Chapitre 17 : Réunion au sommet - (2/2)
Brun regarda son ministre. Ses yeux étaient noirs de colère. Quand il ouvrit la bouche, la température de la pièce devint glaciale.
— C’est grâce à cette intrigante et ses prémonitions que ta compagne vit toujours.
La remarque du monarque interrompit la diatribe de Dayan. Il resta un instant immobile.
— Assieds-toi, ordonna Brun.
Devant l’absence de réaction du ministre, il réitéra son injonction.
— Seigneur de la marche supérieure, voulez-vous revenir immédiatement à votre place et poursuivre votre travail !
Dayan obéit. Il redressa sa chaise et réintégra la conférence.
— Nous avons donc décidé de donner une cloche à Naim afin qu’elle puisse sonner l’alarme en cas de nouvelle prémonition. Comptez-vous ajouter quelque chose là-dessus ?
— Non.
— Très bien. Nous allons maintenant nous occuper du second problème. Une part importante de nos récoltes a été détruite. Nous allons devoir trouver à manger ailleurs.
Deirane comprit qu’en ce qui les concernait, elle et ses compagnes, la réunion aurait dû être terminée. À cause de leur dispute, les deux maîtres du royaume avaient oublié de les congédier. Elle décida de rester, elle pourrait peut-être apprendre quelque chose. Et si Brun se rendait compte de sa présence, après tout, elle s’était comportée comme une concubine docile.
— Expose-nous la gravité de la situation ? demanda Brun.
— J’ai identifié deux points critiques : la disponibilité en nourriture et la remise en état de notre flotte.
— Commence par la flotte. Nous ne sommes pas autosuffisants. Sans elle, nous sommes condamnés.
— Lors du tsunami, les bateaux présents dans un port ont coulé. Cela représente un peu moins d’un quart de notre effectif. Le reste était au large en transit et n’a pas été affecté.
— Et cela concerne tous les ports et toutes les flottes de notre monde, je suppose.
— Oui et non. En Helaria, les navires ont été prévenus suffisamment tôt, ils ont pu sortir des bassins. Ça a généré une belle pagaille, mais la plupart des bateaux ont pu se sauver.
— Et ailleurs ?
— Presque tous les navires ont coulé. Y compris les catamarans helarieal d’ailleurs, seulement ils arrivent à les renflouer, même s’ils devront subir de longues réparations avant de reprendre la mer. Les nôtres n’auront pas cette possibilité.
— Nous avons déjà parlé des effets du tsunami, enchaîna Brun, je sais que nous avons eu beaucoup de chance. Qu’en est-il de cette grêle ?
— Bien qu’elle ait provoqué moins de dégâts, ils seront plus durs à corriger. Aucun navire n’a été perdu, leurs superstructures ont résisté. Le bois des ponts et des coques est souple, il est capable d’absorber le choc de ces grêlons. En revanche, ils ont réduit les voiles en charpie et brisé de nombreux espars.
Deirane se pencha discrètement vers Dursun.
— Tu sais ce que c’est qu’un espar, demanda-t-elle.
— Je crois que c’est tout ce qui est long sur un bateau. Comme les mats ou les vergues.
— Merci. C’est quoi une vergue ?
Devant le regard courroucé de Brun, elle se tut et redevint attentive à l’échange entre les deux hommes.
— Nous disposons de tous les arbres nécessaires pour réparer les gréements, fit remarquer Brun, il ne nous manque que la toile à voile. Nous n’en produisons pas.
— Nous allons devoir en acheter, soit en Nayt, soit au Shaab. Dans les deux cas, ça va prendre du temps, leur acheminement va nécessiter plusieurs douzains. Sans compter la durée requise à leur mise en forme. Notre flotte ne sera pas pleinement opérationnelle avant au moins trois mois.
Brun se renfrogna. Ce n’était pas une bonne nouvelle.
— Trois mois sans bateaux, sans produits frais, sans viande ! Les concubines vont me rendre la vie infernale.
Deirane se permit d’intervenir.
