Chapitre 31 : Bruna

10 minutes de lecture

Le gong retentissait sans discontinuer depuis un calsihon. Sa tonalité grave faisait trembler jusqu’aux pierres du palais. L’intérieur n’offrait aucune protection contre ses vibrations. Brun se dirigeait d’un pas alerte vers l’infirmerie. Jamais il n’avait été aussi joyeux, même si une colère sourde se tapissait au fond de son esprit. Dayan et Cali le rejoignirent à mi-chemin. Le ministre le salua comme il se devait, la danseuse s’inclina avec la grâce qui la caractérisait. Il laissa alors exploser son ressentiment.

— Comment se fait-il que Serlen ait accouché au milieu de nulle part ? s’écria-t-il.

— Je n’en ai aucune idée, répondit Dayan.

— Les feythas nous ont légué le meilleur hôpital du sud du continent et elle va mettre mon héritier au monde en pleine nature !

— On l’a trouvée à proximité du temple de Matak. Peut-être voulait-elle bénéficier de la protection de notre dieu.

— Serlen ! Une adepte de la Mère ! Tu la vois placer son enfant sous la protection de Matak ? Réfléchis !

— Cela me semble un peu étrange, j’avoue.

— Un peu !

— Seigneur lumineux. Je vais mener une enquête. Mais il faudrait que vous me donniez accès au harem. Je vous rappelle qu’il m’est fermé. J’ignore ce qui s’y passe.

Dayan avait posé un genou à terre. Ces paroles ramenèrent Brun à la raison.

— C’est vrai, tu ne peux pas y pénétrer. J’aurai pourtant parié que tu y avais des espions.

— Et prendre le risque d’entrer en conflit avec Chenlow ?

Brun comprit instantanément ce que voulait dire son ministre. Le chef des eunuques ne représentait que l’émanation de la reine mère. Dayan ne désirait certainement pas affronter Orellide sur son domaine. Le reste du royaume lui offrait largement de quoi l’occuper.

— Ça ne serait pas une bonne idée, reconnut Brun.

Le vieil homme peina à se remettre debout. Devant ses difficultés évidentes, Brun lui tendit la main pour l’aider.

Pendant toute cette discussion, Cali était demeurée à l’écart. Elle avait assisté avec désespoir au savon que se faisait passer son compagnon concernant un sujet sur lequel il n’exerçait aucune influence. Serlen avait raison, le règne de Dayan touchait à sa fin. Le semblant de contrition que manifesta Brun ne la rassura pas. Mais aucun des deux hommes ne s’aperçut de sa pâleur quand ils reprirent leur chemin.

La chambre ne fut pas difficile à repérer. Les feythas, en construisant les lieux, n’avaient pas envisagé un harem et l’infirmerie se trouvait en dehors. Plus exactement dans une aile dévolue aux domestiques. D’ailleurs, tout le monde au palais s’y faisait soigner. Il n’y avait pas le choix. Devant la porte, un eunuque montait la garde. Quand il reconnut son roi, il ouvrit sans attendre son ordre.

Deirane dormait quand Brun entra. Elle n’était pas seule. Cette adolescente originaire du Shacand s’était assoupie dans un confortable fauteuil. Brun la dévisagea. Il la trouvait vraiment belle avec son air exotique. Il avait hâte qu’Orellide la déclarât prête. Puis son attention se reporta sur le berceau en bois verni dressé juste à côté du lit. D’un pas rendu alerte par la joie d’avoir un héritier, il se dirigea vers le nouveau-né.

Les mouvements autour de son lit réveillèrent la jeune mère. Elle ouvrit les yeux. En voyant les deux hommes, elle éprouva un moment de frayeur. L’expression chaleureuse de Cali la rassura. La danseuse s’approcha de l’enfant. Il dormait, enveloppé dans des draps en soie malgré la chaleur. Brun se pencha par-dessus son épaule. Son visage était, pour une fois, adouci par un sourire.

— Ils sont vraiment minuscules quand ils naissent, observa-t-il.

— C’est une fille, dit Deirane.

Elle regarda le roi avec inquiétude. Il n’exprimait aucune émotion particulière si ce n’est la joie d’être enfin père.

— Tu lui as donné un nom ? demanda Cali.

— Elle s’appellera Bruna, comme il se doit à mon héritière, déclara Brun.

— Elle va hériter du trône ? s’étonna la danseuse. Il n’y a jamais eu de reine, je croyais qu’elles ne pouvaient pas régner.

— L’Orvbel n’a jamais été transmis à une reine parce que le cas ne s’était pas encore présenté. Rien dans nos lois n’oblige le souverain à être de sexe masculin. D’ailleurs, c’est une femme qui a fondé notre lignée il y a soixante ans.

Deirane respira. Elle n’avait pas réalisé à quel point elle était tendue. Un instant, elle avait craint que le fait d’avoir mis au monde une fille allait compromettre son évolution de statut. Elle se redressa dans le lit. Cali vint l’aider en disposant un coussin dans le dos.

— Tu vas bien ? s’inquiéta-t-elle.

