Chapitre 34 : Le Bal - (3/4)
La sensation qu’il éprouva avec Dinan se révéla très différente celle que lui avait offerte Calen. Dinan était bien meilleure danseuse que Calen, qui pourtant était loin d’être mauvaise. Il fallait dire qu’elle y voyait. Elle n’avait pas à se contenter de suivre son partenaire. Au contraire, elle anticipait les actions de Brun, voire prenait des initiatives. Ses concubines ne l’avaient pas habitué à de telles sensations. En fait, ce n’était pas vrai. Il avait éprouvé cela à plusieurs reprises avec une personne : Cali. Elle était exceptionnelle sur une piste et elle réagissait à la perfection aux incitations de son cavalier. Mais c’était son métier. Wuq et les autres pentarques avaient la réputation d’être des danseurs émérites, il y avait des chances que Dinan tînt de sa mère.
Brun eut soudain une idée.
— Dame Dinan, vous savez que la compagne de mon ministre est une danseuse renommée dans le monde entier.
— Elle est célèbre même en Helaria, répondit la petite rousse. C’est grâce à elle, et quelques autres, que l’Orvbel est connu pour autre chose que son marché aux esclaves.
— Vous-même, j’ai cru comprendre que vous étiez une bonne danseuse.
— Hélas, j’ignore d’où vous tenez vos informations, je peux vous affirmer qu’elles sont fausses. Bien que je pratique l’art corporel, je ne suis qu’une débutante. Vous avez dû confondre avec ma mère. Voyez plutôt avec Diosa. Elle est l’une des meilleures de la Pentarchie dans ce domaine.
L’attention de Brun se porta un instant sur la ministre de Calen, elle était actuellement entre les bras d’un courtisan. Dinan avait raison, bien que bridée par une simple danse de salon, elle se montrait gracieuse dans ses mouvements.
— J’irai la voir plus tard.
Atteindre Diosa prit à Brun plus de temps que prévu. Quand elle eut terminé avec son cavalier, elle invita Deirane à la rejoindre. Cette dernière, étonnée, accepta. En assistant à cette scène, Brun éprouva une puissante frayeur. C’était inévitable que ces deux se rencontrassent. S’il avait su que cette stoltzin se trouverait dans la délégation, jamais Deirane n’aurait participé à ce bal. Il était trop tard maintenant.
Deirane n’avait pas réagi quand Diosa lui avait tendu la main.
— Dame Serlen, l’invita-t-elle ?
Surprise, elle leva les yeux vers la stoltzin.
— Que me voulez-vous ?
— M’accorderiez-vous cette danse ?
— Moi ? Je suis une femme !
— Moi aussi. Et depuis plus longtemps que vous.
Deirane allait refuser. Elle se retint à temps. Elle s’était souvenue que cette Diosa était l’adjointe de Calen. Que la panarque en personne dansât avec une concubine, même future reine en titre, aurait paru suspect alors que cela restait possible de la part d’une ministre totalement inconnue. Elle saisit la main que la visiteuse lui tendait et l’accompagna sur la piste.
L’Orvbel, qui se targuait de représenter un sommet de la culture, mettait un point d’honneur à ne pratiquer que des danses de couples mixtes. Aussi, Diosa prit le rôle du cavalier, laissant celui de suiveuse à Deirane. La maintenant serrée contre elle d’un bras autour de la taille, elle entraîna la concubine à travers le flot de danseurs, la guidant avec habileté.
Diosa se pencha à l’oreille de sa partenaire.
— Regardez-les s’agiter comme des fourmis affolées.
Effectivement, Brun et Dayan tenaient un conciliabule. Orellide ne tarda pas à les rejoindre. Ils donnaient l’impression de tenir un conseil de guerre.
— Que se passe-t-il ? demanda Deirane.
— Ils ont peur que je commette une bêtise.
— Pourquoi ?
— Parce que contrairement à vous, ils ont identifié qui je suis.
— Qui êtes-vous ?
— Vous ne savez vraiment pas ?
Deirane secoua la tête, manquant de heurter le nez de la stoltzin.
— Non, dit-elle.
— Je crois que vous connaissez ma grande sœur, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
Aussitôt, cela déclencha un déclic dans l’esprit de Deirane. Hylsin et Larsen. C’était le nom qu’avait annoncé l’officier du protocole. Diosa de Hylsin et Larsen. Elle faillit répondre à voix haute, elle se retint de justesse. Elle parvint même à ne manifester sa surprise en aucune manière.
— Vous êtes la sœur de Saalyn, déclara-t-elle.
