Chapitre 6 : la nouvelle

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Le déluge n’en finissait pas de tomber. Même si les pluies de feu étaient rares dans la région, comparées à leur abondance dans le village natal de Deirane, elles étaient suffisamment nombreuses pour nécessiter des précautions. Or, si les nuages empoisonnés pouvaient être identifiés avec un peu d’expérience, une fois l’averse entamée il n’était plus possible de savoir si la précipitation était saine. On ne pouvait le déterminer qu’après coup en analysant l’eau récoltée. Les concubines étaient donc cloîtrées dans leurs quartiers respectifs. Comme d’habitude, Deirane avait préféré rester avec ses amies dans la salle de repos des novices. Pour l’heure pas d’amusement. C’était de travail qu’il s’agissait, comme tous les débuts de mitan.

Chenlow entra. Il n’était pas seul. Une jeune femme l’accompagnait : belle bien sûr, comme toutes celles qui étaient introduites en ce lieu. Deirane l’observa, intriguée. Elle n’arrivait pas à déchiffrer son expression. Cependant, les coups d’œil affolés qu’elle jetait autour d’elle en disaient long sur son désir de se trouver là. La magnificence de la salle ne l’impressionnait pas. En revanche, quand elle posa son regard sur Deirane, elle sursauta. Ce n’était pas son visage qu’elle fixait, c’était son poignet. Plus exactement son bracelet.

— Une stoltzin, s’écria Dursun.

L’adolescente avait raison. Cette nouvelle recrue était une représentante de cet ancien peuple, bien qu’elle ne portât pas de bracelet d’identité helarieal. Elle devait donc provenir du Mustul.

Chenlow la pilota jusqu’à la table ou les trois femmes travaillaient leurs leçons du matin.

— Serlen, reprocha-t-il, tu ne devrais plus venir ici.

— J’en ai le droit, si les chanceuses m’y invitent, se défendit-elle.

— Bien sûr, vous pouvez faire comme bon vous semble dans les limites du harem. Je te conseille quand même d’essayer d’établir des alliances avec d’autres concubines plutôt que de les laisser se liguer contre toi.

L’eunuque n’avait pas tort. À part Nëjya, qui appartenait à Jevin, et Sarin, toutes ses partisanes étaient des novices ou des enfants. Le seul lien qu’elle avait pu constituer hors de ce groupe, elle l’avait perdu en l’obligeant à l’aider afin de faire parvenir un message en Helaria. Message qui reposait certainement au fond de l’eau maintenant. Une idée stupide qui ne pouvait pas marcher. C’était mieux finalement. Utiliser Cali déplaisait à Chenlow, il l’avait expliqué à Deirane de façon percutante. Sans les jumelles, il l’aurait sûrement tuée. Quoique son tatouage l’eût protégée, elle ne serait pas morte. Ce qui était pire, car elle avait pleinement ressenti chacun des coups qu’il lui avait portés. L’eunuque était très fort. En rayant Cali de la liste de ses relations, elle se mettait à l’abri d’une autre correction.

— Serlen, Dursun, Nëjya, je vous présente Arsanvanague, votre nouvelle compagne.

— Arsanvanague, ce n’est pas un nom helarieal, s’étonna Deirane.

— Peut-être d’un ancien haut royaume, proposa Dursun.

Cette fille réfléchissait vite. Elle savait que les réfugiés de ces territoires détruits avaient rejoint la Pentarchie un demi-siècle auparavant. Elle en avait tiré les conséquences sur les patronymes en vigueur dans l’Helaria moderne.

— Tu brûles, répondit Chenlow, elle vient bien d’un royaume de la Mer intérieure, mais il n’est pas ancien du tout. Il est même très actuel.

— Mais, commença Deirane, il n’y a plus de…

— Melia, l’interrompit Dursun.

— Je vois que tu as bien appris tes leçons, la félicita Chenlow.

Bien sûr, la Melia. Ce pays se situait si loin à l’ouest qu’il avait échappé à la vengeance exterminatrice des feythas. Même si ce n’était ni le plus grand ni le plus riche des États de la Mer intérieure, autrefois il faisait bien partie des hauts royaumes. Cependant, des douzaines de jours de voyage dans un environnement mortel le séparaient du reste de la civilisation. Les contacts avec lui étaient très difficiles. La voie terrestre était bloquée, seule l’Helaria se risquait à commercer avec eux, grâce à la mobilité que leur procuraient leurs vaisseaux. Sauf que l’Orvbel aussi disposait d’une flotte, elle avait tendance à l’oublier. Peut-être avait-elle découvert la route employée par l’Helaria pour rejoindre ce pays lointain.

