Chapitre 28 : Conseil de guerre - (2/2)
À l’heure dite, Deirane se présenta devant l’une des deux portes qui reliaient l’appartement de Brun au harem. À sa grande surprise, elle n’était pas verrouillée. Elle hésita un moment avant d’entrer. En temps normal, un garde rouge lui aurait ouvert. Ce jour-là, la moitié d’entre eux se reposaient à la suite de la catastrophique expédition dans la forêt. Mais elle avait reçu une convocation. Si le passage lui avait été interdit, Brun ne lui aurait jamais envoyé l’ordre d’y aller par ses propres moyens.
Le bureau, elle s’en souvenait, était tout au fond du couloir. Cela lui permettait de disposer de deux grandes fenêtres qui donnaient sur la mer. Elle frappa. La voix de Brun, assourdie par le bois épais, l’invita à entrer. À l’intérieur, Lætitia était présente, assise en plein milieu d’un confortable canapé de cuir. D’un geste, Brun convia la nouvelle venue à s’installer avant de reprendre la lecture du document que son arrivée avait interrompue. Elle choisit un fauteuil un peu proche des fenêtres, suffisamment éloignée de la seconde concubine, pas trop cependant.
Deirane connaissait mal Lætitia. Lors des événements qui avaient conduit à la mort de Dovaren, elle avait cru un instant qu’elles pourraient devenir amies. Mais la belle Naytaine n’avait pas donné suite. Son attitude, avec le recul, était due à la pitié que toute personne aurait éprouvée face à la cruauté de Brun ; ce n’était pas une offre d’ouverture vers la chanceuse. La jeune femme regarda sa concurrente. Elle portait une robe qui aurait plus convenu à une soirée qu’à une concubine. Même ici, ses habitudes naytaines prenaient le dessus. Ceux qui étaient nés dans ce pays, où il fallait protéger le moindre doigt carré de peau sous peine d’en mourir, avaient du mal à se libérer de ce carcan quand ils voyageaient vers des endroits plus sains. Toutefois, lorsqu’ils parvenaient à passer outre à leur éducation, ils trouvaient cela magique. Elle se souvenait encore de la joie que Dovaren avait manifestée quand elle s’était promenée nue dans les jardins la nuit ; une chose totalement impensable chez elle. À partir de ce moment, elle n’avait eu plus qu’une seule idée : recommencer le plus souvent possible.
La porte s’ouvrit et Mericia entra. L’Yriani se montrait égale à elle-même. Elle ne portait qu’un simple pagne comme vêtement. Matak avait raison, l’onguent qu’il avait donné avait presque fait disparaître la cicatrice autour de sa taille. Il ne restait plus qu’une légère rougeur qui ne tarderait pas à s’effacer. Elle s’installa sans attendre l’autorisation entre ses deux rivales.
Brun leva la tête de son travail et regarda l’assistance.
— Puisque vous êtes toutes là, nous allons commencer, déclara-t-il.
Il s’adossa au fond du fauteuil.
— Vous avez certainement appris qu’il y a quelques douzains, nous avons recueilli un navire de guerre helarieal.
— Je suis au courant, répondit Deirane.
Les deux autres concubines la dévisagèrent. Elles avaient l’air surprises. Pourtant, seule Lætitia l’était, Mericia avait vu le bateau amarré au port en même temps que Deirane. À quel jeu jouait-elle ?
— Bien. Il a été pris dans la tempête de grêle qui nous a occasionné tant de dégâts. Sa voilure n’a pas résisté, il s’est échoué sur nos côtes à quelques longes à l’est d’ici.
— Il n’a rien pu faire pour l’éviter ? s’informa Lætitia.
— Un voilier sans voiles ne peut pas manœuvrer, expliqua Deirane.
Brun braqua son regard sur elle.
— Je vois que posséder une entreprise de négoce t’aura été profitable, remarqua-t-il.
Puis il continua.
— Depuis son arrivée, nous menons des négociations avec l’Helaria concernant la restitution du bateau et de son équipage.
— Une rançon ?
— Non, une facture. Nous nourrissons les marins et soldats. Certains ont été blessés par les grêlons, nous les avons soignés. Et les places au port ne sont pas gratuites. Enfin, la pénétration d’un navire de guerre sur nos terres donne lieu à des pénalités. Toujours est-il que nous allons recevoir le panarque d’Helaria en visite diplomatique dans le but de régler ces points.
— Le pentarque, corrigea automatiquement Lætitia.
Le regard que Brun lui lança la poussa à se recroqueviller sur son siège.
— J’ai bien dit panarque. De toute évidence, les pentarques ont estimé qu’ils ne suffiraient pas à gérer cette crise et ont nommé des suppléants et intérimaires pour les aider.
— Donc nous allons recevoir le panarque d’Helaria. Et je suppose que le harem va avoir son rôle à jouer dans sa visite ? Quel rang a-t-il dans la hiérarchie de l’Helaria ?
Brun confirma l’idée de Deirane.
— Tu supposes bien. Le panarque est une femme et bien qu’elle sera logée dans l’aile des invités, elle pourra accéder aux services du harem. En revanche, je refuse que sa suite y mette le pied, même les éléments féminins qui en font partie. Cette facilité ne représente qu’un moyen de faire honneur à son rang. Elle se tient au sommet de la hiérarchie de l’Helaria puisque les pentarques se sont placés sous son commandement pendant la crise.
