Chapitre 23 : L'Agression
Après avoir été cloîtrés pendant une journée entière dans le palais, la remise en service des défenses avait été accueillie avec bienvenue. Les eunuques fouillèrent le jardin dans les moindres recoins. Une fois qu’ils se furent assurés que le monstre n’avait pas été enfermé à l’intérieur, ils autorisèrent les pensionnaires à sortir. La protection fournie par le bouclier des feythas ne couvrait malheureusement pas la plage qui restait donc interdite. Dursun se rabattit sur la piscine.
Depuis que l’aile des novices était en travaux, elle n’avait plus accès au bassin qui lui était réservé. Et elle n’avait pas encore eu l’occasion de profiter de ceux des concubines en titre. Il y en avait deux. Elle opta pour le plus proche.
Sans aller jusqu’à l’absence de pudeur des Helariaseny, elle n’éprouvait pas les préventions de Deirane contre la nudité. Et puis, l’exemple de Mericia la tentait. Cette femme était l’une des plus belles du harem, si ce n’était la plus belle. Mais son pouvoir venait-il de son charme ou du fait qu’elle en faisait largement profiter son entourage ? L’intégration de Dursun au sérail s’était basée sur les mêmes critères que la favorite. Et bien qu’elle fût loin de l’égaler, elle bénéficiait, du point de vue des Orvbelians, d’un côté exotique : ses pommettes hautes, ses yeux en amande, ses cheveux si noirs qu’ils en paraissaient brillants et son teint doré. Elle revêtit donc un simple pagne dans l’espoir de voir l’effet qu’elle produirait.
Pendant son trajet jusqu’au bassin, elle ne fut pas déçue. Les hétaïres qu’elle croisa ne se privèrent pas de la détailler. Jusqu’à présent, elle vivait dans l’ombre de Deirane. Les occupantes des lieux la considéraient comme quantité négligeable. Il était vrai que son amie était magnifique. Et même si ses traits ne présentaient rien d’étrange, sa couleur de cheveux l’était assurément. Et cela sans parler de son tatouage. Les regards qu’on lui jetait indiquaient clairement qu’elle était capable de rivaliser par sa beauté avec les autres pensionnaires. Les natifs du Shacand étaient rares en Orvbel. Ce continent lointain était en limite des navires de la cité-État. Et le fait que l’une des deux qu’il avait pu acquérir ait été assassinée avait bien énervé Brun.
Elle arriva dans la première salle de repos. C’était la première fois qu’elle s’y rendait. Pourtant, elle se trouvait en terrain familier. La structure des lieux était fondamentalement la même que chez les novices, ainsi que les matériaux utilisés. La seule différence, les alcôves le long du mur opposé à l’entrée étaient garnies par des divans qui permettaient aux occupantes de se faire masser.
Ainsi qu’elle s’y attendait, l’endroit était presque vide. Les concubines en avaient profité toute la journée. La fin de ce qu’elles considéraient comme une séquestration les avait poussées à s’aérer. Dursun se choisit une banquette où elle posa sa serviette. Puis elle s’approcha du bord. Elle regrettait que son amante ne fût pas là avec elle. Pas d’enfants, et juste trois femmes en train de dormir. Que ne pourrait-elle s’ébattre dans cette piscine en sa compagnie ?
Deux en fait, l’une d’elles venait de partir, non sans jeter un coup d’œil appréciateur sur la silhouette de l’adolescente.
En enlevant son pagne, elle eut une petite pensée pour son amie Deirane et les difficultés qu’elle aurait eues à la convaincre d’accomplir un geste aussi simple. Elle estimait qu’elle y serait arrivée, au prix d’un long travail de persuasion. Puis elle s’avança jusqu’à la margelle. Les pieds joints, elle regarda l’eau si accueillante un moment.
Elle choisit de descendre par les marches, afin de se mouiller progressivement. Puis elle nagea quelques brasses en s’éloignant du bord. Enfin, elle se laissa porter, sur le dos, les yeux fermés. Elle se remémora cette phrase d’elle ne savait plus quel poète : « tout n’est que luxe, calme et volupté ». Finalement, elle ne regretta pas l’absence de Nëjya. Des câlins, voire davantage, elle pouvait en avoir tant qu’elle voulait, alors que de tels moments de paix étaient encore plus rares que le diamant. Le fait de songer à son amante lui dessina un sourire sur les lèvres et lui durcit les pointes de ses seins. Même l’arrivée de nouvelles baigneuses ne parvint pas à l’arracher à sa félicité.