Diosa hocha la tête.
— Nous devrions en parler davantage, mais pas ce soir.
La stoltzin remit la jeune femme entre les bras d’un homme. Quand il découvrit qui était sa partenaire, son sourire s’élargit jusqu’aux oreilles. Machinalement, Deirane suivit les pas de son cavalier. En regardant Diosa s’éloigner, elle éprouva un sentiment de surprise. Les sœurs étaient si différentes !
Depuis qu’elle connaissait la guerrière libre, jamais elle n’avait pensé à sa famille. Elle se doutait bien qu’elle existait quelque part. Néanmoins, elle avait traité Saalyn comme sortie de nulle part, seule au monde en dehors de ses collègues de la corporation.
Perdue dans ses réflexions, elle ne se rendit pas compte que son cavalier avait enchaîné sur une seconde valse. Ce fut la main d’Orellide qui se referma sur son bras, pour l’entraîner à l’écart, qui la ramena à la réalité. Docilement, elle suivit la reine mère derrière une des statues de la salle.
— Que se passe-t-il ? demanda Deirane.
— Sais-tu avec qui tu dansais ? l’accusa-t-elle.
— Oui, elle s’est présentée.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De rien, elle s’est juste présentée.
— Et quoi d’autre ?
— Rien ! s’écria-t-elle sur la défensive. Vous nous avez bien vues, on n’est pas restées assez longtemps ensemble.
Orellide avait relâché Deirane qui massa son bras endolori. Heureusement qu’elle portait ce tatouage, sinon elle aurait souffert d’un hématome. Diosa avait raison, sa seule présence affolait la royauté. Pourquoi ? Que pouvait bien craindre un État tel que l’Orvbel de la part d’une scribe au cours de cette soirée ?
La reine mère s’était éloignée, elle observait quelque chose dans la salle. Deirane suivit son regard. Diosa n’était pas restée seule bien longtemps. Brun avait réussi à l’aborder, ils tournoyaient maintenant ensemble. Et deux danseurs de leur niveau offraient un spectacle magnifique à voir. Curieuse, Deirane chercha ses amies. Sans surprise, Nëjya s’était trouvé une belle jeune femme comme cavalière. Partageait-elle ses goûts ? Elle ne pouvait le dire. En tout cas, elle riait aux paroles de la Samborren. Elles avaient l’air de s’amuser. C’était également le cas d’Arsanvanague qui passait de bras en bras, en marquant une nette préférence envers les stoltzt, malheureusement trop peu nombreux à son goût. Elle était ravie de croiser des représentants de son peuple. En plus, le vocabulaire qu’elle avait acquis ces derniers mois lui permettait de communiquer avec eux. Deirane n’éprouva aucune difficulté à imaginer son bonheur. En revanche, Bilti n’était visible nulle part. Où pouvait-elle bien se cacher ? Et surtout pourquoi ?
Elle éclaircirait ce mystère ultérieurement. Son regard se tourna vers Nëjya. Peut-être représentait-elle la solution à son problème. Le bal avait à peine commencé que déjà elle ne supportait plus toutes ces mains qui effleuraient sa peau nue. Nëjya était son amie, elle comprendrait ce qu’éprouvait Deirane. Elle ne profiterait pas de la situation malgré ses penchants.
Une main se posa sur son épaule.
— Voulez-vous m’accorder cette danse, lui demanda quelqu’un ?
En reconnaissant la voix d’Anders, elle se retourna vivement. Lui non plus n’abuserait pas d’elle. Elle pouvait lui faire confiance, au moins dans ce domaine.
— Avec plaisir, lui répondit-elle.
Il l’entraîna au centre de la piste. Se sentant en sécurité, elle s’abandonna totalement entre les bras de son partenaire.
Brun avait été obligé de voler la politesse à un marchand pour se retrouver avec Diosa. En reconnaissant son souverain, le cavalier avait préféré renoncer. L’exemple de Biluan vivait encore dans toutes les têtes. Tant d’autres femmes participaient à cette soirée, autant ne pas courir de risques. La drow elle-même, une fois ses craintes calmées, s’était révélée étonnamment compétente dans cette discipline. Il la chercha du regard. Elle dansait avec son compatriote. Dommage !
Brun, entraîné par l’ambiance festive, avait pu maîtriser son animosité envers la sœur de Saalyn. Il n’avait rencontré aucune difficulté à entraîner sa partenaire au centre de la salle.
— Je suis surpris qu’un membre de votre famille soit mêlé à la délégation, remarqua-t-il.