— Cette vibration sourde me dérange. Qu’est-ce que c’est ?

— C’est le gong qui annonce au monde entier la naissance d’un héritier royal, expliqua Brun à sa place.

Au monde entier ? Ça, elle voulait bien le croire. On devait entendre ce bruit au moins jusqu’au Shacand tant il était fort. Heureusement qu’il n’y avait qu’un héritier tous les quinze ans.

Un garde entra dans la chambre. Il prononça quelques mots à l’oreille de Dayan.

— La population a commencé à converger vers le palais, annonça ce dernier.

— Bien. Il est temps de leur présenter leur prochaine souveraine.

Il fit signe à la nourrice qui attendait, silencieuse, sur une chaise à côté du berceau. Inquiète de la voir se pencher et prendre le nouveau-né, Deirane essaya de se lever.

— Vous l’emmenez ? demanda-t-elle.

— Il le faut, répondit Cali. La population a le droit de connaître sa future reine. Ce n’est que l’affaire d’un instant. Elle va vite revenir.

Brun avait senti l’angoisse dans la voix de la jeune mère. Il s’approcha d’elle. Il manifesta alors, pour la première fois depuis qu’elle était ici, un geste de tendresse surprenant : il lui caressa la joue et lui déposa un baiser sur le front, juste à côté du rubis.

— Je n’ai pas l’intention de te la voler, la rassura-t-il.

Il emboîta aussitôt le pas à la nourrice, laissant la place à Orellide qui attendait impatiemment que la pièce se vidât pour rentrer à son tour. Elle était seule, ni Chenlow ni son eunuque personnel Pers ne l’accompagnaient.

Depuis la première forteresse construite par les feythas, quelques décennies plus tôt, le palais s’était beaucoup agrandi. La façade faisait partie de ces aménagements rajoutés par le grand-père de Brun. L’infirmerie, autrefois facilement accessible au public, était maintenant enfouie au cœur du complexe. La distance pour rejoindre la cour d’accueil était donc importante. Toutefois, Brun, tout à sa félicité, ne s’en rendit pas compte. Il fut surpris d’arriver dans la pièce qui menait à la fenêtre où il se présentait à sa population lors des événements majeurs. Normalement, sa reine aurait dû l’accompagner, mais il n’y en avait plus depuis le précédent Brun qui déjà paraissait seul en public.

Ainsi que l’avait annoncé le messager des gardes rouges, la cour du palais était noire de monde. Certains avaient escaladé les grilles afin de disposer d’une bonne vue. Le jardin terminant l’allée verte qui ouvrait la perspective jusqu’au port était, lui aussi, presque rempli. La moitié de la population de la ville, citoyens comme esclaves, s’était rassemblée ici. Le reste ne tarderait pas. Les ponts qui enjambaient l’Orvbel devaient être encombrés. Brun, discrètement masqué par une tenture, observait la foule. Il remarqua quelques étrangers parmi eux, reconnaissables à leur costume. Ils ne savaient certainement pas ce qui se passait, ils avaient juste suivi le mouvement.

Un garde ouvrit la fenêtre. Aussitôt, le silence s’installa. Le peuple retenait son souffle. Brun se montra alors dans l’encadrement. Les vivas l’acclamèrent. Il eut du mal à reconnaître les mots dans ce brouhaha. Il parvint cependant à identifier un « longue vie à notre roi ». La formulation n’était pas très orthodoxe, mais l’intention y était.

Il se retourna afin de prendre sa fille des bras de la nourrice et la présenta à la foule. Les ovations se transformèrent en délire. Par là, il exprimait leur joie ainsi que leur soulagement. La naissance d’un héritier allait leur éviter les luttes de successions qui n’auraient pas manqué de subvenir en cas de changement de dynastie.

Brun patienta le temps que la liesse se calmât. Cela prit du temps tellement la foule était déchaînée. Son père aurait sûrement ordonné le silence. Pas lui. Il se contenta d’attendre. Il savait que parmi tous ces gens se trouvaient des espions helarieal, yrianii ou naytains. Qu’ils rapportent sa popularité à leurs maîtres.

Peu à peu, le peuple se tut et le calme s’installa. Ils attendaient le discours.

— Honorez votre future souveraine, la princesse Bruna d’Orvbel, déclama-t-il d’une voix qui portait jusqu’au fond de la cour. Elle me succédera sur le trône et vous dirigera un jour. Je vous avoue cependant que je préférerais que ce soit le plus tard possible.

Sa dernière phrase déclencha une vague de rire qui s’éteignit rapidement.

— La lignée d’Orvbel se perpétue, le royaume continuera à prospérer. Bruna, mon héritière, ma fille, garantit notre liberté. Jamais nous ne serons conquis. Jamais nous ne serons une colonie. Jamais nous ne deviendrons une province d’un État expansionniste sous la dépendance de non-humains. Libres nous sommes. Libres nous resterons. Grâce à Bruna, future reine d’Orvbel.

Les cris, les hourras, les manifestations de joie éclatèrent aussitôt qu’il eut terminé de parler. D’un geste de la main, il intima le silence. Ce n’était pas fini, tout le monde se tut.

