Chapitre 40 : La dernière danse - (1/2)

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Après s’être mainte fois retournée dans son lit, Deirane ne parvenait pas à trouver le sommeil. Comme presque tous les soirs depuis l’arrivée des Helariaseny, Brun s’était violemment disputé avec Dayan. La jeune femme ne savait pas quoi en penser. Elle voulait que le ministre se sentît si en danger qu’il s’enfuît, quittât le palais. Mais la nature des querelles, excepté leur volume sonore élevé, ne semblait pas indiquer que son pouvoir était menacé. Brun devait se décharger de sa colère sur quelqu’un. Dayan était la seule personne devant laquelle il pouvait se lâcher, il ne fallait pas y voir plus loin.

Toutefois, ce n’était pas cela qui perturbait son sommeil. La proposition de la pentarque ne cessait de tourner en boucle dans sa tête. Elle allait quitter son statut d’esclave. Désirait-elle s’enfuir de cet endroit ? Bien sûr, même si cela signifiait se séparer de Dursun, Nëjya et le semblant de famille qu’elle s’y était recréé. Mais que cela représentait-il face à la possibilité de revoir Saalyn et surtout Hester ?

Malgré tout, elle disposait d’un délai bien court pour s’organiser. Elle n’aurait pas le temps d’imaginer un moyen de revenir les chercher, ni même de juste garder des liens avec elles. Peut-être que Kazami aurait une solution. Pour cela, elle devrait en discuter avec Dursun avant que sa scolarité ait pris fin. En fait, en y réfléchissant bien, le point de contact entre Kazami et le harem était le commis qui gérait les entreprises de Deirane et lui présentait des rapports réguliers. Une fois partie, il n’aurait plus de raison de venir. Elle doutait même de conserver ses biens. Il était plus que probable que Brun les lui confisquât comme châtiment de sa trahison. Et pour la priver de ses ressources aussi.

Elle prit conscience de l’agitation dans les couloirs. Le jour approchait-il ? Avait-elle ruminé ses pensées jusqu’au jour ? Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Aucune lueur ne filtrait à travers les rideaux. Ils étaient encore en plein cœur de la nuit. Et puis cette idée était ridicule. Les domestiques étaient discrètes, elles ne devaient pas déranger les concubines ni troubler leur sommeil. Il se passait quelque chose. Matak attaquait-il encore une fois le palais ? Depuis qu’elle avait appris la nature de ce dieu, elle comprenait beaucoup de choses.

Brutalement, elle entendit la porte de son appartement aller taper violemment contre un meuble, entraînant la chute d’un vase qui s’y trouvait. Inquiète, elle se redressa dans son lit. Le palais était-il attaqué ? Sa chambre s’ouvrit à la volée. Loumäi, terrorisée, s’était précipitée dans un coin. En découvrant qu’il s’agissait de Brun, elle se calma. L’expression du monarque raviva sa panique, encore plus durement. La colère déformait tant ses traits qu’il n’arrivait pas à prononcer un mot. Son regard ne fit que passer sur Loumäi, au grand soulagement de celle-ci, avant de s’immobiliser sur Deirane.

— Toi et tes petites manigances ! hurla-t-il enfin, viens voir !

Elle hésitait sur la marche à suivre. Brun n’attendit pas longtemps. Il l’empoigna par le bras et la sortit du lit, violemment. Elle tomba à genoux par terre, mais il ne s’interrompit pas, la traînant derrière lui.

— Arrêtez ! cria-t-elle autant sous l’emprise de la panique que de la douleur. Vous me faites mal !

Elle se dégagea et s’enfuit vers le fond de la chambre. Brun la rattrapa par la gorge et la tira vers lui. Voyant que sa maîtresse se faisait réellement agresser, Loumäi intervint. Elle se jeta sur le roi, essayant de libérer Deirane. Il se retourna et chassa l’inopportune d’un coup de poing en plein visage. Elle s’effondra et ne bougea plus.

— Loumäi ! s’écria Deirane.

Elle se précipita vers le corps inerte. Brun la rattrapa par les cheveux et la tira vers lui. Elle hurla une fois de plus sous la douleur. Le regard du roi se posa sur la domestique évanouie, cette vision sembla le calmer puisqu’il lâcha Deirane. Il se contenta de la pousser vers la porte.