— Je suppose que les pentarques ne sont pas loin, intervint Mericia. Leur autorité est si ancrée dans le pays que certains pourraient refuser d’obéir à un nouveau venu.
— J’ai pensé la même chose, confirma Brun. Nous nous sommes trompés tous les deux. D’après mes renseignements, Wotan, Vespef et Muy ont quitté l’Helaria. Seule Peffen a gardé ses fonctions. Quant à Wuq, personne ne sait ce qu’elle devient. Cependant, étant donné que la plus grande partie de la flotte de guerre est partie avec les pentarques, je dirai qu’elle doit organiser l’armée restante au cas où un ennemi voudrait profiter de l’affaiblissement de la Pentarchie.
— Allons nous en profiter ? demanda Deirane.
Un sourire carnassier éclaira fugitivement le visage de Brun.
— Hélas, même amoindrie, l’Helaria peut aligner plus de soldats que nous ne comptons d’habitants.
— Ce n’est pas contre une invasion alors qu’elle se protège, c’est contre des raids de pillage, en conclut Mericia.
— C’est mon avis.
La belle Yriani se leva et se mit à marcher de long en large.
— Seigneur lumineux, commença-t-elle, si vous avez pris soin de nous prévenir aussi tôt c’est certainement parce que, comme l’a suggéré Serlen, le harem aura un grand rôle à jouer. Je pense que vous voulez que nous les épations, et également que nous leur tirions un maximum de renseignements pendant leur séjour.
Brun la suivait du regard. Deirane ne pouvait décider s’il était impressionné par sa beauté ou de voir son intelligence en action. Certainement un peu des deux.
— C’est exact, répondit-il simplement.
— Serlen, je suis désolée, dit-elle avec un sourire qui démentait ses paroles.
— Pourquoi ?
— Parce que je doute que le Seigneur lumineux ait acheté une personne telle que toi si ce n’est pour t’exhiber. Tu risques de ne pas porter beaucoup de vêtements pendant cette visite.
— Ne te moque pas de Serlen. Je n’ai pas non plus acquis une femme aussi belle que toi pour te cacher sous des couches de tissu. Ni Lætitia d’ailleurs, ajouta-t-il en regardant cette dernière.
Lætitia accusa le coup. Elle allait avoir du mal à passer outre à son éducation naytaine. Cependant, elle se reprit vite. Possédait-elle de réels talents d’actrice ou envisageait-elle un moyen d’échapper à cette situation ? Voire d’en tirer un avantage ?
— Et moi ? s’enquit Mericia.
— Toi ? Tu vas disparaître. Pendant toute la durée du séjour du panarque, tu ne sortiras pas de tes quartiers. Tu demanderas à Salomé de te remplacer dans toutes tes fonctions publiques. Et je dis bien toutes. Il vaudrait mieux que je ne te voie pas pendant toute cette visite.
— Pourquoi ? s’écria-t-elle.
— Parce que je suis ton roi et que je te l’ordonne !
— Mais…
Brun leva la main afin de lui intimer le silence. Elle obéit.
— Vous pouvez maintenant retourner dans vos quartiers et vous organiser en vue de cette arrivée, les congédia Brun.
— Et Larein, pourquoi n’est-elle pas avec nous ? demanda Deirane. Elle ne jouera aucun rôle lors de cette visite ?
Brun reposa sa plume et croisa les doigts. Il prit un certain temps avant de répondre.
— Ces jours-ci, Larein n’est pas en mesure de tenir son rang parmi vous, à titre transitoire j’espère. Elle ne bénéficie pas comme vous trois d’une lieutenante capable de lui suppléer en cas de défaillance. Et ne me citez pas Terel, c’est une imbécile ! Et pour répondre à ta seconde question, pendant la visite du panarque, elle n’aura aucun rôle dans le harem.
Brun reporta son attention sur son travail, signifiant par là que la réunion était finie.
Dans le couloir, Mericia retint Deirane par le bras. La frustration d’être mise à l’écart des festivités qui s’annonçaient l’avait énervée. D’autant plus qu’elle n’en saisissait pas la raison.
— C’est donc confirmé. Brun te considère comme l’une des nôtres, attaqua-t-elle.
Deirane mit un moment avant de comprendre ce qu’elle voulait dire. L’une des nôtres. Bien sûr. À la tête d’une faction.
— On dirait bien, ajouta Lætitia en l’immobilisant par l’autre bras.
— C’était évident, le fait qu’il nous a mises à l’abri ensemble prouve bien qu’il nous estime de même importance.
— Si tu comptes vivre longtemps, ne t’attaque pas à nous. Laisse-nous tranquilles. Ne traîne pas dans nos pattes. Et nous t’ignorerons également.
— Je n’ai pas l’intention de m’attaquer à l’une de vous deux.
Mericia scruta attentivement le visage de la jeune femme.
— Tant mieux, lâcha-t-elle enfin. Je sais qu’on ne peut pas te tuer. Mais tes alliées ne bénéficient pas d’un tatouage protecteur. Ne l’oublie pas.
— Sans compter que si ce truc te prémunit contre la mort et les blessures, on peut t’atteindre par d’autres moyens.
Les deux concubines libérèrent Deirane. Puis elles partirent, laissant Deirane seule, abasourdie devant ces dernières paroles.
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