Chapitre 32 : Le spelgrad
Dursun travaillait en compagnie d’Elya et des deux jumelles. Elles révisaient les cours de la matinée. Les enfants éprouvaient des difficultés avec les multiplications et l’adolescente essayait de leur expliquer leur fonctionnement. Alors qu’elle leur montrait une fois de plus leur principe, la porte de la salle des tempêtes s’ouvrit soudain. Un petit groupe de personnes entra. Beaucoup de monde entrait et sortait continuellement de cette salle. Dursun n’y porta pas attention. Toutefois, le bruit de semelle, bien éloigné des babouches que chaussaient généralement les concubines à l’intérieur finit par l’intriguer. Et leva la tête à temps pour voir les immortels, ces eunuques chargés de la protection du harem, qui contournaient le bassin pour atteindre son alcôve. Ils portaient le même uniforme que leurs compagnons qui s’occupaient du service, mais un cimeterre bien tranchant était fixé à leur côté. Ils s’arrêtèrent devant la table où les quatre jeunes femmes travaillaient.
— Chanceuse Dursun ? demanda celui qui les commandait.
— C’est moi, répondit-elle.
— Veuillez nous suivre.
— Pourquoi ?
— Nous voulons vous poser des questions.
— Je ne peux pas laisser ces enfants sans surveillance.
Le chef hocha la tête.
— Y a-t-il quelqu’un à qui les confier ?
— À la concubine Serlen, proposa-t-elle après une brève réflexion. Ou à Nëjya.
— La mère de l’héritière du trône ? s’étonna le garde.
— Elle-même.
S’il fut surpris par le nom, il se reprit vite. Il se tourna vers ses hommes et en désigna deux.
— Toi, cherche la future reine et ramène-la ici. Et toi, surveille-les d’ici à son arrivée.
— La concubine Serlen se trouve encore à la maternité, objecta l’eunuque désigné.
— Alors, trouve la concubine Nëjya et ramène-la ici.
Sans hésitation, il se dirigea vers la porte qui ouvrait sur les jardins. Son collègue sortit également du rang pour atteindre la table.
— Maintenant, suivez-moi, ordonna le chef.
Dursun n’avait plus aucune raison de refuser. La boule au ventre, elle se leva.
— Serlen va venir, les rassura-t-elle, en attendant cet homme va vous surveiller.
— Mais qui va nous expliquer les multiplications ? demanda Elya.
— Je peux vous expliquer, répondit l’eunuque d’une voix douce.
— Tu connais les multiplications.
— Bien sûr. Les divisions aussi. Mais ça, c’est encore trop tôt pour toi.
Il tira une chaise et s’assit à côté des filles.
Rassurée sur ce point, Dursun accepta de suivre le groupe. Les immortels entourèrent la jeune femme et ils se mirent en route. Dès qu’ils furent sortis de la salle, ils prirent la porte qui menait aux couloirs de service souterrains. Ils descendirent plusieurs volées de marche pour atteindre un passage qui conduisait hors du harem. Quand ils remontèrent, ils se retrouvèrent dans la caserne des gardes rouges. Un petit groupe les attendait. Parmi eux se trouvait Chenlow. Sa présence rassura Dursun.
— Voilà la chanceuse Dursun,
— Merci de nous l’avoir amenée, dit leur capitaine, vous pouvez réintégrer vos quartiers.
Le chef des eunuques se tourna vers ses hommes.
— Rompez, ordonna-t-il.
Mais lui-même resta.
— Je vous ai dit que je n’avais plus besoin de vous, répéta le capitaine.
— Capitaine Colun, aucune concubine ne sort du harem sans être accompagnée d’un eunuque, intervint Chenlow d’un ton qui n’admettait aucune contestation. Je viens avec elle.
— Je n’ai aucun ordre en ce sens.
— Vous n’en avez pas besoin pour appliquer le règlement. Et ce n’est pas négociable. Si vous refusez, elle repart avec moi.
Colun pesa le pour et le contre. Il céda.
— D’accord.
Il poussa Dursun par l’épaule en direction de l’escalier par lequel ils venaient d’arriver.
— Ne la touchez pas ! ordonna l’eunuque. Seul le Seigneur lumineux peut poser la main sur une concubine.
— Il faudra bien que je la touche pour l’interroger.
Chenlow s’interposa entre Dursun et le garde.
— L’interroger à quel sujet ?
— C’est une affaire privée.
Chenlow se retourna et poussa Dursun devant lui.
— Viens, l’enjoignit-il, on rentre au harem.
Ils n’avaient pas parcouru une dizaine de perches que le garde rouge céda.
