Chapitre 3 : La Cérémonie - (1/2)

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C’était le dernier jour du douzain. Personne ne travaillait ce jour-là et l’école était fermée. Deirane avait passé la matinée au bord de l’eau à paresser au soleil. L’heure du deuxième repas approchait. Il était temps de rentrer, même si en sauter ne lui faisait pas peur. Cette nuit-là, elle n’arrivait pas à dormir. Elle s’était levée à l’aurore, avait gagné la plage dès que les gardes avaient rendu le pont praticable, ce qu’ils faisaient six calsihons avant l’aube, et avait assisté au lever de Fenkys, allongée nue sur un rocher. Seules les deux jumelles l’accompagnaient. Les deux fillettes avaient adoré jouer à la lueur des étoiles. Venant de la Nayt qui ne considérait pas le noir comme portant malheur, la nuit ne leur faisait pas peur. Et c’était vrai que nager dans l’eau d’une noirceur quasi absolue, sans presque rien voir autour de soi lui offrait une expérience irréelle qu’elle allait certainement renouveler. Peut-être même la ferait-elle partager à Dursun. L’adolescente adorerait cette expérience.

Quand les premières concubines commencèrent à arriver, pouvant la relayer pour la surveillance des deux fillettes, elle s’endormit. Pour toute autre personne qu’elle, cela aurait été imprudent. Toutefois, le sort qui la protégeait empêchait que quiconque lui fît du mal. Le résultat était donc qu’elle avait sauté le repas du matin, et c’était la faim qui la réveilla. Le soleil était sur le point d’atteindre le premier tiers de sa course. En regardant autour d’elle, elle constata que ses vêtements avaient disparu. Voilà une attaque à laquelle elle n’avait pas pensé. Traverser nue les jardins pour rejoindre le palais ne présentait pas de problèmes pour une concubine. Certaines l’auraient réalisé sans états d’âme alors que cela mettait Deirane très mal à l’aise. De toute évidence, ses ennemis, qui connaissaient ce point faible, ne chômaient pas. Rentrer nue ne la tuerait pas. Cela ne l’humilierait même pas selon les critères de l’endroit. Seule sa pudeur serait soumise à rude épreuve. Elle rappela les jumelles.

Deirane ne s’attendait pas à la souffrance que constitua son retour. Beaucoup de concubines se promenaient dans le plus simple appareil ou presque dans les jardins et les couloirs du palais sans attirer plus qu’un intérêt distrait. Mais Deirane était spéciale. La constellation de pierres précieuses et le motif brodé au fil d’or qui lui couvrait tout le corps la rendaient unique. Bien peu avaient pu avoir l’occasion de l’admirer en totalité et c’était la première fois qu’elle l’exposait à la vue de tous. Son trajet se passa donc sous le regard inquisiteur de ses compagnes, et même quelques eunuques, pourtant généralement discrets, ne purent s’empêcher de la fixer. Certaines la suivirent pour la contempler plus longtemps. Elle avait atteint le bord de la crise de nerfs quand elle réintégra sa chambre.

Comme d’habitude, Loumäi avait tout rangé. Elle s’occupait d’étaler la prochaine tenue de la journée sur le lit. En entendant sa maîtresse entrer, elle se retourna. Elle devina tout de suite l’état de stress dans lequel elle se trouvait. Et elle commençait à suffisamment la connaître pour en savoir la raison. Elle sortit du placard le premier drap qu’elle attrapa et en enveloppa le corps menu de Deirane. Cette dernière lui adressa un regard reconnaissant. Maintenant qu’elle se sentait plus à l’aise, elle se calma. Elle jeta un coup d’œil sur le lit.

— Voyons ce que tu m’as préparé pour m’habiller, dit-elle.

Elle découvrit avec surprise une tenue en soie blanche brodée en fils noirs de motifs sinueux qui n’évoquaient rien de rassurant. L’ensemble lui parut minuscule et bien loin de ce qu’elle appréciait porter lors de ses jours de repos. La jupe, basse sur la taille, s’arrêtait en haut des cuisses. Elle était si serrée qu’elle ne pourrait marcher qu’à tout petits pas. Quant au haut, il ne pouvait ni lui cacher la poitrine ni la soutenir. Et si montrer la naissance de ses seins ne lui posait aucun problème, bien au contraire, laisser apercevoir leur galbe, comme c’était le cas ici, la mettait très mal à l’aise. Avec cette tenue, on verrait en totalité ses jambes, son ventre, son dos jusqu’en dessous de sa chute de rein et la plus grande partie de sa gorge. Heureusement, l’ensemble était accompagné d’une longue cape, dans le même tissu blanc, qui descendait au ras du sol. Une fibule en or la maintiendrait fermée. Le résultat lui parut surprenant, on l’exhibait pour en fin de compte la cacher.