— Excusez-moi. Les navires au port sont endommagés. Bientôt, ceux qui sont à l’extérieur vont rentrer. Et nous pourrons alors ramener ce qui manque.
— Ma chère, répliqua Dayan d’un ton hautain, cette tempête a touché aussi bien ceux au mouillage que ceux au large. Et quand un navire en mer se trouve brutalement privé de sa voilure, il peut être considéré comme en perdition. S’il navigue suffisamment loin au large, il peut fabriquer un gréement de fortune et regagner le port. En revanche, s’il se trouve près de la côte, les chances qu’il s’échoue sont élevées. Certains ne reviendront peut-être jamais.
— Oh, je n’avais pas compris cela.
— Ce n’est pas grave, dit Brun.
— Je pense que l’idée de Deirane n’est pas si mauvaise, intervint Dursun. Nous sommes un port de commerce, actif, bien que petit. Nous possédons des réserves destinées à réparer les navires. Il doit rester de la toile dans les entrepôts. On pourrait en équiper quelques cargos et je suis sûre que nous disposons aussi de troncs prêts à être transformés en vergue. Vous devez réquisitionner ces biens afin de remettre en état deux transporteurs. Sinon chaque négociant ne va voir que son intérêt immédiat et cherchera à s’en emparer et les propriétaires de ces entrepôts vendront au plus offrant. Vous pourrez alors les envoyer acheter ce qui nous manque plus rapidement que vers la Nayt. On trouve de la toile à voile bien plus proche que ce royaume lointain. En Helaria par exemple.
— Tu as raison sauf sur un point. Les navires helarieal vont avoir besoin des mêmes réparations. La Pentarchie a déjà dû la réquisitionner.
— L’Helaria a subi des dégâts ?
— Toutes les villes côtières ont souffert. Celles de l’Helaria, comme les autres, ont lancé des appels de détresse après cette chute.
Si le pays le plus puissant de la région avait également réclamé du secours, voilà qui n’augurait rien de bon. Dursun nota toutefois que Dayan n’avait parlé que de la côte. Il n’avait rien évoqué concernant l’Unster.
— Allez au Salirian alors, reprit-elle. Ou en Ocarian. Dans tous les cas, ça sera plus rapide que la Nayt.
Brun ne dit rien un long moment. Puis il envoya un signe de la main à Dayan. Ce dernier se leva et s’installa à son bureau. Au passage, il tira sur une cordelette juste derrière de sa chaise. Quelques instants plus tard, il revint en apportant une lettre qu’il présenta à Brun, accompagnée d’une plume encrée. Le roi la lut. Puis il la signa et la roula. La porte s’ouvrit, laissant entrer un domestique, alors que Brun finissait de fixer le ruban qui scellait le document. Il la lui tendit.
— Faites porter cette missive au commandant de la garde rouge, ordonna-t-il.
— Tout de suite.
L’homme prit la lettre et sortit. Les consignes seraient rapidement conduites à destination. La caserne avait été stratégiquement placée à proximité du palais. Elle n’en était séparée que par un sas qui terminait le couloir longeant les bureaux de Brun et de Dayan.
Dès qu’ils furent à nouveau seuls, Dayan poursuivit la discussion.
— Dans quelques jours, nous recevrons des nouvelles des villages les plus éloignés. Le tsunami les a épargnés, alors que cette seconde catastrophe les aura touchés autant que nous.
Brun tourna la tête vers Deirane.
— L’un de ces villages entraînait des esclaves à devenir des gardes d’élite. Tous les marchands y envoyaient leurs sujets les plus prometteurs, bien qu’il ait appartenu à Biluan. À toi donc maintenant. Je te charge de me donner le rapport personnellement dès que ta représentante t’aura transmis les informations.
Deirane hocha la tête, abasourdie. Elle était propriétaire d’un village entier. Comme Gué d’Alcyan qui l’avait vue naître. Voire plus gros. Elle connaissait l’existence du sérail en ville et de la villa sur les collines à l’est, une demi-longe au nord du palais. La fortune de son tortionnaire s’avérait plus importante qu’elle ne l’avait cru. Venaya lui avait montré les livres de comptes, et un village dans la forêt n’avait pas attiré son attention. Elle ne s’intéressait qu’au trafic d’esclave, dans le but de trouver un moyen de le faire disparaître.
