, un bouquin à la main. De temps à autre, elle jetait un coup œil pour me voir évoluer sur le terrain de basket. Stella était différente des autres mamans, elle encourageait tout le monde sans exception et remettait en place les parents trop virulents. Sur le chemin du retour, elle me disait combien elle était fière de mes progrès.
J'échappe un sourire. Manu me bouscule pour que je continue. Il reste silencieux à mes côtés comme je lui ai demandé. À sa manière, il réussit à me maintenir à la surface.
— J'ai essayé un tas de sports sans jamais arriver à me décider. Les sports collectifs correspondaient plus à mon caractère. J'ai testé en parallèle des sports individuels. Le premier fut le judo en sixième pour apaiser mon caractère affirmé. Je pense que mes parents voulaient me démontrer que la bagarre ne m'apporterait rien après l'incident en fin de primaire. Même s'ils m'avaient pardonné mon coup de tête pour défendre Jérémie. Ils voulaient que j'apprenne à contrôler mes émotions. Cet art martial m'a transmis des valeurs de respect. Après une année, j'estimais avoir fait le tour de la question. En cinquième, ce fut le VTT de descente, de sacrées poussées d'adrénaline. En quatrième, j'ai mis les pieds dans un club de tennis de table. Le sport était sympa mais pas assez speed pour moi, j'ai terminé la saison pour dire de ne pas abandonner en cours de route. Pour mon ultime année de collège, j'ai opté pour la course de fond. Je ressentais le besoin d'évacuer le stress. Je pense qu'à ce moment-là, j'aurai pu faire un triathlon, j'avais une forme olympique.
Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé depuis que j'ai entamé mon histoire. Des minutes, une heure. J'ai l'impression que mes mollets sont en béton, un début de crampe remonte le long de ma cuisse. Mes pieds s'enfoncent dans le sable. Je voudrais redevenir tout petit juste pour pouvoir serrer ma mère dans mes bras. Je me rapproche de Manu, il est mon phare dans les ténèbres.
— Ce 24 juin, vingt heures sonna au clocher de l'église, papa rentra épuisé de sa journée de boulot. Il ne montrait aucune lassitude mais avec maman nous le savions. Une fois le seuil franchi, il passait à autre chose. Il embrassa maman, la prit dans ses bras et lui chuchota des mots doux à l'oreille. Pour le jeune ado que j'étais, le tableau était une douce représentation de l'amour, le vrai. Après cette soirée-là plus rien ne fut pareil. Chaque mercredi où ma mère bossait de nuit, je sortais Anouchka et nous faisions un bout de chemin ensemble. Nous discutions ouvertement. Ce soir de juin, même s' il pleuvait fort, je tenais à l'accompagner. Au bout de la rue, maman m'a demandé de faire demi-tour. Alors j'ai rebroussé chemin. Perdu dans mes pensées, j'ai bousculé un mec. Anouch a grogné. J'ai voulu m'excuser mais il avait disparu. Je n'ai pas tout de suite prêter attention à la réaction de ma chienne. Ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille, ce n'était pas dans son habitude de ronfler après qui que ce soit. Je sentais qu'elle était inquiète, nous avons donc fait demi-tour et j'ai entendu des cris…
Je n'en peux plus, le sol se dérobe sous mes pieds, j'ai l'impression qu'on m'a installé dans un étau et que l'on prend un malin plaisir à le serrer. J'ai un sale goût dans la bouche. J'ai la tête qui tourne. Des images affluent dans tous les sens, j'ai la sensation d'avoir du sang sur mes mains. Je courre tout habillé en direction de l'eau pour enlever les traces rouges sur les doigts et pour me débarrasser de cette odeur de fer qui remonte dans mon oesophage. J'ai dû mal à respirer, mes battements de cœur s'accélèrent. Je m'écroule à genoux et fond en larmes avant même d'avoir pu raconter la fin de l'histoire.
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