— C’est pour la cérémonie, expliqua Loumäi.

— Quelle cérémonie ?

— Tous les douzièmes jours de chaque douzain, avec Brun.

— Je n’ai jamais assisté à une cérémonie avec Brun.

— Vous n’étiez pas concubine.

Donc sa nomination ne l’obligeait pas seulement à coucher avec Brun, mais aussi à participer à des événements avec lui.

— Quand la cérémonie aura-t-elle lieu ? demanda-t-elle.

— Au cinquième monsihon.

— Et le repas ?

— Pas de repas aujourd’hui. Uniquement le premier et le dernier. C’est pour ça que le premier était plus copieux.

Premier qu’elle avait sauté. Et elle allait rater le second et vraisemblablement le troisième aussi. Jamais elle ne tiendrait si longtemps. Elle dévora les quelques fruits qui restaient dans la coupe posée sur la table, certainement sa seule nourriture jusqu’au soir.

À son retour de la douche, Dursun l’attendait dans sa chambre. L’adolescente se substitua à Loumäi pour l’aider à s’habiller en papotant avec elle. Depuis qu’elles dormaient loin l’une de l’autre, Dursun se sentait obligée de raconter à son amie tout ce qui se passait dans le harem, en oubliant que Deirane se trouvait aux premières loges pour le savoir. Disposer un point de vue différent se révélait quand même utile. Il ne manquait plus que la broche, à l’effigie d’Orvbel, que Brun lui avait offert lors de son douzième anniversaire. Elle était tenue de la porter à chaque sortie officielle, afin que tout le monde comprît à qui elle appartenait. Dursun prit dans son écrin pour la fixer sur le corsage.

— Merci, dit Deirane.

Le temps qu’elle s’habillât, Loumäi avait préparé le nécessaire pour la coiffer. Le sort qui la protégeait permettait à Deirane de bénéficier d’une peau intacte sans le moindre défaut. Elle n’avait besoin d’aucun soin pour être parfaite. Elle savait que ce n’était pas le cas de toutes les concubines, surtout de celles au teint clair comme elle. Elle se devait quand même d’être maquillée. Et ses cheveux blonds nécessitaient des brossages longs et réguliers. C’était en général Loumäi qui s’en chargeait, parfois Dursun. Et Deirane adorait qu’on s’occupât d’elle.

Sauf que ce jour-là, l’eunuque qui devait conduire Deirane au rendez-vous avec Brun arriva beaucoup trop tôt à son goût. Elle n’eut que le temps de mettre sa cape et de laisser son amie fixer la fibule avant de le suivre.
Son costume n’incluait aucune chausse, même pas des sandales. Heureusement, le trajet qu’emprunta son guide comportait un sol recouvert de tapis ou de moquette. À sa grande surprise, il la fit passer dans l’aile en face de la sienne, et de là dans les accès de service. Ils descendirent au deuxième étage et suivirent le couloir jusqu’au bout. Après plusieurs portes, ils arrivèrent dans une antichambre où Brun l’attendait.

— Vous êtes en retard, reprocha-t-il.

— J’ignorais que je devais participer à cette cérémonie, se défendit-elle.

— Pourtant un eunuque est venu vous prévenir au lever du soleil.

Lætitia et Mericia, qui tenaient compagnie au roi, la saluèrent poliment, sans cordialité cependant. Tous, y compris Brun, étaient enveloppés dans la même cape qu’elle. Brun se mit face à une porte richement décorée, Mericia et Lætitia prirent place derrière lui. Cette dernière fit signe à Deirane de se mettre à la fin de la queue.

— Vous portez l’héritier, expliqua-t-elle, quand Mericia et moi nous serons décalées, vous vous placerez à la droite du Seigneur Lumineux.

Deirane hocha la tête, elle avait compris.

Quand tout le monde fut en position, le préposé ouvrit la porte. Brun entra suivi de ses concubines les plus hautes. Mericia et Lætitia se séparèrent, laissant Deirane avancer au côté de son maître.

