Chapitre 30 : L'antre de Matak - (2/2)

9 minutes de lecture

Elle se retourna et vit que Deirane ne l’avait pas suivie. En revenant sur ses pas, elle la découvrit appuyée sur un mur, se tenant le ventre. Soudain inquiète, elle se précipita à sa rencontre.

— Ça va ?

Elle la soutint par l’épaule. Deirane secoua la tête. L’adolescente l’examina rapidement.

— C’est ton bébé ?

Elle confirma d’un hochement.

— Il arrive.

— Nous devons rentrer de suite.

Dursun prit la main de son amie et l’entraîna à sa suite. Deirane résista.

— Pas si vite, dit-elle, je ne peux pas courir.

— Tu pourras marcher jusqu’à la sortie ? Tu parviendras à parcourir les deux longes ?

— Je crois.

— Et si tu n’y arrives pas ?

La jeune fille était au bord de la panique.

— Je n’ai pas le choix. Et sinon, tu devras te résoudre à m’accoucher dans ces souterrains.

— Je ne sais pas comment on fait, s’affola-t-elle.

— Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas mon premier. Ça devrait aller vite.

— Justement. Vite à quel point ?

Deirane lui adressa un sourire rassurant, qu’une contraction vient gâcher.

— On y va maintenant, déclara-t-elle.

— Tu ne veux pas que j’aille chercher quelqu’un plutôt ?

— Et m’abandonner seule ici ? Pas question !

La concubine se redressa et entama leur retour vers les jardins du palais.

La progression était lente. Elles ne marchaient pas vite. De temps en temps, Deirane s’arrêtait le temps de laisser passer une contraction douloureuse. Elles étaient éloignées au début. Mais elles se rapprochaient de leur but.

— Heureusement que cet égout n’est pas en service, la consola Dursun, au moins on échappe à la crasse et à l’odeur.

— Heureusement, répéta Deirane.

Elle envoya à son amie un sourire qui se transforma en rictus sous l’effet d’une contraction. Dursun se retourna, inquiète vers la future mère.

— Tu te sens bien ?

— Ça se rapproche, mais c’est supportable.

— Je ne comprends pas, d’habitude un accouchement débute plus de deux monsihons avant la naissance.

— Le temps qu’on arrive au harem, on les aura presque atteintes.

Dursun allait dire quelque chose. Elle renonça. À la place, elle reprit sa marche vers leur destination.

Sous l’affolement, Dursun rata l’embranchement qui menait aux jardins. Heureusement, Deirane s’en rendit compte. Elle interpella son amie qui fit demi-tour. Un instant plus tard, elles atteignaient le pied de l’échelle. La future mère leva la tête vers le carré de lumière qui symbolisait leur sortie, loin au-dessus d’elle.

— Je ne monterai jamais là-haut.

— Quoi ! Il le faut pourtant.

— Je ne peux pas.

— Je vais t’aider.

— Non, tu n’es pas assez forte.

Dursun se tut. D’habitude, elle qui avait de bonnes idées, se retrouva, sur le coup, totalement sèche. Les sentiments qu’elle éprouvait envers son amie ne se limitaient pas à une simple attirance. Ils étaient réels, profonds. Deirane jeta un coup d’œil attendri à la fillette. Non, ce n’était plus une fillette. Sa puberté, naissante lors de son arrivée au harem, avait laissé place à l’adolescence. Adulte, elle ressemblerait à sa sœur, elle resterait certainement petite et menue avec une silhouette fine qui en première impression amplifiait sa taille. Un peu comme Deirane, elle devait de trouver à proximité pour que l’on constatât à quel point elle était minuscule. Où telle Saalyn qui n’était pas très grande non plus – bien que plus que Deirane – tout en donnant l’apparence de l’être.

Étrangement, le fait de rêver de son amie décédée ne lui déclencha pas ses idées noires habituelles. Au contraire, cela lui infusa du courage et de la confiance.

— Cours chercher quelqu’un, pria-t-elle Dursun.

— Tu es sûre ? Tu peux rester toute seule ?

— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas me balader.

Dursun enlaça Deirane. Cette fois, le geste était sans arrière-pensées.

— Je te laisse la lumière, la rassura-t-elle en posant la lampe par terre, maintenant je n’en ai plus besoin.

Puis elle commença à grimper les barreaux.