— Ça concerne l’enquête sur le meurtre d’une chanceuse. On dispose de nouveaux éléments.
Chenlow refit face à l’officier.
— Lesquels ?
— On a trouvé le poison.
Le poison ! L’excitation de Dursun l’emporta sur sa peur. Elle tira la main de Chenlow pour attirer son attention. Elle n’eut pas besoin de paroles pour qu’elle comprenne.
— La novice Dursun va vous accompagner. Mais je ne la laisse pas seule avec vous.
Colun hocha la tête.
— Suivez-nous, ordonna-t-il.
La pièce où il mena Dursun et Chenlow était située sous la caserne des gardes rouges. Elle était froide, sans fenêtre, en pierres grises. Sur le sol, une rigole conduisait à un trou d’évacuation. L’ameublement était spartiate, une chaise en bois au centre, une table sur le côté et un brasero allumé. Quelques entraves fixées au mur complétaient le tableau, signe que des gens avaient été retenus prisonniers dans cet endroit. Ce n’était cependant pas une cellule, elle était trop grande pour cela. C’était une salle d’interrogatoire et si elle en jugeait par les traces brunes sur le sol, on y pratiquait la torture.
Effrayée, Dursun jeta un coup d’œil à Chenlow, mais ce dernier ne semblait pas inquiet. Jamais le garde n’oserait s’en prendre au chef du harem. Et si l’entrevue tournait mal, il aurait toujours la possibilité de partir pour aller chercher Brun. Elle ne put pourtant s’empêcher de penser que pendant qu’il courait à travers les couloirs du palais, elle risquait de trouver le temps très long. Surtout si ce brasero avait un autre usage que réchauffer les lieux. Elle frissonna, de peur autant que du froid. La main de l’eunuque qui se posa sur son épaule la calma.
Deux hommes en civil entrèrent et refermèrent la porte derrière eux.
— On peut commencer, annonça l’officier.
Chenlow désigna la chaise à la jeune femme.
— Installe-toi. Je reste derrière toi.
Elle allait obéir quand le soldat les interrompit.
— Un instant ! s’écria-t-il.
Puis il se tourna vers les officiants.
— Déshabillez-la ! ordonna-t-il.
Chenlow s’interposa.
— Êtes-vous sûr de vouloir poser la main sur une possession du Seigneur lumineux ? les défia-t-il. Cette jeune femme restera habillée.
— Mais comment espérez-vous interroger correctement quelqu’un s’il est habillé ? s’étonna-t-il.
— Vous la questionnerez normalement, répondit froidement l’eunuque. Il n’est pas utile de dénuder quelqu’un pour cela. Seulement pour le torturer. Or telle n’est pas votre intention n’est-ce pas ?
— Une petite stimulation n’a jamais fait de mal et aide à délier les langues.
— Vous ne toucherez pas à cette femme et pourtant je vous assure qu’elle vous dira tout ce que vous voulez savoir.
— Comment être sûr qu’elle ne mentira pas ?
— Vous pouvez me faire confiance sur ce point. Mais si vous avez des doutes, allez-y. Ensuite, vous irez annoncer au Seigneur lumineux qu’une de ses concubines exotiques qu’il a payée très cher a maintenant le corps endommagé.
Le bourreau n’eut pas longtemps à réfléchir.
— Assieds-toi jeune fille ! ordonna-t-il.
Il ouvrit un placard fixé à un mur et avec l’aide d’une pincette en tira une fiole qu’il posa sur la table.
— Reconnaissez-vous ceci ? demanda-t-il.
— Non. Qu’est-ce que c’est ?
Elle tendit la main pour s’en emparer. Chenlow se montra plus rapide, il lui attrapa le poignet avant qu’elle ne la saisît.
— C’est dangereux, expliqua-t-il, sinon il n’aurait pas pris toutes ces précautions.
Il ne lâcha pas la jeune femme et celle-ci ne chercha pas à se dégager. Le contact avec le vieil eunuque la rassurait.
— Il a raison, confirma le garde rouge. Ce poison tue à travers la peau.
— Du spelgrad ! s’écria-t-elle.
— Je vois que vous connaissez, se méprit-il. Quand en avez-vous utilisé et que comptiez-vous en faire ?
Il se pencha sur eux, les deux bras appuyés sur le dossier de sa chaise.
— Qui était votre prochaine victime ?
— Mais je…
Dursun, troublée, ne put prononcer un mot de plus.
— Ça suffit, le rabroua Chenlow. Que cherchez-vous à faire ?
— Il y a deux ans, une chanceuse est morte des suites de ce poison, expliqua le garde. Je veux savoir pourquoi elle l’a éliminée.
