Chapitre 3 : La Cérémonie - (2/2)
La cérémonie continua. Les prêtres entonnèrent une série de chants que l’assistance reprit avec eux. Cela dura plus d’un monsihon(1), pendant lequel Larein resta exposée sur l’autel. Enfin, le moment du sacrifice arriva. Un officiant apporta un coussin sur lequel reposait un long poignard. Le grand prêtre récita une prière en le prenant. Et il se tourna vers l’offrande. Le rythme lancinant des tambours reprit. Il embrassa la lame, puis il la leva au-dessus de la poitrine délicate. De peur, Larein se cambra, ce qui eut pour effet de dresser ses seins vers le ciel, comme si elle les offrait au sacrifice.
La lame s’abaissa, le sang gicla. Il éclaboussa les plus proches. Il coula dans la rigole pour se déverser dans une petite coupe. Un prêtre la saisit, il la tendit au prêtre qui en but une gorgée. Puis il passa devant tous ses frères à qui il la présenta. Quand ils en eurent tous consommé un peu, il parcourut l’assistance afin que tous ceux qui le désiraient pussent communier. Malgré la petite taille de la coupe, elle en contiendrait assez pour tout le monde.
Pendant qu’il circulait dans la foule, le grand prêtre continuait. Avec précision, il découpait la chair tendre de la jeune poitrine. Il plongea la main dans les entrailles et en retira le cœur encore palpitant. Il le brandit pour le faire admirer aux fidèles. Puis il le jeta dans une coupe. Il y saupoudra une substance noire. Une flamme jaillit de l’orifice pour le consumer. Il ferma la coupe d’un couvercle qu’il éleva au-dessus de lui. C’est à cet instant seulement que Larein s’arrêta de respirer. Sa tête bascula sur le côté. Son regard s’éteignit.
Soudain, Brun rejoignit le grand prêtre. Deirane était si concentrée sur ce qui arrivait à Larein qu’elle ne s’était pas rendu compte que le roi s’était éclipsé. Sous sa cape qu’il avait ôtée, il était torse nu, vêtu que d’un pantalon serré qui mettait en valeur la musculature de ses cuisses. Sur sa poitrine était suspendu le symbole de sa dignité, le gros soleil en or accroché à une chaîne en argent. Un symbole qu’il ne portait presque jamais tant il était lourd.
Le prêtre lui passa le récipient contenant le cœur calciné. Brun le souleva au-dessus de sa tête.
— Matak, père de toute foi, restaure ce qui a été détruit. Régénère ce qui a été consumé. J’en appelle à ta puissance.
Il brandit le vase avant de le poser sur l’autel, à côté du corps supplicié. Il ôta le couvercle et y plongea la main. Il en retira le cœur absolument intact, bien que maculé de cendre. Il le montra à l’assistance qui ovationna le roi. Puis quand le brouhaha se fut calmé, il se positionna devant la concubine sacrifiée. Il posa l’organe sur la poitrine et le remit en place.
— Matak, seigneur Matak, rend son souffle à ta servante.
Il prit le cratère plein de sang et le versa sur la plaie. Au début, le liquide coula écarlate, souillant le corps. Puis il devint clair et lava la peau de sa saleté. Il termina avec un broc d’eau pure que les acolytes venaient de bénir. Dessous, la peau se révélait intacte, exempte de toute blessure. Il acheva le nettoyage, restituant à la peau sa virginité immaculée. Aucune trace de l’éviscération n’était plus visible. Enfin, il posa ses mains dessus, une sous la gorge, l’autre entre les seins et appuya de toutes ses forces, tout au moins il en donna l’impression — s’il l’avait réellement fait il aurait brisé les côtes — en récitant des prières. Soudain, le corps se cambra. La poitrine se souleva dans une longue inspiration avant de retomber puis de reprendre un rythme normal. Le regard de Larein se ralluma, elle tourna la tête vers Brun et lui adressa un sourire fugace. Quand il enleva les mains, elle hoqueta comme si jusqu’à présent c’était le roi qui lui insufflait sa force. Au bout d’un instant, elle finit par respirer seule.
Devant ce prodige, l’assistance qui jusqu’alors restait silencieuse, retenant son souffle, partit dans un délire d’ovations. Les hurlements à la gloire de l’Orvbel et de son roi si puissant, aimé de leur dieu au point qu’il accomplît des miracles à sa demande couvraient toutes paroles.