Soudain, une main lui empoigna une cheville pendant qu’une autre lui maintenait la tête sous l’eau. Elle mit un moment avant de comprendre ce qui se passait et de revenir à la réalité. On essayait de la noyer. Elle se débattit. Mais elles étaient plusieurs contre elle. Elle agitait tous ses membres dans l’espoir de se dégager. Ses assaillants l’immobilisèrent. On lui appuya encore plus sur la tête. Affolée, elle ne savait plus où se trouvaient le haut et le bas. Autour d’elle, elle ne voyait qu’une forêt de jambes. Ses adversaires avaient pied, ils étaient solidement campés sur le fond, pesant de tout leur poids sur elle.
Elle sentait qu’elle ne tiendrait plus longtemps. Ses poumons, privés d’air, commençaient à la brûler. Elle allait devoir reprendre son souffle. Dursun résista autant qu’elle y arriva. Mais elle était à bout. Ses mouvements devenaient moins énergiques.
Elle ne parvint plus à se retenir davantage et aspira une grande goulée. L’entrée du liquide dans sa gorge déclencha une crise de panique. Elle recommença son activité frénétique avant qu’un voile noir n’envahît sa vision et qu’elle perdît connaissance.
Quand elle se réveilla, elle était debout. Un bras passé autour de sa poitrine la maintenait en douceur. Le corps souple qui lui servait de support était celui d’une femme. Elle se pencha en avant, recrachant l’eau qui lui remplissait les poumons. La douleur était horrible. Chaque inspiration la brûlait. Elle mit longtemps à appréhender ce qui se déroulait autour d’elle.
Deux groupes se disputaient. Elle était entre les mains de celles qui la défendaient. Ses assaillantes leur faisaient face. Entre deux sanglots, elle dévisagea les personnes présentes. Elle croyait que Nëjya ou Naim étaient venues à son secours. À sa grande surprise, sa sauveuse était Lætitia. Plus exactement sa faction au complet que deux acolytes de Mericia assistaient. En face, elle reconnut celles qui suivaient Larein, cette dernière étant absente. Lætitia elle-même s’était avancée à leur rencontre. Elle leur criait dessus, les rabaissant plus bas que terre.
— Vous êtes folles, s’écria-t-elle, c’est une Shacandsen.
— Shacandsen ou pas, elle doit payer ce qu’elle a fait, répondit celle qui semblait commander les fidèles de Larein.
— Imbécile ! Les Shacandseny sont très rares en Orvbel, elles coûtent cher. Sais-tu ce qui s’est passé la dernière fois que l’une d’elles est morte ?
— Je suis prête à courir le risque.
— Espèce de connasse. C’est moi qui le cours. Et Mericia. Et ta patronne. Lorsqu’une faction commet une faute, c’est sa cheffe qui est punie. C’est facile de prendre des risques quand d’autres subissent le châtiment à ta place. Es-tu prête à voir ta chère Larein hurler de douleur ?
Pour la première fois depuis le début de la dispute, son adversaire se retrouva à court d’arguments.
— Elle doit quand même payer son crime. Et si Brun ne réagit pas, moi je vais m’en occuper.
Puis elle rejoignit sa bande.
— Partez, ordonna Lætitia, quittez cet endroit.
— Tu n’es pas notre cheffe. On a le droit de venir ici.
Quelques membres de la faction de Lætitia avancèrent pour soutenir leur cheffe. Leurs adversaires battirent en retraite, tout en essayant de garder un minimum de dignité.
Une fois la salle uniquement occupée par les partisanes de la belle Naytaine et de Mericia, Lætitia se détendit. Elle combla les quelques pas qui la séparaient de Dursun.
— Ça va ? demanda-t-elle.
Incapable de parler, elle secoua la tête.
— Sortez-la de l’eau et allongez-la là.
Elle désigna du doigt une zone du dallage relativement dégagée de tout mobilier. L’adolescente fut portée jusqu’au bord du bassin, hissée en dehors puis déposée à l’endroit indiqué par Lætitia. Cette dernière la retourna sur le ventre. Puis elle appuya sur le dos de tout son poids. La jeune fille eut l’impression qu’elle lui grimpait dessus. Elle régurgita quelques gorgées. Sa respiration, si elle était toujours douloureuse, devint plus facile. Deux femmes l’aidèrent ensuite à s’asseoir.