Elle se tenait dans une loge royale qui offrait un panorama sur le grand temple de Matak. Elle n’avait jamais pénétré dans ce bâtiment. Il se trouvait dans la cour d’honneur, ce qui l’aurait obligé à sortir du palais — elle ignorait que des couloirs permettaient de l’atteindre par l’intérieur — pourtant elle reconnut l’endroit. Vu la magnificence des lieux et les vitraux, ce ne pouvait être que cela.

À sa gauche, un balcon accueillait les concubines, les domestiques et les eunuques. Des eunuques armés occupaient l’escalier qui accédait au niveau du sol, isolant ces dernières de la foule. À sa droite, un autre permettait aux bourgeois et aux riches d’assister à la cérémonie. Tout en bas, le petit peuple se pressait le long d’une allée centrale totalement vide de monde. La teinte dominante était une sorte de bleu ciel. Même les colonnes torsadées qui soutenaient les balcons étaient taillées dans cette pierre étrange.

Au milieu de la nef, idéalement placé pour être vu depuis la loge royale, se dressait l’autel : un bloc de basalte noir sculpté de motifs à l’effigie de Matak. Il était bordé d’une rigole qui se terminait d’un côté par un bec verseur.

Deirane et ses compagnes n’étaient pas seules dans la loge, au second rang. Orellide et Pers se tenaient à droite et derrière encore Chenlow. À sa gauche, Dayan assistait à l’office en compagnie de Cali. Elle ne trouva aucune trace de Larein. Où se trouvait-elle ? Était-elle dispensée de cérémonie ? Quelle chance ! Deirane ne croyait pas en Matak. Sa déesse était la Mère. Si elle avait pu échapper à cette épreuve, elle l’aurait fait. Dans son esprit, Matak était un dieu mauvais. Une divinité qui soutenait des esclavagistes l’était forcément.

Brun s’avança jusqu’au garde-fou qui bordait la loge. Deirane le suivit. Les deux concubines les encadraient. La foule l’acclama. Pendant l’ovation, il ôta sa cape. Lætitia et Mericia firent de même, révélant une tenue identique à celle de Deirane. Avec retard, elle les imita, le visage en feu. Puis ils s’assirent. À la façon dont elle voyait bien le public, elle comprit qu’elle-même était tout aussi visible. Brun et sa suite constituaient le spectacle aussi bien que ce qui allait se passer sur cet autel.

Des tambours au son grave se mirent à battre la mesure. Un diacre, reconnaissable à la ceinture dorée qui lui ceignait la taille, ouvrait la marche. Il balançait en un large mouvement, un encensoir qui répandait une odeur lourde. Puis le cortège religieux entra. Ses membres avançaient lentement, en rythme avec les percussions. Au milieu de tous ces hommes en robe cérémonielle noire, une femme revêtue d’une cape identique à celle de Deirane les accompagnait, à ceci près qu’elle possédait une capuche qui lui masquait le visage.

Les prêtres se disposèrent en demi-cercle derrière elle. Le pontife, le seul qui portât une soutane chamarrée, lui faisait face. Il avança la main pour défaire la fibule qui maintenait sa tenue en place. La victime recula. Deux acolytes sortirent du rang pour lui empoigner les bras. Ainsi immobilisée, elle ne put se dérober quand le prêtre la dénuda, parce qu’en effet, elle ne portait aucun vêtement.

Deirane eut alors la surprise de reconnaître la chevelure flamboyante de Larein. Ainsi donc, c’était là qu’elle était, comme grande prêtresse de la cérémonie. Si tel était bien son rôle. La façon dont son corps était cambré et la poigne avec laquelle les acolytes la maintenaient étaient le signe qu’elle n’était pas volontaire pour se trouver à sa place.

Un diacre apporta une coupe en jade, un autre lui tira la tête en arrière pendant qu’un dernier la forçait à ouvrir la bouche. Le pontife lui versa le liquide dans la gorge. Elle essaya de recracher. Il lui pinça le nez. Elle n’eut pas le choix, elle dut avaler pour pouvoir respirer. Pendant l’opération, Deirane croisa son regard. Ce n’était pas sa morgue habituelle qui l’habitait, mais la terreur. Elle savait ce qui allait se passer, et cela lui faisait peur.