— Naturellement, vous ne pouvez avoir de princesse sans avoir de reine. J’épouserai la mère de Bruna avant la fin de l’année. Et je vous promets une cérémonie grandiose comme il n’en a jamais eu lieu depuis que les hommes vivent sur cette terre.

Les ovations reprirent encore plus délirantes. Tout le peuple de l’Orvbel laissait exploser sa joie. Les uns par soulagement de savoir la dynastie assurée, d’autres juste à la perspective d’assister à un mariage royal – on n’en voyait qu’un en général dans sa vie –, certains surtout à l’évocation des bénéfices que cela allaient leur rapporter. Et pour quelques-uns, les trois à la fois.

Quelqu’un dans le public scanda le nom de la princesse. Ses voisins l’imitèrent. Comme une onde, le mouvement se répandit et bientôt tout le monde le reprit.

— Bru-na ! Bru-na ! Bru-na !

Devant l’appel de la foule, Brun souleva le nourrisson au-dessus de sa tête. Le bébé commençait à s’agiter. Il n’allait pas tarder à se mettre à pleurer, ce qui aurait été d’un très mauvais effet. Brun recula dans la pièce. Puis il passa sa fille à la berceuse, non sans l’avoir regardée une dernière fois.

Brun reparut ensuite seul à la fenêtre déclenchant un nouveau concert d’ovations. Si quelqu’un avait éprouvé des doutes sur sa popularité, il les aurait aussitôt perdus. Pourquoi ne l’aurait-il pas été ? L’Orvbel était riche, sa population bien traitée – tout au moins les citoyens – et il n’était pas un tyran. En plus, il n’était pas difficile d’imaginer le calcul de certains marchands. L’arrivée d’une nouvelle princesse signifiait de nouvelles robes, différentes de celles attribuées aux concubines, de nouveaux jouets et tout un tas de biens adaptés à son statut et son âge. Le palais allait générer de nouvelles dépenses qui allaient atterrir droit dans les poches des commerçants habiles. Et cela sans compter les portraits et autres poupées qui allaient être produits à son image. Les royaumes n’étaient pas assez nombreux pour que les habitants de ce monde fussent blasés de la naissance d’une princesse. Même l’héritière d’un pays aussi impopulaire que l’Orvbel serait bien accueillie.

Au bout d’un moment, il finit par se retirer. Le spectacle était terminé. Les gardes rouges relâchèrent légèrement leur vigilance. Chaque fois que le roi paraissait ainsi en public, ils craignaient qu’un attentat le ciblât. Même sur un balcon à l’étage, il n’était pas à l’abri. Une flèche tirée par un archet embusqué pouvait l’atteindre, bien que dans une masse si compacte un tel acte présentât quelques difficultés. Bien en sécurité derrière les solides murs et portes du palais, ils pouvaient se reposer. Bien peu hélas, la cour d’honneur n’avait que de faibles chances de se vider. Il n’était pas exclu que le roi refît une apparition, voire qu’il fût accompagné de la mère de son héritière. Toutefois, ils savaient bien à quoi s’en tenir, aussi près de la naissance, elle ne quitterait pas sa chambre.

Brun retourna rapidement auprès de Deirane. La nourrice avait eu le temps de remettre la petite Bruna dans son berceau. Elle avait retrouvé sa sérénité maintenant que l’agitation autour d’elle avait cessé. Elle dormait paisiblement. Brun la regarda un instant, attendri. Puis il alla s’asseoir sur le lit face à Deirane.

— Elle est magnifique, s’extasia-t-il, c’est un beau cadeau que tu nous as offert à moi et à l’Orvbel.

Il lui caressa le visage. Elle ne réagit pas, esquissant un vague sourire forcé.

— Nous nous occuperons des formalités plus tard, pour le moment repose-toi.

— Quelles formalités ? demanda-t-elle inquiète.

— Une future reine d’Orvbel doit être baptisée dans le culte de Matak. Mais nous avons le temps d’y penser. Cette cérémonie doit se dérouler pendant le sixième mois qui suit la naissance. Cela te permettra de récupérer. C’est toi qui présenteras l’enfant au prêtre.

— Je n’honore pas Matak, cela ne posera pas de problèmes ?

— Aucun, parce que d’ici là tu y seras convertie, comme il se doit d’une reine d’Orvbel.

Comme Brun choisit ce moment pour se relever, il ne remarqua pas la pâleur de la jeune femme. Elle ne voulait pas adhérer au culte de Matak, elle était fidèle à la Mère et entendait le rester. Le pourrait-elle si on la forçait à abjurer sa foi ? Et maintenant qu’elle savait que les dieux existaient réellement, pourrait-elle honorer Matak en public tout en respectant la Mère dans son cœur ? Tolérerait-il un tel sacrilège ou passerait-il outre ? Cette nouvelle l’atterra tant qu’elle ne releva pas son évocation de future reine d’Orvbel.

Brun déposa un baiser sur le front de sa concubine. Puis il sortit sans faire attention à la larme qui coulait sur la joue incrustée de diamant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0