Puis Brun s’adressa au météorologue.
— Je vous laisse un mois pour mettre à jour vos méthodes de prévision. La prochaine fois que vous commettrez une telle bévue, c’est votre successeur qui me donnera ses prévisions. Maintenant, disposez.
L’homme, surpris d’être encore en vie, salua son monarque et se retira. Sous le roi précédent, il aurait été limogé, voire envoyé dans le cirque. Il ne tolérait aucune faute. Brun, sur les conseils de Dayan, préférait que ses employés apprissent de leurs erreurs et s’améliorassent. Nul doute que le service de prévision allait subir une révolution interne. En fin de compte, il n’en ressortirait que plus efficace.
Brun se leva à son tour.
— Cette séance est terminée, déclara-t-il à Deirane et ses compagnes. Vous pouvez retourner dans vos appartements. Serlen, j’attends ton rapport le plus tôt possible. Si des esclaves entraînés à tuer se promènent en liberté dans mes forêts, je préfère le savoir rapidement.
Elle hocha la tête, puis en voyant ses amies faire, elle se souvint et s’inclina devant le roi. Il lui rendit son salut et quitta la pièce par la porte qui menait à son propre bureau. Dayan invita les jeunes femmes à sortir vers le couloir où les attendait leur eunuque. Celui qui les avait accompagnées était parti, remplacé par Daniel. En le reconnaissant, Deirane ne put retenir un sourire. Il n’y réagit pas ; quand il effectuait son travail, il gardait toujours un air impassible, comme l’exigeait son rôle.
Avant de quitter la pièce, Deirane se retourna une dernière fois.
— Comment va Cali ? demanda-t-elle.
— Elle se remet doucement. Une cheville foulée pour une danseuse c’est grave. Elle risque de ne plus pouvoir danser.
— Je ne parierais pas là-dessus. C’est sa raison de vivre. Elle fera tout pour guérir.
Dayan hocha la tête. Impossible à dire, tant son visage était fermé, s’il était d’accord avec la jeune femme ou simplement poli.
Le battant se referma, elles se retrouvèrent seules dans le couloir sous la garde de leur escorte. Ils se mirent en route.
— Ainsi l’Helaria est en difficulté, dit Deirane.
— Les villes je ne pense pas, répondit Dursun. Ce ne sont pas quelques blocs de glace qui vont les anéantir. Surtout qu’ils disposent un service de prédiction à la hauteur. Leurs champs ont dû souffrir comme les nôtres, toutefois…
Comme elle hésitait, Deirane la relança.
— Toutefois ?
— Toutefois, il semble que ce grain ait été limité à la côte. Le Kushan est grand et sa zone située le plus au nord a dû être épargnée. Cela veut dire aussi que des pays tels que l’Yrian, l’Ocarian et peut-être même le Salirian sont intacts. Autant d’endroits que leur flotte pourra atteindre dès qu’ils l’auront réparée. À ta place, je ne m’inquiéterais pas pour eux.
— Pour qui alors ?
— Pour nous. Les céréaliers vont privilégier en premier leurs plus gros clients et on risque de trouver partout des réserves vides quand on arrivera.
Deirane, qui s’était immobilisée en posant sa question, rattrapa ses amies qui se remirent en route.
— Il y a un truc que je voudrais bien lancer, dit Deirane, seulement je ne suis pas sûre que le roi me laissera faire.
— Vas-y, l’y incita Dursun.
— Les plus anciennes villes de l’Helaria sont souterraines. Et dans leurs plus profondes grottes, ils font pousser des champignons. Tout ce dont ils ont besoin, c’est de fumier. Je pense qu’on pourrait initier une telle culture ici en Orvbel.
— Ça pourrait être une bonne idée. Ça ferait la soudure entre la fin de nos réserves de nourriture et le réapprovisionnement.