Au bout d’un moment, son corps s’amollit. Elle cessa de se débattre. Ses tortionnaires purent relâcher la tension sur ses bras. Ils l’aidèrent à se remettre droite et la lâchèrent. Elle ne réagissait plus. Deirane était sûre que la coupe contenait une drogue. Mais laquelle ? Ce n’était pas un anesthésique puisqu’elle tenait debout sans assistance.

Deirane chercha des explications à ce qui venait de se passer vers Lætitia. La belle Naytaine semblait aussi effarée que l’officiante en contrebas, c’est Mericia qui osa ouvrir la bouche.

— Ce n’est pas la cérémonie habituelle, fit-elle remarquer, d’habitude, on ne drogue pas les volontaires.

— En effet, répondit Brun, Matak est un dieu juste. Il peut récompenser les fidèles honorables, il peut également punir les coupables.

Ainsi donc, Larein avait commis quelque chose qui avait déplu à Brun. Elle pouvait se montrer violente et il l’avait déjà rappelé à l’ordre. Elle avait dû dépasser les limites une fois de trop. Méritait-elle ce qui l’attendait ? Parce que ce n’était pas fini. Ce n’était pas d’être dénudée en public ni de l’obliger à boire une drogue qui la terrorisait à ce point. Pas une femme aussi dure qu’elle.

En bas, la cérémonie continuait. Le pontife se tourna vers l’autel. Ses acolytes entamèrent une lente mélopée, au rythme des tambours alors que deux diacres s’avançaient, tenant quelque chose dans les mains. Le premier posa un cratère, en argent incrusté de vermeil, à la gauche du grand prêtre, et le second un broc de la même matière. D’une façon grandiloquente, l’officiant prit le broc de la main droite et versa l’eau dans le vase. Clair au début, le liquide se troubla pour finalement devenir rouge, couleur du sang. La foule acclama le miracle qui s’accomplissait une fois de plus. Matak acceptait l’offrande. Il trouvait la femme qu’on lui donnait à son goût.

Le pontife attrapa Larein par le bras et la fit monter sur l’autel. Elle manifesta une dernière résistance quand il lui attacha le poignet gauche à un anneau situé au-dessus de sa tête. Une fois que ses autres membres se retrouvèrent à leur tour entravés, elle était totalement soumise. Le diacre qui tenait le cratère plein de sang se mit face au grand-prêtre. Il y trempa sa main. Puis il traça des symboles sur la peau de la jeune femme. Sa réaction se limita à détourner les yeux pour ne pas voir ce qu’il faisait. De son point de vue, Deirane ne reconnaissait pas la signification des dessins, cependant leurs volutes lui donnaient la nausée.

Quand l’officiant eut fini son œuvre, il étendit les bras au-dessus du corps et prononça une prière. Puis il recula et attendit, le visage levé vers la loge royale. Larein serra les dents, prête à endurer ce qu’il lui infligerait. Elle n’avait plus de volonté, tout en restant consciente de ce qui se passait. C’était horrible.

Brun se mit debout. Deirane en profita pour observer Mericia. Elle ne disait rien, ses mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil parlaient pour elle. Quelques mois plus tôt, Brun avait menacé de la punir et Deirane découvrait de ce que cela signifiait, elle comprenait pourquoi la belle concubine était aussitôt redevenue docile.

— Serlen, appela Brun.

— Quoi ?

— C’est toi la victime. Doit-il continuer ?

— Comment ça ? Elle ne m’a rien fait. Rien de grave.

— N’a-t-elle pas agressé sexuellement la chanceuse Dursun ?

— Ce qu’elle a fait subir à Dursun ne présente aucune mesure avec cela. C’est horrible d’infliger cela à quelqu’un.

— Cela veut dire non, je suppose.

— Bien sûr que c’est non. Il n’est pas question que je cautionne son supplice, quoi qu’elle ait pu faire, cria Deirane sous le coup de la colère.

— Cali confirmes-tu cette décision ?

— Pourquoi moi ?

— Ne t’a-t-elle pas menacée de te défigurer et de te mutiler ?

— S’il te plaît Brun, intervint Dayan, ne mêle pas ma compagne à tes affaires.

Brun regarda son ministre. Son expression se radoucit.

— Excuse-moi, dit-il finalement. Tu as raison. Cali, je te prie de m’excuser. La décision est donc du seul ressort de Serlen.

— C’est non.

Il tendit le bras dans le vide et leva le pouce vers le haut, comme lors des jeux du cirque. À regret, le grand prêtre baissa la tête. Malgré la distance, Deirane put voir le soulagement envahir le visage de la victime.

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