Chapitre 24 : Les Sangärens - (1/3)
La mante religieuse rétracta ses tentacules jusqu’à amener les deux jeunes femmes à proximité de son corps. Puis, d’un bond, elle sortit de la maison en ruine. Elle traversa le village à toute vitesse et sauta par-dessus la palissade. Au lieu de s’enfoncer sous les frondaisons, elle grimpa à la cime des arbres et passa sur la canopée. Ses longues pattes lui permettaient d’aller de l’un à l’autre facilement.
Si elle avait été en état de réfléchir, Deirane aurait pu comprendre que la protection sur laquelle comptait le capitaine en coupant à travers la forêt était illusoire. Si le monstre avait pu les extraire d’une cave, les troncs n’auraient pas été plus efficaces à leur éviter le pire.
Les deux femmes étaient en proie à la terreur. Elles réagissaient cependant de manière très différente. Alors que Deirane était totalement tétanisée, Mericia hurlait à s’en faire éclater les cordes vocales, ne s’interrompant que le temps de reprendre son souffle.
La hauteur vertigineuse à laquelle elles se trouvaient, le vent provoqué par la vitesse de déplacement et les cris de sa compagne ramenèrent peu à peu Deirane à la réalité. Elle se cramponna au tentacule qui lui enserrait la taille. Même si elle voulait s’échapper, une chute ne pourrait être que mortelle. Le contact n’était pas dur et rêche comme elle s’y serait attendue de la part d’un tel animal, mais plutôt souple, lisse et légèrement humide. Elle regarda autour d’elle.
Le monstre ne semblait pas savoir où il allait. Au début, il parcourut une longue distance dans une direction avant de revenir sur ses pas. Peut-être cherchait-il à égarer les soldats. Dans ce cas, pourquoi continuellement repasser à proximité d’eux ?
Finalement, il s’orienta au sud. Même s’il progressait rapidement, même si l’Orvbel était un petit pays, il mit du temps à atteindre la côte. Dans la nuit noire, seul le miroitement de la lune sur la surface de l’océan indiqua à Deirane où il se trouvait. La mante religieuse s’arrêta face à l’obstacle. Elle semblait réfléchir. Deirane en profita pour jeter un coup d’œil sur sa compagne. Elle était surprise du sang-froid dont elle-même faisait preuve. Mericia ne criait plus. Elle était tellement terrorisée qu’elle s’était comme figée. Incapable d’affronter la réalité, elle était tombée dans une sorte de catatonie. En toute logique, Deirane aurait dû manifester les mêmes réactions. Et pourtant, malgré sa peur, elle gardait l’esprit assez clair pour analyser leur situation.
Après une pause qui dura si longtemps qu’une des lunes finit par disparaître sous l’horizon, le monstre se remit en route. Maintenant, il se dirigeait vers le nord. À l’est, les premières lueurs de l’aube commençaient à pointer. Néanmoins, ils marchaient toujours. Finalement, le jour se leva sans que leur rythme ralentisse. Au milieu de la matinée, loin, devant elle, Deirane vit la limite de la forêt qui formait une ligne irrégulière. Au-delà s’étendait le Sangär. Vu leur vitesse, ils ne mettraient pas plus de deux calsihons à l’atteindre. Et après ?
Elles arrivèrent enfin l’orée des bois. Le monstre ne s’engagea pas dans la savane. À la place, il bifurqua vers l’est et longea la frontière. Il marcha encore pendant un monsihon jusqu’à une rivière assez importante qui traversait la plaine avant de s’enfoncer dans la forêt. Juste après, il s’arrêta et hésita un moment. Finalement, il décida de redescendre.
Une fois à terre, il déposa les deux concubines. De se retrouver sur le sol fit aussitôt regagner son énergie à Mericia. Le regard empreint de terreur braqué sur la mante religieuse, elle se rua contre le refuge le plus proche, un arbre immense au large tronc dont deux racines lui offrirent une protection illusoire. Des sanglots convulsifs agitaient son corps. Deirane se précipita vers elle. Les deux femmes s’enlacèrent étroitement.
Le monstre les observait. Il ne bougeait pas. On aurait pu croire avoir affaire à une statue. Il semblait s’être assoupi. Au bout d’un long moment, Deirane trouva le courage de tenter sa chance. Elle s’empara de la main de Mericia et chercha à s’enfoncer sous les frondaisons en contournant l’arbre. Aussitôt, l’animal se dressa sur ses pattes, et braqua ses huit yeux sur les deux fuyardes qui comprirent le message. Elles réintégrèrent leur refuge. Le monstre reprit sa posture détendue. Le temps s’éternisa dans un silence que ne brisaient que les gémissements des deux femmes.