Du fond du souterrain, Deirane suivait des yeux Dursun qui s’éloignait de plus en plus vers le haut en direction du petit carré brillant qui marquait la sortie. La silhouette masqua un instant l’ouverture avant de disparaître. Maintenant qu’elle était seule, Deirane envisagea de s’asseoir. Elle regarda autour d’elle. Aucun banc, aucune surface n’aurait pu lui permettre de se reposer. Elle ne put se résoudre à s’allonger par terre. Elle se sentait incapable d’arriver à se relever quand ce serait à son tour de monter l’échelle. La jeune femme s’appuya donc contre un mur et attendit.

Une fois hors du souterrain, Dursun se mit en quête de Chenlow. Elle savait qu’il passait la moitié de son temps dans les jardins. Cependant, ceux-ci étaient grands, avec de multiples recoins qui procuraient de nombreuses cachettes. Même s’il s’y promenait, elle risquait de le chercher longtemps. En désespoir de cause, elle dirigea ses pas vers le palais. Elle y rencontrerait forcément un eunuque qui pourrait l’aider.

Elle ne se trompait pas. En entrant dans le hall, elle en vit un groupe de trois jeunes. Elle les aborda.

— Je dois parler à Chenlow, les implora-t-elle.

— C’est une urgence ? demanda le plus âgé.

— Cela concerne la concubine Serlen. Elle a des problèmes.

Serlen, le mot magique. Son tatouage la rendait si précieuse que les eunuques ne voulaient prendre aucun risque avec elle. L’un d’eux disparut dans les couloirs. Maintenant, Dursun savait ce que cela signifiait. Il ne partait pas à la recherche de son chef, il allait le prévenir.

Comme elle s’y attendait, il ne tarda pas.

— À chaque fois que tu me fais appeler, commença-t-il, on est en présence d’un drame. Que se passe-t-il ce coup-ci ?

— Je ne l’ai fait qu’une seule fois depuis que je suis ici, protesta-t-elle.

— Après le viol d’une concubine par le prince Jevin.

Il n’avait pas tort cependant. Elle l’avait bien fait venir pour une catastrophe.

— Serlen est en train d’accoucher.

— Pourquoi ne l’as-tu pas conduite à l’infirmerie ?

Elle hésita, regardant les trois jeunes novices. Pouvait-elle parler devant eux ? Ils risquaient de se montrer bavards plus tard. Cette histoire pouvait revenir aux oreilles de Brun.

— Elle est trop loin, murmura-t-elle.

— Trop loin ?

— Près du temple de Matak.

Chenlow comprit aussitôt.

— Prévenez l’infirmerie, ordonna-t-il, qu’ils se préparent à accueillir leur futur roi.

— Tout de suite.

Les trois eunuques s’inclinèrent devant leur chef avant de disparaître dans les tréfonds du palais.

— Suis-moi, enjoignit-il à Dursun.

Il l’entraîna à l’extérieur. Au lieu de se diriger vers la chapelle, il longea l’aile des chanceuses jusqu’à arriver à une petite porte. Elle n’était pas verrouillée. Il entra, Dursun sur ses talons. La pièce dans laquelle ils se tenaient servait de réserve aux jardiniers. Dursun la regarda, les yeux grands ouverts de convoitise. Elle entretenait un potager dans un coin isolé du parc. Elle avait dû se débrouiller pour trouver tout le matériel nécessaire à son loisir. Les eunuques l’avaient beaucoup aidée, son équipement restait toutefois limité. Et là, devant elle, étaient rangés des pelles, des pioches, des râteaux, et bien d’autres outils, ainsi que divers produits bien utiles contre les parasites. Et des cordes soigneusement lovées. Chenlow en choisit une et la balança sur son épaule.

— On est prêt, déclara-t-il.

Elle lui emboîta le pas quand il quitta la pièce.

En un rien de temps pour eux – certainement une éternité du point de vue de Deirane – ils arrivèrent au temple de Matak. Dursun se pencha au bord de l’ouverture.

— Serlen, tu es là ? demanda-t-elle.

— Où veux-tu que je sois ?

— J’ai trouvé de l’aide.

Elle se retourna pour constater alors que Chenlow ne l’avait pas suivie. Depuis qu’il avait découvert que Matak, son dieu, n’était pas une entité abstraite habitant dans un monde éthéré, mais un être réel qui vivait au milieu de son peuple, il avait peur de s’approcher de l’édifice.

— Chenlow ! l’interpella-t-elle.

L’eunuque la regarda un moment. Puis il se décida. Il traversa le pas de la porte et entra dans la pièce sombre. Il tremblait fortement. Quand il arriva derrière l’autel, il s’était ressaisi.

— Serlen, appela-t-il.

— Chenlow ? lui répondit une voix qui résonnait dans le souterrain.

— Je t’envoie une corde. Tu passes la boucle autour de la poitrine, sous les bras, et je vais te hisser.