Il se pencha à nouveau sur elle.
— Désiriez-vous faire disparaître une rivale ? Et rester ainsi la seule concubine originaire du Mustul dans ce harem ? Vous aviez peur que sa beauté et son exotisme vous fassent de l’ombre.
— Mais je…, répéta Dursun.
— C’est ridicule, protesta Chenlow. Jamais elle n’aurait pu faire une telle chose.
— Oh ! Vous n’avez aucune idée de ce que ces femmes peuvent s’infliger pour acquérir de la puissance.
— Je le sais parfaitement, répliqua Chenlow. Vous oubliez que je vis au cœur du harem alors que vous ne l’apercevez que de l’extérieur.
Le garde s’écarta.
— Justement, vous êtes trop proche d’elles. Vous ne les voyez plus telles qu’elles sont. Cette femme a tué une rivale originaire du même pays qu’elle par jalousie.
— Vous parlez de Gyvan.
Le capitaine vérifia dans un cahier.
— C’est cela, confirma-t-il. Vous connaissez donc cette affaire. Et vous persistez à dire qu’elle n’est pas coupable alors qu’elle avait le motif et l’arme du crime, ainsi que l’occasion puisqu’elles vivaient dans des chambres proches.
L’égarement de Dursun s’était maintenant transformé en pleurs. Chenlow posa sa main sur son épaule et la pressa délicatement.
— Raconte-lui tout, l’invita-t-il d’un ton très doux.
Elle jeta un bref coup d’œil vers l’eunuque avant de rebaisser la tête vers le sol.
— Je n’ai pas tué Gyvan parce que… parce que…
— Parce que ? releva le Colun.
— Parce que c’était ma sœur, parvint-elle à dire entre deux sanglots ?
Le capitaine recula.
— Votre sœur ! s’écria-t-il sous la surprise.
— Vous l’ignoriez, remarqua malicieusement Chenlow. Vos renseignements ne semblent pas si à jour que cela. Où est passée la légendaire efficacité des gardes rouges ?
Colun lança un regard noir à Chenlow, mais il n’ajouta aucun commentaire. Ce n’était pas une bonne idée de s’attaquer au puissant chef du harem. Avec la reine mère derrière lui, elle-même soutenue par le Seigneur lumineux, il était intouchable. Mais le capitaine rêvait en secret d’un jour où il disposerait de tant de renseignements sur cet homme que même le roi ne pourrait plus le protéger. Malheureusement, il n’avait rien découvert sur lui. Soit il savait masquer ses traces, soit il était irréprochable.
— Comment avez-vous trouvé cette fiole de spelgrad ? s'informa Chenlow.
— Je ne suis pas tenu de révéler mes sources, riposta le garde rouge.
— Et moi je ne suis pas tenu de vous aider. Et pourtant je le fais parce que je désire autant que vous savoir qui a tué une de mes pensionnaires.
Comme il hésitait, Chenlow continua.
— Vous disposez là du cerveau le plus brillant de ce palais ! Utilisez-le !
Dursun avait fini par se calmer. Même si les larmes coulaient encore, elle avait cessé de sangloter.
— Un domestique l’a trouvée dans ma chambre, suggéra-t-elle.
— Vous voyez ! s’écria le capitaine. Elle sait.
— Simple déduction, le détrompa Dursun. S’il avait été découvert ailleurs, je ne serais pas assise ici.
Face au regard triomphant de Chenlow, le garde rouge hésita.
— Que pouvez-vous me dire d’autre ? demanda-t-il finalement. Devons-nous enquêter du côté des domestiques ?
— Cela sera inutile. Après la tempête de grêle, la zone où j’habite a été en travaux, pendant des douzains. N’importe qui aurait pu y entrer à ce moment-là et cacher quelque chose dans ma chambre.
— Pendant cette période, l’aile était inaccessible par les concubines et les domestiques, objecta le capitaine.
— Vraiment ? Même en passant par les couloirs de service ?
— Je l’ignore. Je n’ai pas autorité pour les fermer. Mon habilitation s’arrête aux portes du harem. L’eunuque en chef sera plus à même de nous éclairer sur cela.
— Cela a été fait, répondit Chenlow. Mais il n’existe aucun moyen d’isoler une aile du harem tout en lui conservant l’accès vers l’extérieur. Il a fallu laisser un passage ouvert pour que les ouvriers puissent aller et venir et que les matériaux soient acheminés.
Dursun s’engouffra dans les explications de l’eunuque.