Enfin, il se décida à réagir. Ses deux tentacules s’allongèrent, se rejoignirent et fusionnèrent et n’en formèrent qu’un seul qui continua à s’étirer jusqu’à se poser sur le corps de Deirane. Coincée contre le tronc, elle ne pouvait pas se dérober. Elle subit, contrainte et forcée, la palpation. La durée de l’examen eut raison de sa terreur. Quelque chose semblait intriguer le monstre. Était-ce parce qu’il n’avait jamais rencontré de femmes ? C’était ridicule, il avait tué une domestique du harem et il ne s’était pas attardé sur sa poitrine plus que sur les autres parties de son corps. Et puis en quoi le genre d’une personne pouvait-il bien intéresser un tel être ? Il avait peut-être décelé le pouvoir lié aux pierres précieuses incrustées dans la peau de Deirane. Ou juste les joyaux eux-mêmes. En tout cas, son attitude semblait bien différente de ce que les massacres au village et au palais avaient permis de déduire. Peut-être le monstre ne pourrait-il pas la tuer, la magie qui la protégeait se révélant assez efficace pour lui faire face. Le gems qui l’avait créé avait-il pensé à un animal aussi puissant ? Rien n’était moins sûr. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Il ne vivait aucune bête sauvage plus grosse qu’un lézard depuis la fin de la guerre contre les feythas. En tout cas, Mericia ne bénéficiait pas d’un tel bouclier ; il serait capable de lui infliger le sort de ces pauvres villageois.
Les choses changèrent soudain. Le bout du tentacule se posa sur la jeune femme et il s’étala, comme un liquide visqueux qui s’écoule. Il recouvrait peu à peu son corps, puis en déborda sur celui de Mericia qu’il enveloppa d’une sorte de couche gélatineuse. Au fur et à mesure qu’il se répandait, une sensation de chaleur se développa. Elle devenait de plus en plus intense. Rapidement, elle devint insupportable. Deirane se mit à crier sous la souffrance, imitée bientôt par Mericia, toujours étroitement serrée contre elle. Ce truc devait être terriblement corrosif. Sans le sort qui la protégeait, elle aurait été gravement brûlée.
Brutalement, une explosion se produisit. La gelée qui recouvrait le corps de Deirane fut projetée alentour. La plus grande partie s’écrasa sur la mante religieuse. Le monstre poussa une stridulation suraiguë, sa façon de hurler. Il se recula. Deirane, délivrée du supplice, le regarda. Elle vit avec horreur la substance gélatineuse fusionner avec l’animal et s’y intégrer, comme s’il était entièrement constitué de cette matière. En quelques bonds, il atteignit les plus grosses flaques qu’il absorba de même. Puis il s’enfuit, abandonnant les deux femmes, encore sous le choc de ce qu’elles venaient de vivre.
Le soleil avait largement passé le zénith quand les cavaliers arrivèrent. Ils étaient trois. Leurs vêtements de cuirs leur laissaient les bras et les épaules nues, ce qui permettait d’exhiber les tatouages qui couvraient la moindre parcelle de leur peau. Un observateur attentif aurait pu en déduire que vu leur faible densité, ce n’était pas des guerriers confirmés, mais des jeunes qui devaient faire leurs preuves. Ils avaient repéré les deux femmes et avaient infléchi leur chevauchée dans leur direction. Ils s’arrêtèrent en face d’elle, à quelques perches.
Techniquement, la limite des arbres matérialisait la frontière entre l’Orvbel et le Sangär. Cependant, les traités ne disaient pas s’il fallait prendre en compte le tronc ou le feuillage. Dans le second cas, elles se trouvaient toujours en Orvbel. Non pas que les Sangär ne pénètrent jamais dans les territoires de leurs voisins. Seulement, la présence de ces femmes signifiait qu’il risquait d’y avoir des gardes proches.
— Qui êtes-vous ? demanda le plus âgé de la bande dans la langue de l’Orvbel.
Aucune des deux, choquée, ne répondit. Il répéta sa question, sans plus de succès. Un de ses camarades descendit de cheval. Une fois au sol, il sortit son poignard, une arme en obsidienne de fabrication helarieal. En s’approchant des deux concubines, il examina d’un air impassible les flaques de gélatine un peu partout. Puis il regarda attentivement les deux femmes. Il se releva et cria quelque chose à son chef dans sa langue. Celui-ci s’appuya sur l’encolure de sa monture, une posture détendue, il ne craignait rien.
— Comment avez-vous fait fuir le monstre ? demanda-t-il.
Il n’obtint pas davantage de réponses. Finalement, il adressa un geste à l’homme à terre accompagné d’un ordre sec. Ce dernier détacha la gourde de ses fontes. Il la tendit aux jeunes femmes. Aussitôt, Mericia réagit. Elle la prit et se réfugia au plus profond des racines avant de boire. La jeune femme jetait des coups d’œil craintifs autour d’elle. Ce n’était pas les trois Sangärens qu’elle surveillait ainsi. Au contraire, leur présence la rassurait, même si cela signifiait risquer d’être capturée et vendue comme esclave. Tout plutôt que cette chose.
Le départ de Mericia avait fait émerger Deirane de sa catatonie. Elle regarda autour d’elle, hagarde. Puis elle se leva et rejoignit sa compagne. Cette dernière lui tendit la gourde pour lui permettre de se désaltérer.