— Vite alors, j’ai perdu les eaux.

Le vieil eunuque noua une extrémité pour former une boucle qui sembla complexe à Dursun, mais qui coulissait. Deirane arriverait facilement à s’y glisser. Puis, sous son poids, il se resserrerait et la maintiendrait solidement lors de la remontée. Quand il fut prêt, il le lança au fond du puits. La corde se déroula sans un accroc.

— Quand je pourrai te hisser, tu cries.

— Pas encore, renvoya Deirane.

Enfin, au bout d’un temps qui leur sembla immensément long, Deirane les prévint qu’ils pouvaient la ramener à la surface. Le vieil homme s’arc-bouta et tira.

Dursun savait que Chenlow était costaud. Elle ne s’était jamais rendu compte que c’était à ce point. Elle avait déjà constaté que malgré sa petite taille et sa minceur, Deirane n’était pas légère. Et pourtant, il la remontait sans effort apparent. Au bout d’un moment, une main se posa sur le bord du trou. Dursun la saisit, puis aida Deirane à s’allonger sur le sol, les pieds encore pendant dans le vide.

Chenlow reprit son souffle en s’appuyant un instant contre l’autel. Son front luisait sous la transpiration.

— Je l’amène dehors, dit-il enfin, et toi, referme ce passage. Personne ne doit savoir qu’elle est sortie du palais. Sinon le Seigneur lumineux risque de prendre des mesures extrêmes.

Il souleva Deirane dans ses bras. Après l’effort qu’il venait d’accomplir, il accusait maintenant le coup.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.

— Disloquée, répondit Deirane.

— L’accouchement.

— La corde.

— Tu es jeune. Un bon massage te remettra à neuf.

Il la transporta à l’extérieur de la chapelle. Délicatement, il l’allongea dans l’herbe, à côté du chemin.

— Je vais aider Dursun, la prévint-il avant de rentrer.

Un instant plus tard, ils ressortaient tous les deux. L’adolescente s’accroupit à côté de son amie.

— Ne bouge pas, ordonna Chenlow, reste avec Serlen. Je suis de retour dans un instant.

Elle hocha la tête pendant que le vieil eunuque s’éloignait en direction du palais.

Plusieurs stersihons s’étaient écoulés quand il revint. Il n’était pas seul. Un petit groupe l’accompagnait. En voyant sa patiente allongée dans l’herbe, la sage-femme se précipita et l’examina.

— Nous devons la ramener immédiatement à l’infirmerie, annonça le médecin.

Deux eunuques déposèrent la civière à côté d’elle.

— Non, le contredit la sage-femme, c’est trop tard.

— Trop tard ! Comment ça ! s’écria Dursun.

— Elle va accoucher ici.

— Pas question, répliqua Deirane.

Elle tenta de se relever. Devant les douleurs de son ventre, elle renonça.

— Ici, c’est parfait, conclut-elle.

— Regarde, tu es au milieu des fleurs, des oiseaux. Je ne connais pas de meilleur endroit pour venir au monde.

Pendant que Dursun réconfortait la future mère, la sage-femme s’était remise debout. Elle examina les plates-bandes autour d’elle. Juste à côté, elle trouva un coin qui la satisfaisait : plat, une herbe rase, dépourvue de cailloux, ombragé par un pin immense et à proximité d’un arbuste étrange par son aspect translucide. Les infirmières déplièrent un drap qu’elles étalèrent à l’endroit que leur montrait l’accoucheuse. Délicatement, les eunuques soulevèrent Deirane et l’y amenèrent.

— Maintenant, tout le monde dégage, ordonna-t-elle.

Elle désigna Dursun.

— Sauf toi, tu restes.

— Je ne peux pas la laisser seule, protesta Chenlow, cette femme est placée sous ma responsabilité.

— Pas tant que je n’en ai pas fini avec elle. Vous partez comme les autres. Et si vous voulez vous rendre utile, empêchez quiconque d’approcher d’ici.

Manifestant une docilité qui ne lui était pas habituelle, il emboîta le pas à ses assistants. Deirane regretta un peu de le voir s’éloigner. Sa présence la rassurait. Heureusement, il restait Dursun avec elle. Quand tous les hommes se furent écartés, la sage-femme s’intéressa de nouveau à Deirane.

— Il est temps de mettre ce petit bout au monde, déclara-t-elle.

La douceur qu’elle manifesta en s’occupant de la future mère contrastait avec l’autorité qu’elle avait exercée quelques instants plus tôt.

Presque un monsihon plus tard, un vagissement s’élevait des profondeurs des jardins du palais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0