Arsanvanague éprouvait encore des difficultés à parler. Sa maîtrise de l’helariamen, même si elle était impressionnante, était insuffisante. Son discours manquait de fluidité. Aussi elle participait peu aux discussions, se contentant d’écouter. Pourtant, elle le fit.
— Pas une bonne idée, dit-elle.
— Pourquoi ? demanda Deirane.
— Quand famine en Melia durant guerre contre feytha, population manger champignons de cave. Stoltzt bien, nouveaux peuples malades.
— Peux-tu décrire les symptômes ? l’incita Dursun.
— Perdent dents, saignent puis meurent.
— Ce n’est pas joyeux comme tableau, remarqua Deirane. Donc on oublie les champignons.
Daniel intervint alors, se départissant de son attitude discrète :
— Excusez-moi ! Les symptômes que décrit la stoltzin ressemblent fortement à ceux du scorbut.
Deirane fut si surprise qu’elle resta comme paralysée. Dursun se montra plus prompte à réagir. Elle prit le bras de son amie et la remit en mouvement.
— Tu connais cette maladie ? demanda-t-elle.
— Oui. Tous les pays peuplés d’humains qui naviguent y ont été un jour confrontés. L’Orvbel possède une flotte et le scorbut a posé problème par le passé. L’Helaria l’avait rencontré avant, pourtant c’est d’Yrian que la solution est venue. Cette maladie n’est pas due aux champignons, mais à un manque de produits frais tels que les fruits et légumes. Ce n’est pas parce qu’ils mangeaient des champignons que les Melians sont tombés malades, c’était parce qu’ils ne mangeaient pas de fruits.
Deirane regarda le jeune homme. Elle avait oublié que les eunuques aussi savaient des choses ; que leurs connaissances s’étendaient au-delà du fonctionnement du harem. Certains avaient eu une vie autrefois. Ils avaient également des passions qu’ils pouvaient exercer quand ils n’étaient pas de service. Et surtout, ils disposaient d’une plus grande liberté de mouvement que les concubines, pouvant sous certaines conditions sortir en ville. Voilà une puissance qu’elle avait négligée. Certaines de ses amies les voyaient comme un moyen de s’envoyer en l’air sans en subir les conséquences potentiellement mortelles d’une grossesse non désirée. Cet aspect ne l’intéressant pas, Deirane n’avait cultivé aucun contact parmi eux. Et elle se rendait compte qu’en dehors de Chenlow et de Daniel, elle n’en fréquentait aucun. Ils n’étaient que des visages impersonnels et totalement interchangeables. Maintenant qu’elle en avait pris conscience, elle allait devoir y remédier.
— Comment sais-tu tout cela ? demanda Deirane.
— J’adore lire.
Dursun les interrompit.
— Vous vous connaissez tous les deux ?
— Bien sûr, c’est Daniel, le compagnon de Loumäi, lui remémora Deirane. Vous vous êtes rencontrés lors de mon anniversaire.
— Daniel, c’est un prénom étrange, il est de quelle origine ?
— J’aime à croire qu’il vient d’un autre monde, répondit l’intéressé. En fait non. Un endroit s’appelle ainsi à Frovrekia. La place Daniel Germain. C’est le cœur de la ville, on y trouve la mairie, la bibliothèque et diverses administrations.
— Tu es originaire de l’Helaria.
— Je suis né en l’Yrian. Seul mon prénom en vient. Il est d’ailleurs assez populaire dans le sud-est du Kushan.
— C’est marrant parce qu’il ne ressemble pas du tout à un prénom helarieal, remarqua Dursun.
— L’Helaria résulte du regroupement en un même endroit des survivants des pays ravagés par les feythas. Il existe des milliers de prénoms qui paraissent exotiques aujourd’hui, qui proviennent en fait d’un État disparu où ils étaient fréquents.
Deirane hocha la tête. Ce jeune homme n’était pas un imbécile. Elle se promit d’établir le contact avec ses compagnons. Loumäi n’avait certainement pas eu la chance de tomber sur le seul eunuque disposant d’un cerveau fonctionnel.
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