Le chef des Sangärens s’avança entre les arbres jusqu’aux deux femmes.
— Le danger est passé, dit-il dans le but de les rassurer. Le monstre ne reviendra pas. La leçon que vous lui avez donnée le refroidira un temps.
Deirane leva la tête vers lui.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Je suis Atlan, fils de Mudjin, répondit le Sangären en gonflant fièrement la poitrine.
Mudjin. Deirane connaissait ce nom. Autrefois, quand elle vivait encore chez son père, il était passé à la ferme pour bivouaquer sur ses terres. Il en avait profité pour acheter le blé que sa tribu ne produisait pas. Les Sangärens étaient affligés d’une réputation de pillards. Lui, il avait payé tout ce qu’il avait emporté. Rassurée Deirane quitta sa cachette.
— Serlen, balbutia-t-elle.
— Vous venez du palais d’Orvbel ! Vous êtes une concubine royale !
Elle hocha la tête.
— Comment ?
— Nous sommes en Orvbel. Et aucune bourgeoise ni esclave ne peut s’offrir les bijoux que vous portez sur vous. Je voudrais d’ailleurs comprendre comment ils tiennent. La magie ?
Deirane répéta son mouvement.
— Comment savez-vous ce qu’on lui a infligé ? demanda-t-elle, toujours en murmurant.
— Nous suivions ce monstre depuis sa sortie de la forêt quand nous avons entendu l’explosion. Un phénomène assez rare depuis la disparition des feythas. Nous sommes venus voir ce qui se passait. Et nous l’avons aperçu qui s’enfuyait.
— Il est loin ?
— Si j’en juge par sa direction, cela va bientôt être au tour de la Nayt de gérer ce problème. Je pense que nous ne risquons plus rien.
Il lui prit la main.
— Que diriez-vous de vous réchauffer auprès d’un bon feu ? proposa-t-il.
— Un feu ? Vous allez faire un feu ?
— Nous sommes situés trop loin du camp le plus proche. Nous ne pourrons jamais l’atteindre avant la nuit. Je ne veux pas courir le risque de recroiser ce monstre dans le noir. Je préfère bivouaquer ici, à proximité du refuge que pourraient nous apporter les arbres en cas de besoin.
La gentillesse d’Atlan eut raison des réticences de Deirane. Elle se laissa entraîner, avec Mericia, vers les chevaux.
Moins d’un calsihon plus tard, Atlan avait tenu sa promesse. Les deux femmes étaient assises auprès d’un foyer isolé au cœur d’un cercle de pierre. Elles avaient endossé des tuniques propres et surtout intactes. Tirées du paquetage des nomades, leurs vêtements étaient trop grands, surtout concernant Deirane qui aurait pu prendre le sien comme robe tant il descendait bas sur ses jambes. Elle avait dû rouler les manches pour que ses mains en sortent. Leurs anciens vêtements étaient trop endommagés, ils ne pouvaient pas être réparés. Atlan les jeta dans les flammes, ce qu’il regretta aussitôt. La gélatine qui les imprégnait brûlait en répandant une exhalaison nauséabonde. Elle ne dura heureusement pas. Puis l’un des hommes prépara la nourriture. De leurs fontes, il tira du fromage, du pain, des petites saucisses à griller et des haricots. Une cuisine simple, loin des standards du harem, qui pourtant éveilla l’appétit des femmes quand le fumet de leur cuisson leur titilla l’odorat. Le monstre les avait transportées une nuit entière et les avait veillées presque une journée. Cela faisait une bonne dizaine de monsihons qu’elles n’avaient rien avalé.
Chaque cavalier possédait son propre matériel. Conjuguée avec leur habitude de voyager léger, ils ne disposaient que de trois gamelles et autant de couverts à partager entre eux cinq. Poliment, ils firent manger les femmes d’abord. Puis Atlan et un de ses compagnons lavèrent leurs ustensiles à la rivière toute proche. Deirane les regarda faire.
— Quelle est cette rivière ? demanda-t-elle quand ils revinrent.
— C’est l’Orvbel, répondit Atlan.
— Donc si on la descend, on arrive…
— Dans la ville, confirma-t-il. De petites embarcations peuvent y naviguer, mais ses berges sont sauvages. Vous ne pourrez pas la longer.
— Il n’existe pas de moyen de rejoindre l’Orvbel d’ici ?
— Techniquement, passé le couvert des arbres, vous y êtes. SI vous voulez atteindre la cité, vous pouvez emprunter la route.
Il désigna à faible distance un tracé dans la forêt. Parler de route était un bien grand mot pour ce qui devait au mieux permettre à trois personnes de marcher de front.
— La zone la plus belle de la ville se situe de l’autre côté de la rivière, fit-elle remarquer.
— C’est pourquoi ils l’ont ouverte là-bas. En débouchant dans les quartiers populaires, elle protège le palais et les bourgeois d’un éventuel envahisseur en lui interposant les pauvres comme rempart.
Atlan se servit dans la casserole qui chauffait sur le trépied installé au-dessus du foyer et commença à manger de bon appétit.
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