Elle cessa ses réflexions et se concentra sur la nouvelle arrivante. Arsanvanague semblait perdue. Cela n’avait rien d’étonnant. Avec leur isolement, les citoyens de la Melia ne devaient rien connaître du commerce négrier. D’ailleurs, elle se demandait comment on avait fait pour la transporter jusqu’ici. Seule l’Helaria maîtrisait la technologie pour traverser les passes mortelles qui menaient à la Mer Intérieure.

— Kelyätmetea le, lui souhaita Deirane.

La stoltzin la regarda, intriguée, et de toute évidence sans comprendre un traître mot de cette phrase, pourtant l’une des plus universellement connue de la langue helarieal. Un stoltz qui ne parlait pas l’helariamen, voilà quelque chose qu’elle croyait impossible. Diverses tentatives montrèrent qu’elle ne connaissait pas non plus l’yriani, le naytain ou l’orvbelian. Cette absence de langage commun allait poser un problème.

— Je vois avec plaisir que tu essaies de communiquer, constata Chenlow.

— C’est normal, regardez là, elle est complètement perdue.

— On ne le serait pas à moins, répliqua Nëjya, je l’étais moi aussi quand je suis arrivée ici.

— Oui, seulement tu connaissais au moins des rudiments d’helariamen ou de naytain.

— De l’helariamen, tout le monde le parle.

— Pas elle, la contredit Deirane.

Par chance, les gestes constituaient une sorte de langage universel. Avec délicatesse, la jeune femme prit cette inconnue par le bras et la guida jusqu’à une chaise où elle pourrait s’asseoir. Elle estimait qu’il était trop tôt pour qu’elle s’abandonnât à s’allonger sur une banquette. La stoltzin la suivit docilement. Trop docilement. Elle savait que les stoltzt étaient des êtres sociaux, plus encore que les humains. Ils supportaient très mal la solitude, cela pouvait même les pousser au suicide. Celle-là avait dû être isolée trop longtemps pour se laisser faire ainsi, sans résistance. Le fait de ne pouvoir communiquer avec personne n’arrangeait certainement pas les choses. Chenlow les regarda faire un moment. Il semblait satisfait. Sans un bruit, il se retira.

Dursun précéda Deirane dans l’alcôve qu’elle avait choisie.

— Installe-la à table, conseilla-t-elle.

— Pourquoi ? demanda Deirane. Elle a besoin de se reposer, le fauteuil serait mieux.

— Elle a envie de parler. Ça fait trop longtemps qu’elle est muette.

Deirane soupira.

— Tu as peut-être raison.

— Bien sûr que j’ai raison, asséna Dursun.

La jeune femme aida la nouvelle venue à s’installer sur une chaise, devant la table.

— Ard, as-tu une idée pour communiquer ? s’enquit Deirane.

Devant l’absence de réponse, elle se retourna. Le vieillard était resté dans le bassin, profitant de l’eau qui soutenait son corps amaigri et soulageait ses muscles.

— Ard ! Que fais-tu ? s’écria Deirane. On a besoin de toi.

— Pourquoi ?

— Pour parler avec cette pauvre femme.

— J’arrive.

Il nagea vers les marches qui permettaient de sortir de la piscine. Une fois dehors, il s’enveloppa dans un grand peignoir de bain. Puis il rejoignit les filles dans l’alcôve. Arsanvanague, qui n’avait jamais vu de vieillards, le détailla avec beaucoup d’intérêt.

— Mademoiselle, s’étonna-t-il en découvrant la stoltzin, je ne vous connais pas. Quand êtes-vous arrivée ?

— Enfin, protesta Deirane. Chenlow l’a amenée il n’y a même pas cinq stersihons.

— Chenlow ? C’est vrai. Comment s’appelle-t-elle ?

— J’ai une idée ! intervint Dursun. Je reviens dans un instant.

L’adolescente quitta la salle en courant. Elle revint rapidement, une ardoise et un bâton de craie à la main.

— Que comptes-tu faire avec ça ? s’étonna Nëjya. Elle ne sait pas parler notre langue, elle pourra encore moins l’écrire.

— Ce n’est pas sûr, intervint Ard. Écrire est parfois plus facile que parler.

— Ici, nous allons utiliser un autre langage, expliqua Dursun, le dessin. Enfin, dans un moment. Dans l’immédiat, elle doit comprendre à qui elle a affaire.

Dursun posa les instruments devant l’inconnue. De toute évidence, elle connaissait leur usage parce que quelque chose changea dans son expression. Si elle était toujours perdue, elle semblait moins affolée.

— On commence par se présenter, reprit Dursun.

Elle plaça la main sur sa poitrine.

— Dursun, prononça-t-elle.

Elle l’articula soigneusement plusieurs fois. Puis elle incita Arsanvanague à faire de même. Elle dut répéter à plusieurs reprises tant les phonèmes des langues respectives différaient. On comprenait difficilement le nom de la jeune shacandsen. Puis elle désigna Deirane.