— Il a donc existé un trou dans la sécurité du harem, déduisit-elle. Pendant les travaux, n’importe qui a pu se rendre dans ma chambre et y dissimuler ceci. (Elle désigna la fiole de spelgrad de la main.) Et après, il reste encore beaucoup de monde possible. Nous ignorons quand cette chose a été cachée.
— Si sa présence datait de cette époque, vous l’auriez vue depuis, rétorqua le garde.
— Je ne fouille pas ma chambre tous les jours à la recherche des objets dissimulés. Si on l’a mise dans un placard ou au fond d’un tiroir, elle a pu y rester pendant des douzains sans que je la trouve.
L’objection était justifiée, aussi le capitaine ne continua pas dans cette direction. Mais il ne renonça pas pour autant.
— Vous connaissez vous des ennemis qui pourraient vouloir vous faire du mal en conduisant les soupçons sur vous ?
La jeune fille était trop perturbée par la situation pour rire, mais ses lèvres esquissèrent un sourire.
— Prenez la liste des concubines, suggéra-t-elle. Je suis alliée à Serlen, une des cheffes du harem. Potentiellement, les trois autres cheffes me détestent. Quoique, ajouta-t-elle en réfléchissant, peut-être pas Lætitia qui semble très posée. En tout cas, Larein et sa faction, c’est sûr. Et puis, il y a Nëjya. Beaucoup de celles qui aiment les femmes la désirent. Et c’est moi qu’elle a choisi. Cela entraîne des jalousies.
— Quelqu’un a essayé de noyer Dursun dans un bassin il y a quelques douzains, fit remarquer Chenlow.
Dursun tourna la tête vers lui, intriguée. Ainsi il savait. Pourtant il n’y avait que des concubines et quelques domestiques dans la piscine quand cela était arrivé. Et elle était sûre que Chenlow n’avait pas accès aux yeux feythas répartis un peu partout dans le palais.
— Je vois que vous avez de nombreux ennemis, constata le capitaine. C’est à se demander comment vous avez pu survivre jusqu’ici.
— C’est bien pratique d’avoir Naim dans son camp, répondit Chenlow à sa place.
— Naim !
Visiblement, il connaissait la Naytaine.
— Je voudrais bien compter quelques personnes comme elle parmi mes soldats.
Les gardes rouges étaient eux-mêmes une troupe d’élite. Il devait tenir la jeune femme en bien grande estime.
À ce moment, la porte s’ouvrit et Dayan entra. Il évalua la scène d’un regard circulaire.
— Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il.
— Le capitaine Colun ici présent accuse la chanceuse Dursun d’avoir tué sa compatriote Gyvan en l’empoisonnant au Spelgrad.
— C’est ridicule ! s’écria le ministre. Elles étaient sœurs. Et si je me souviens, elles étaient inséparables.
— C’était ce que je lui expliquais.
Le capitaine des gardes croisa les bras, l’air maussade.
— Ça va, maugréa-t-il, j’ai reconnu mon erreur.
Chenlow esquissa un sourire de victoire. Quant à Dayan, son attention accaparée par la fiole de poison, n’avait pas entendu.
— Je suppose que c’est là le spelgrad.
— En effet, répondit l’officier.
Dayan sortit des gants de sa poche et les enfila.
— Il ne faut pas laisser traîner ces choses. Je vais le ranger dans la réserve.
— Seigneur ! s’écria Colun, j’en ai besoin pour l’enquête.
— Vraiment ? Que peux vous apporter de conserver cet objet ? Il ne peut pas rester sur une étagère dans une caserne. Il doit être enfermé dans un coffre, totalement inaccessible. Et dans l’hypothèse improbable où vous voudriez l’examiner, vous n’aurez qu’à me le demander.
Le capitaine ne répondit pas, le ministre avait raison. Mais il n’appréciait visiblement pas de se faire déposséder ainsi de son butin. Dayan ne porta aucune attention au mouvement d’humeur du garde.
— Vous pouvez rentrer au harem, dit-il à Dursun. Quant à vous, enquêtez sur les gens qui en veulent réellement à Serlen et ses alliées. Les membres de la faction de Larein ou de Mericia ou celles dont l’exotisme de cette jeune fille pourrait avoir attisé la jalousie.
Dayan prit la fiole. Puis il salua le capitaine avant de terminer par Chenlow et Dursun.
— Puisque le Seigneur de la marche supérieure l’a ordonné, je ramène la chanceuse Dursun dans ses quartiers, annonça Chenlow.
— Faite, lâcha Colun d’un ton désabusé.
Dursun se leva. Telle une petite fille – ce qu’elle était encore il y a peu –, elle prit la main que l’eunuque lui tendait. Et elle rentra au harem en sa compagnie.
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