De son point de vue, Deirane n’était pas dupe. La foule, au ras du sol, n’y avait vu que du feu alors qu’elle surplombait la scène. Elle avait remarqué que le couteau n’avait pas entaillé les chairs. Le prêtre n’avait que barbouillé le buste de sang pour faire croire qu’il avait éventré sa victime, alors qu’il ne l’avait même pas égratigné. L’organe sortait d’une trappe située à côté du corps et c’était là que Brun l’avait replacé. Ce n’était pas un cœur humain d’ailleurs. Il restait l’arrêt puis la reprise de la respiration. Elle l’attribua à des drogues soigneusement dosées. Elle ne pouvait pas nier que ce qu’avait subi Larein était pénible. N’importe quelle femme normale aurait été traumatisée, la violence de la concubine ne changeait rien à l’affaire. Cependant toute cette mise en scène n’était que de la comédie. Matak était un faux dieu comme elle le pensait depuis le début, une création des prêtres d’Orvbel. Seule la famille divine était réelle.
La cérémonie terminée, le temple se vida sans que personne ne libérât la sacrifiée, la laissant exposée aux regards jusqu’au bout. Parfois, un fidèle venait poser la main sur elle pour s’emparer un peu de la magie de Matak. Peut-être certains voyaient-ils là l’occasion de toucher une concubine du harem, une des plus belles femmes du monde. Elle subissait le contact sans broncher. On avait l’impression qu’après ce qu’on lui avait infligé, elle était devenue indifférente à ce que l’on infligeait à son corps. Elle se contenta d’adopter une posture tordue, inconfortable, qui lui permit de resserrer les jambes pour préserver son intimité. C’est une fois que le dernier fidèle fut sorti qu’un prêtre consentit à la libérer. Sa seule réaction consista à se mettre en position fœtale. Elle protégeait sa poitrine comme si on la lui avait vraiment ouverte. Même si le couteau n’était pas aiguisé et que la lame fut rétractable, la vigueur des coups du pontife était certainement douloureuse.
Pour Deirane s’en fut trop. Elle chercha comment descendre la rejoindre. C’était possible, Brun l’avait fait.
— Comment va-t-on en bas ? demanda-t-elle.
— Pourquoi ? renvoya Mericia d’un ton sec.
— Elle n’a pas besoin de ton aide, remarqua Lætitia. Regarde.
En effet, trois concubines venaient d’entrer dans la nef. L’une d’elle, Terel, Deirane savait qu’elle était la lieutenante de Larein. En les entendant arriver, l’attitude de Larein changea. Elle s’assit sur le bord de l’autel le temps qu’elles parvinssent à son niveau. Son regard croisa celui de Deirane. Cette dernière lui sourit. Après tout, elle lui avait évité le pire. L’expression amusée qui s’afficha sur le visage de la sacrifiée lui parut quand même totalement inattendue.
— Je ne comprends pas, s’étonna Deirane, elle ne se comporte pas comme une femme qui a manqué d’être violée en public.
— Le grand prêtre ne se serait jamais permis d’exercer une quelconque violence sur une concubine royale, répondit Lætitia.
— Tu n’as toujours pas compris, intervint Mericia, tu crois vraiment qu’il suffit de la tenir par les poignets pour l’obliger à accomplir quelque chose dont elle n’a pas envie !
Il la maintenait quand même très fort, pensa-t-elle.
— De tous les participants, c’était elle qui s’éclatait le plus, continua-t-elle. Elle n’a jamais été droguée, elle n’a été forcée à rien du tout. Elle s’était mise d’accord avec le grand-prêtre avant la cérémonie sur les détails de ce qu’il allait lui infliger. Même si le prêtre l’avait abusée, cela n’aurait pas été sous la contrainte. Telle que je la connais, je parierais qu’elle aurait pris son pied. Elle n’était que l’actrice principale d’une représentation donnée à la population.
— Les gens aiment quand ça se passe dans la violence, expliqua Lætitia. Larein leur en offre pour leur argent. En plus, sa chevelure de feu ajoute au spectacle.
Deirane se laissa tomber sur son siège.
— J’y ai vraiment cru, se désola-t-elle. J’ai cru que Brun l’avait punie pour ce qu’elle avait fait à Dursun.
— Qu’a-t-elle fait subir à Dursun ? objecta Mericia. Elle lui a mis la main au panier ! Et le roi la sanctionnerait pour cela ! Soit sérieuse.