— Merci, dit Dursun.
Ses paroles déclenchèrent une quinte de toux.
— Depuis que Larein leur laisse la bride sur le cou, elles sont incontrôlables.
Les idées encore engourdies par les événements qu’elle venait d’endurer, elle ne prit pas tout de suite conscience du sens des paroles de Lætitia. Mais peu à peu, elles trouvèrent leur chemin dans son esprit.
— Comment ça ? Larein n’est plus leur cheffe ?
— Elle se cache depuis la raclée que lui a infligée Deirane.
Dursun se massa la nuque endolorie par l’agression.
— Je ne pensais pas que Deirane pouvait foutre la trouille à quelqu’un à ce point.
— Moi non plus. Bien que petite, elle ne manque pas d’énergie. Et si j’avais su qu’il suffisait de flanquer une dérouillée à Larein, il y a longtemps que je m’en serais chargée.
Lætitia s’accroupit devant l’adolescence.
— C’est à cause de notre lâcheté que cette garce a acquis trop d’influence. Si on avait pris les bonnes mesures immédiatement en lui donnant la leçon qu’elle méritait, elle ne serait jamais devenue aussi violente.
— Quand même. Pourquoi Larein a-t-elle si peur de Serlen ? Ce n’est pas une simple bagarre qui l’effrayerait.
— Parce que Serlen a appris quelque chose et que maintenant Larein croit qu’elle cherche à la tuer.
— Pourquoi ?
— Parce que Serlen aurait toutes les raisons de se venger de Larein.
— Pourquoi ? répéta Dursun.
— Parce que c’est Larein qui a enduit ses robes de poison.
La révélation laissa Dursun sans voix.
— Voilà qui expliquerait que tout le monde pense que Serlen veut sa peau, conclut-elle finalement.
— Qu’a fait Brun après l’assassinat de Gyvan ?
— Gyvan. La Shacandsen ?
Dursun hocha la tête.
— C’était ta compatriote. Tu la connaissais bien ?
— C’était ma sœur aînée.
— Oh, je suis désolée, je l’ignorai.
Elle posa une main amicale sur l’épaule de la jeune fille avant de répondre.
— Il nous a punies, Mericia, Larein et moi. Il ne savait pas quelle faction en était à l’origine alors on a payé toutes les trois.
Dursun profita de la proximité de son interlocutrice pour détailler les parties visibles de son corps. Elle était très peu habillée. L’adolescente ne voyait cependant aucune marque de sévices. À moins que celles-ci soient situées sous les rares pièces de tissus qui la recouvraient. Le manège de Dursun ne passa pas inaperçu.
— Tu ne trouveras rien. Les souffrances que les bourreaux de Brun nous infligent ne sont pas physiques. Ils se basent sur nos plus grandes peurs. En ce qui me concerne, ce sont les serpents. À moins que ce soit une autre chose que tu veuilles. On m’a dit que tu préférais les femmes. Je t’arrête tout de suite, ce n’est pas mon cas.
Bien que Dursun n’eût pas cette idée en tête, elle rougit. Il était vrai que Lætitia était très belle. Malheureusement, ce n’était pas Nëjya. Elle désirait Lætitia. Elle aimait Nëjya. Et elle ne la ferait jamais souffrir.
Lætitia se releva. Elle secoua sa jupe, espérant remettre les plis en place. Une jupe qui évoquait à elle seule tout le paradoxe du harem. Elle tombait presque jusqu’au sol, mais son tissu transparent couvert de broderie ne cachait en rien ses jambes. Cependant, le vêtement était tellement gorgé d’eau que l’opération se révéla vaine.
Deux concubines aidèrent la jeune fille à se mettre debout. Une troisième lui passa ses affaires. Elle s’enveloppa dans sa serviette, soulagée d’échapper aux regards. Dursun commençait à comprendre ce que Deirane avait ressenti après l’agression de Jevin. Et pourtant il lui avait infligé pire que de tenter de la noyer.
— Merci.
Elle s’éloigna en direction de la porte. Un départ qui ressemblait à une fuite. Laetitia fit un signe. Deux membres de sa faction lui emboîtèrent le pas.
— Ce n’est pas la peine, remarqua Dursun, j’arriverai à rentrer sans aide.
— Les partisanes de Larein logent dans ce couloir, tu es sûre de vouloir le traverser seule ?
Elle ne répondit rien. Malgré tout, elle attendit que les deux femmes la rejoignissent.
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