— Pourquoi ? Vous avez un litige avec ma sœur, pas avec moi. Pourquoi serais-je en danger ?
— Oh, je pensais que par solidarité familiale vous auriez évité mon royaume comme la peste.
Elle émit un petit rire discret.
— Solidarité familiale ! On voit que vous nous connaissez mal. Ma sœur a choisi un métier qui la tient loin de l’Helaria dans l’espoir d’échapper à notre mère. Ma présence ici s’explique de manière différente : je suis l’adjointe de Calen pendant la durée de cette crise.
— Pour cette crise uniquement ?
— En temps normal, je suis comme ma sœur : loin de l’Helaria. Je visite tous les pays du monde et je copie les textes qu’ils me confient pour le compte de la Bibliothèque. Je voyage donc beaucoup à travers tout l’Ectrasyc.
— Et dame Calen avait besoin de ce genre de personne ?
— Une personne dont le talent permet de déceler rapidement l’intérêt d’une information et de savoir si elle vaut la peine d’être gardée ou oubliée ?
— Présenté ainsi, cela coule de source.
Brun entraîna sa partenaire dans une volte qu’elle suivit sans aucune hésitation. Ce qui donna l’occasion au roi d’embrayer.
— On m’a dit que vous étiez une danseuse exceptionnelle et je constate avec plaisir que c’est bien le cas.
— Qui est ce « on » ? Je doute que ce soit Calen, elle ne peut pas m’observer. Dinan ?
— C’est bien Dinan. En tant que fille de pentarque, je la croyais à la hauteur de la réputation de ses parents. Pourtant, elle affirme que c’est vous la meilleure ce soir.
— Ce n’est qu’une question d’expérience. Elle est née bien après la guerre contre les feythas, alors que je suis née pendant. Et avec une sœur aussi brillante musicienne que la mienne, il est difficile de résister, même si elle ne rentre pas souvent à la maison.
— J’imagine.
L’évocation de Saalyn, même indirectement, avait rendu Brun maussade. Cependant, en diplomate accompli, il se reprit vite.
— Accepteriez-vous de nous donner une démonstration de vos talents ? demanda-t-il.
— Je suis une spécialiste de l’art corporel.
— Un art qui a la danse comme composante principale.
Elle arrêta leur mouvement dans la salle. Puis elle se pencha vers l’arrière, écartant légèrement son buste de celui du roi afin de le regarder dans les yeux.
— Où voulez-vous en venir ?
— Que diriez-vous d’improviser un duo avec Cali ?
Elle mit du temps à répondre.
— Je ne me suis pas préparée en vue d’une telle prestation, objecta-t-elle enfin.
— Cali non plus. Et l’une comme l’autre, vous vous attendiez à danser lors d’un bal.
— C’est vrai.
Il considéra cela comme une acceptation.
— Je vais vérifier si elle est d’accord.
— Je suis surprise que vous demandiez son avis à une esclave.
— Cali n’est pas une esclave. C’est la compagne de mon ministre.
— Elle vit au harem pourtant.
— Elle serait incapable de survivre à l’extérieur. Elle ne sait pas se défendre.
— Le harem est lui-même un endroit dur. Qui la protège des autres concubines ?
De la main, le roi désigna Deirane qu’un courtisan avait entraînée au centre de la piste.
— C’est Serlen, ma future reine.
Le silence soudain de Diosa et son regard fixé sur l’Yriani étaient la preuve de sa surprise. Le roi en profita pour s’éclipser.
« Deirane, suffisamment influente pour protéger quelqu’un, et future reine. La petite paysanne a parcouru bien du chemin », pensa-t-elle.
Il revint rapidement.
— Elle accepte, annonça-t-il.
— Bien. Comment cela est-il prévu ?
— Je vous conseille de voir cela avec elle.
— Vous avez raison.
Elle salua Brun, geste dicté par la politesse plutôt que par la soumission, et se lança à la recherche de Cali. Sa stature la rendait facile à repérer, d’autant plus qu’elle n’avait pas dû se déplacer beaucoup depuis le retour de Brun. Le roi la regarda disparaître ; vu sa petite taille, c’était vraiment le terme adéquat. Il regretta que le contact agréable de son corps, à la fois souple et ferme, contre le sien, ne se prolongeât pas. Il n’avait jamais testé les stoltzint avant. Et il se rendait compte que leur seul aspect déroutant était la fraîcheur de leur peau, détail auquel on s’y habituait vite. Heureusement, il en avait acquis une dernièrement, il approfondirait le sujet après le départ des visiteurs.
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