Vertige ascensionnel
Les vagues viennent lécher les genoux de Zach qui a du mal à reprendre sa respiration. Je l’aide à se relever. Il s’effondre de nouveau, cette fois-ci dans mes bras.
— Je suis désolé, Manu.
— Dis pas ça…
— Non, tu ne comprends pas, me dit-il en me regardant dans les yeux, plein de larmes.
— Qu’est-ce que je ne…
— Ma mère…Elle…
A ce moment-là, je me doute de ce que ses lèvres vont prononcer. Il s’autorise enfin à évoquer sa mère. Je sais seulement qu’elle est décédée. Le jour où il me l’a appris, c’était au détour d’une conversation. Je le revois se retenir un instant, ému, avant de me sourire et de changer de conversation en évoquant les talents de cuistot de son père. Soirée pizza à la maison, ça te dit ? Sur le moment, j’accepte illico, bien content d’être invité et surtout soulagé d’éviter ce qu’il aurait pu me révéler, car je ne sais pas comment j’aurais dû réagir. Aujourd’hui encore, je ressens une forme de lâcheté chez moi, celle de ne jamais avoir eu le courage de lui demander dans quelles circonstances sa mère est morte, partagé entre le respect de son silence et mon envie de savoir, sans qu’il interprète cela comme une intrusion forcée dans sa vie privée.
— Zach, tu n’es pas obligé de…
— Si, il le faut. Tu dois comprendre pourquoi...
Son corps tremble encore, il tente de le maîtriser mais ce qu’il me lâche d’un bloc ne fait que redoubler son ébranlement.
— Ce soir du 24 juin, il faut que tu saches que ma mère a été tué, poignardée.
Mes yeux s’écarquillent d’effroi. Je suis sidéré.
— Je suis désolé…
— Arrête, c’est moi qui devrais m’excuser…
C’est la meilleure, il plaisante où quoi ?
Nous sommes interrompus par les aboiements d'Anouchka, suivie d’Étienne, envoyé par Pierrette, inquiète de ne pas nous voir rentrer. A nos têtes, il comprend qu’il vient d’interrompre quelque chose de lourd, il regrette aussitôt en rebroussant chemin. J’ai juste le temps de le rattraper et lui demande de m’aider à escorter Zach qui, même s’il semble pouvoir marcher sur ses deux pieds, pourrait s’effondrer à nouveau. Étienne hoche la tête et ne demande aucune explication. Je le remercie d’un regard. Puis tout se passe très vite. Une fois à la maison, Pierrette prend dans ses bras son petit-fils. Malgré l’heure tardive, elle tient à nous préparer une tisane avant que nous montions nous coucher. Une fois dans la chambre, nous constatons que nos affaires y sont déjà. Contrairement à moi, il ne faut pas cinq minutes à Zach pour s'endormir.
*
Il est six heures du matin. J'entends Zach doucement ronfler au-dessus de moi sur le lit superposé. J’ai été réveillé plusieurs fois par son sommeil agité. Il parlait tout haut, mais je n’ai rien compris à ce qu’il disait. Sa confession a tourné en boucle dans ma tête.
Je comprends mieux à présent pourquoi il fume de la beuh. Certes, il y prend manifestement du plaisir mais je ne pense pas que cela soit la raison principale. Elle lui sert aussi à oublier certains passages de sa vie. Ça fait déjà trois ans que sa mère n’est plus de ce monde et je réalise qu’il n’arrive pas à s’en remettre. Je n’ose à peine imaginer si j’étais à sa place. Comment je réagirai ? Mon raisonnement est simpliste, la réalité est plus complexe, je présume. Jamais je ne me serais douté qu’il souffrait autant. Sur la plage, on aurait dit un petit enfant en fusion avec sa mère, comme si elle était encore vivante. Ça contraste tellement avec le mec casse-cou, au volant de la BMW de mon père. Zach a toujours bien donné le change devant les autres, un sacré caméléon. Il pourrait en dire autant en ce qui me concerne, mais pour d’autres raisons bien sûr. Que dois-je déduire de tout ça ? Je repense alors à l’anniversaire de ses dix-huit ans. À notre baiser.