— Je m’appelle Serlen, dit-elle.

— Juste ton prénom, la corrigea Dursun, elle ne sait pas parler notre langage. Tu l’embrouilles avec tous ces mots.

— Excuse-moi. Serlen, reprit Deirane.

Elle imitait le ton didactique de son amie. L’inconnue répéta ce qui pouvait passer comme une assez bonne approximation du nom de la jeune femme. Elles continuèrent ensuite avec Nëjya. Quand elles eurent fait le tour de l’assistance, elle se présenta à son tour. Chenlow l’avait appelée Arsanvanague. Le terme qu’elle employait ressemblait vaguement à cela.

Arsanvanague semblait heureuse de cet embryon de communication. Elle reprenait les trois noms en désignant la porteuse. Puis elle passa au reste. Elle montra tous les objets de l’alcôve, la table, les chaises, la banquette, le sol, le plafond, la piscine, que Dursun identifia tour à tour. La stoltzin répétait chaque terme plusieurs fois afin de s’en imprégner.

Les choses avançaient bien. Tout le monde se prit au jeu et participa de ses propositions. Même Ard, dont l’attaque cérébrale ne représentait plus qu’un lointain souvenir. La nouvelle arrivante voulait apprendre et semblait retenir. Dursun pensait que dix mots par jours constitueraient un maximum. De toute évidence, elle paraissait capable de plus. D’ici moins de deux monsihons, le repas arriverait, qui fournirait toute une foule de termes nouveaux, que ce fût les ustensiles ou les aliments.

La leçon était finie. Elles ne disposaient plus d’objets à montrer autour d’elles. Arsanvanague se tourna alors vers Deirane et la dévisagea. Elle semblait intriguée par le rubis et les diamants des joues. Elle ne posa pourtant pas de question. À quoi bon ? Même si les trois jeunes humaines pouvaient deviner son sens, elle ne comprendrait pas la réponse.

— Je crois que le jour où on lui apprendra les parties du corps, c’est toi qui serviras d’exemple, plaisanta Dursun. Tu adores ça.

Deirane ne céda pas à la provocation.

Arsanvanague quitta l’alcôve et s’avança au bord de la piscine. Elle regarda les fillettes jouer. La Melia était une nation si lointaine que les humains s’y voyaient rarement. Et ceux qui voyageaient jusque là-bas possédaient un teint de peau pâle. Les trois gamines, toutes d’origine naytaine, étaient au contraire sombres comme la nuit. Déjà que Nëjya, bien plus claire, l’avait intriguée, il n’était pas difficile de deviner sa fascination, ainsi que sa frustration de ne pas pouvoir poser de questions.

Tout à leurs ébats, les enfants n’avaient pas remarqué l’arrivée d’une nouvelle venue. Cette présence immobile finit quand même par attirer leur attention. Elles s’arrêtèrent pour la regarder.

— Qui es-tu ? demanda Elya.

La stoltzin leva les bras en signe d’incompréhension. Elle dit quelque chose dans sa langue que personne ne saisit. Cela ne démonta pas la fillette. Le geste d’invitation à les rejoindre était quasiment universel. Un sourire se dessina sur son visage, la première expression qu’elle manifestait autre que l’indécision. Entraîner un stoltz à patauger dans l’eau ne nécessitait pas beaucoup d’insistance.

En un tournemain, elle ôta ses vêtements. Son corps n’avait rien à envier à celui des concubines. Deirane se demanda quel pouvait bien être son âge. Elle savait que ses semblables arrêtaient de vieillir en devenant adultes puis n’évoluaient plus quasiment jusqu’à leur mort. Arsanvanague était encore qu’une adolescente. Elle donnait l’impression d’avoir entre dix et onze ans. Ce peuple grandissait moins vite que les humains. À quel point ? Elle l’ignorait. Il n’était pas impossible qu’elle fût la doyenne du groupe, voire du harem.

Le bassin n’était pas très profond. L’eau lui arrivait à la taille. Pour Deirane, c’était parfait ; la stoltzin semblait un peu déçue. Elle hésita. C’était bien tentant. Surtout par ce temps. La pluie n’avait pas rafraîchi la température ambiante, au contraire, elle avait transformé l’atmosphère en une étuve saturée d’humidité. Deirane lança un sourire amusé à destination d’Ard qui avait profité de ce que leur invitée attirait l’attention pour ôter son peignoir et descendre dans l’eau sans que personne ne l’ait remarqué. Finalement, la jeune femme se décida. Elle se déshabilla – à la plus grande joie de Dursun – et rejoignit les baigneuses. Ses deux compagnes ne tardèrent pas à l’imiter.

L’après-midi se termina dans les rires et les éclaboussures.

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