— Alors pourquoi a-t-elle dit ça ? Et pourquoi as-tu protesté pour le sort de Larein ?
— Ce n’était qu’un test. Et tu as échoué.
Échoué ! Pourquoi ? Parce qu’elle s’était montrée indulgente avec Larein ? C’était vraiment un pays de taré. À chaque fois qu’elle croyait avoir touché le fond, elle découvrait qu’il existait un niveau plus bas encore.
— Ce serait peut-être une bonne idée que tu prennes de la drogue quand ce sera ton tour, remarqua Mericia.
— Comment ça, mon tour ?
— On y passe toutes, répondit Mericia en se levant. Tôt ou tard, on fait une bêtise qui nous envoie en bas. Et il n’y a que Larein pour aimer cela.
Ce que cela impliquait laissa Deirane totalement sans voix. Lætitia, comprenant son désarroi, lui posa une main sur l’épaule.
— N’aie pas peur. Avec la drogue, tu ne te rends compte de rien. Ça passe. Et puis, n’oublie pas qui est Larein. Elle adore la violence, qu’elle s’exerce sur les autres ou sur elle-même. Elle nous a offert des prestations pires que ça.
En contrebas, Larein, sereine, quittait les lieux en compagnie de quelques-unes de ses compagnes, sous la vigilance de quelques eunuques. Même lors des cérémonies religieuses, ils ne laissaient jamais une concubine seule hors du harem. Aucune des femmes ne prononça le moindre mot tant qu’elles n’eurent pas réintégré le harem. Une fois que leur escorte les libéra de leur surveillance, les discussions se lâchèrent.
— Nous avons un problème, lui annonça Terel.
— Lequel ? demanda sa cheffe.
— Sarin. Elle nous a trahies.
— Sarin ? Et qu’a-t-elle fait pour cela ?
— Elle marche avec Serlen.
Cette nouvelle l’étonna.
— Je croyais que Serlen ne l’aimait pas.
— Elle les a aidées à exécuter quelque chose.
— Quoi ?
— Je l’ignore. Sauf que c’est suffisamment important pour que Serlen l’accepte dans son groupe.
Sans s’arrêter, Larein prit la serviette que lui passait sa lieutenante et s’essuya le visage.
— Que fait-on ? demanda cette dernière.
— Rien, répondit Larein.
— Mais, on ne peut pas laisser cet affront impuni.
Larein s’immobilisa, manquant de se faire percuter par celle qui la suivait.
— Je n’ai pas dit ça. Nous allons découvrir ce que Sarin a fait pour cette garce. Puis, nous irons la voir et nous aurons une grande discussion avec elle.
— Sarin me semble la mieux placée pour nous apprendre ce que Serlen a trafiqué, remarqua Terel.
La concubine dévisagea sa compagne.
— Une fois de plus, je crois que tu as raison. Allons lui parler. Nous avons des choses à lui dire. Où se trouve-t-elle ?
— Elle doit se trouver dans sa suite pour se changer après la cérémonie, se précipita la seconde accompagnatrice.
Le regard que lui renvoya Larein lui glaça le sang.
— Et après, savez-vous comment elle compte occuper son après-midi ?
Les compagnes de Larein se dévisagèrent, inquiète. La troisième du groupe qui s’était tue jusqu’à présent, une petite jeune récemment intégrée dans la faction intervint alors.
— Moi je sais, s’exclama-t-elle.
D’un sourire, Larein l’encouragea à continuer.
— Je l’ai entendu dire qu’elle trouvait le coucher de soleil magnifique et qu’elle allait le croquer ce soir.
— Comment peut-on croquer le soleil ? gloussa celle qui s’était fait rabrouer. Ça ne se mange pas.
— Imbécile, répliqua Larein d’un ton cinglant. Quand une peintre parle de croquer, elle ne parle pas de manger.
La cible de son venin prit un air contrit. Larein se mit à marcher en rond pour réfléchir. Soudain, elle s’immobilisa.
— Je sais où elle est ! s’écria-t-elle, ou plutôt où elle se trouvera bientôt. Avec ce palais immense qui bouche une bonne partie de l’horizon, je ne connais pas beaucoup d’endroits qui offrent une vue dégagée pour assister au coucher du soleil.
Terel sourit. Elle avait compris elle aussi. En fait, seule celle que Larein avait traitée d’imbécile n’avait toujours pas trouvé l’emplacement où Sarin allait poser son chevalet.
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1 - Un peu plus de 2 h 30.
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