Il est trois heures du matin, la fête est retombée, nous ne sommes qu’une poignée d’invités à être restés à dormir chez Géraldine. On est tous affalés sur les canapés. Cédric, Matthieu et deux autres potes du lycée se font passer un énième pétard, ils sont complètement stone. Géraldine, elle, est complètement bourrée avec son verre vide à la main. Elle glousse avec deux autres copines devant des vidéos débiles de Tik-Tok. Quant à moi, je suis enfoncé dans un grand fauteuil que je partage avec Samuel, un mec que je ne connais pas, un copain de Géraldine. Comme moi, il ne dit pas grand chose. Je crois même qu’il commence gentiment à s’endormir sur mon épaule. La grosse gênance.
Zach me sauve la mise en me faisant signe de le rejoindre dehors, deux bières à la main. Adossés au mur du fond du jardin, nous sommes cachés des autres. Nous trinquons. Il me remercie pour la surprise qu’on a organisée avec Géraldine. Ça n'a pas été une partie de plaisir de composer avec elle, tellement elle était over depuis quinze jours. A bien y réfléchir, j’aurais dû l'étrangler une bonne fois pour toutes. Évidemment, j’évite de lui dire le fond de ma pensée. A la place, je lui sors un laconique “Y’a pas de quoi”. Mais il insiste en me remerciant plusieurs fois, ça lui tient visiblement très à coeur. Je suis ravi, persuadé d’avoir marqué des points dans notre amitié. Il pose sa bière vide dans l’herbe. La mienne est à moitié pleine, mais je me sens repu et la pose à mon tour. On est là dans le silence de la nuit, à observer les étoiles sans rien dire. Je n’aurais jamais rêvé pouvoir partager un moment seul avec lui, surtout durant cette soirée. Je sens mon pouls s’accélérer. Profite, Manu, profite, après tout, tu le mérites. Soudain, je sens une bête dans mon dos. Je me relève pour la faire sortir de dessous mon t-shirt. Mais elle continue à me chatouiller. Zach me conseille d’enlever mon haut. J’hésite, mais c’est lui qui prend les devant et commence à le soulever. Surpris, je rigole et lui dis d’arrêter, mais je ne résiste pas vraiment. Dans la confusion de nos gestes, je renverse ma bière sur mes chaussures en toile. Zach se marre et m’encourage à les retirer, elles aussi. Cette fois-ci, je ne me fais pas prier. Il me regarde, hilare. Je ne comprends pas exactement, ça le fait rire autant, mais, à vrai dire, je m’en fous. Je lui conseille de baisser d’un ton, on pourrait réveiller les voisins. Il met un doigt devant ses lèvres pour me montrer qu’il a compris mais en réalité, il continue à se poiler. Je suis à la fois gêné et trop content de notre complicité.
Il continue encore plus fort, mais cette fois-ci je plaque ma main devant sa bouche pour le faire taire. Son corps s'immobilise sur le champ, sa main vient retirer délicatement la mienne et sans que je m’y attende, Zach vient coller ses lèvres contre les miennes. Mes yeux s’agrandissent de surprise, déconcerté par son audace. Sans réfléchir, je réponds à son baiser en accentuant la pression. Le goût grisant de ses lèvres déchaîne mes ardeurs. Je me laisse aller et laisse ma langue s’insinuer dans sa bouche. Il répond immédiatement à mon invitation, en enserrant mon visage dans ses mains. Un vertige ascensionnel pénètre mes sens et se diffuse dans tout mon être. C’est aussi bon qu’inespéré. Je dois être en train de rêver, ce n’est pas possible autrement. Soudain, un bruissement de feuilles près de nous. Nos lèvres se séparent instinctivement. Excuse-moi,…échappe-t-il avant de le voir détaler, me laissant là, abasourdi.
Ça fait déjà un mois, et ce baiser m’obsède. Je n’ai jamais osé lui en reparler. Lui non plus. J’ai peur qu’il réitère son excuse d’avoir trop bu. Je me persuade du contraire depuis, mais ce matin, c’est la première fois que je doute vraiment. Etienne a beau me dire que que j’ai une chance, je crois surtout que Zach a voulu effacer cet épisode en se comportant comme avant, et confirmer son rôle de très bon pote. Et cette nuit, avec ce qu’il vient de me révéler sur sa mère, il est peut-être temps pour moi d’accepter qu’il est préférable que nous restions amis. C’est mieux comme ça. Je grimace, je ne suis pas prêt à m’y résoudre, même si je n’ai pas beaucoup d’espoir. C’est reculer pour mieux sauter. Un truc que j’oublie aussi et qui ne me rassure pas. Camille saura-t-elle tenir sa langue ou essayera-t-elle de lui ouvrir les yeux ? Il ne faudrait pas qu’elle s’en mêle, c’est déjà assez compliqué comme ça.
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