— Avance, exigea-t-il.

Deirane obéit.

— À droite, ordonna-t-il quand ils débouchèrent dans le couloir.

Elle n’allait jamais dans cette direction, sauf depuis l’arrivée des Helariaseny. Cela menait à l’aile des ministres, puis de là à celle des invités. Il la conduisait à Calen. Avait-il eu vent de son projet d’évasion ? La porte d’accès au bâtiment adjacent s’ouvrit. Daniel parut. En voyant Brun, il s’inclina.

— Seigneur Lumineux, le salua-t-il simplement.

— Va dans la suite de Serlen, l’informa Brun, ta compagne est blessée.

— Tout de suite.

Il se releva, l’inquiétude lui faisant bâcler les salutations protocolaires, ce que Brun ne sembla même pas remarquer. Deirane saisit immédiatement les implications de ces paroles. Brun savait tout ce qui se passait dans ce harem. Y compris les amours au sein du personnel. Il avait donc appris également qu’elle se préparait à fuir. Elle gémit sous la peur que lui inspirait cette pensée.

Contrairement à ses attentes, Brun ne la mena pas à l’aile des invités, mais dans l’appartement de Dayan. De nombreux individus s’y trouvaient : des domestiques, des eunuques et des gardes rouges. Dans un coin, elle aperçut Chenlow. Un allié. Il la protégerait des excès de Brun. Contre toute attente, il lui envoya un regard de profond mépris et détourna la tête. Deirane, qui ne prévoyait pas à une telle réaction, resta stupéfaite. Brun la projeta en avant d’une poussée dans le dos.

La chambre du ministre était presque vide. Deux gardes rouges en bloquaient l’accès. Ils s’écartèrent juste le temps de laisser passer le roi. Dayan était là, avec Cali. Allongés sur le lit, ils dormaient, tendrement enlacés. Ils avaient le sommeil bien lourd, vu que l’agitation autour d’eux ne les avait pas réveillés. Elle regarda un instant la danseuse, à moitié étendue sur son compagnon, qu’elle semblait protéger de sa personne. Leur nudité, le désordre des draps, ils avaient fait l’amour avant de s’endormir.

— Admire ton œuvre, s’écria Brun d’une voix tremblotante.

Deirane ne comprit pas le sens de ces paroles. Elle se tourna vers son seigneur. Il se tenait bien droit, immobile le visage dur et fermé. Et une larme coulait sur sa joue. Surprise par cette manifestation d’émotion, elle retourna son attention sur le couple. Ils ne respiraient plus. Deirane resta interdite, ne parvenant pas à appréhender ce qu’elle voyait. Le ministre avait cessé de vivre. Cela risquait d’arriver un de ces jours, il était vieux. Et sa compagne l’avait suivi dans la mort. Brun l’avait toujours connu, on comprenait qu’il fût bouleversé. Mais pourquoi se comportait-il si violemment avec elle ?

La jeune femme détailla le corps nu de Cali. Elle était âgée, elle approchait de la quarantaine¹¹. En temps normal, elle paraissait si belle. Pas le même type de beauté que les concubines. En comparaison, elle semblait sèche et dépourvue de douceurs féminines. Cependant, quand elle dansait, elle était magnifique. Et cette grâce se retrouvait dans tous ses mouvements. Cette nuit, c’était différent. Immobile, elle accusait son âge. La mort enlaidissait tout.

Attristée, elle détourna le regard.

— Tu ne peux pas supporter leur vue, cracha Brun. Pourtant c’est ton œuvre.

Il se rendit jusqu’à la petite table où Dayan s’asseyait parfois quand il travaillait, le matin, lorsqu’il ne voulait pas quitter Cali ni la réveiller. Il prit la lettre qui était posée dessus et la tendit à Deirane. C’était un mot, écrit de la main de Cali.

« Après quarante ans au service des rois d’Orvbel, Dayan ne supporterait jamais la disgrâce et son exil. Et moi je ne supporterai pas d’être séparé de lui. Je préfère en finir quand il en est encore temps ».

La lecture du message assomma Deirane tel un coup de tonnerre. Son projet avait réussi, elle avait réussi à amener Cali à douter de l’avenir de Dayan. Jamais elle n’avait désiré sa mort. Elle voulait qu’elle s’enfuît avec le ministre, qu’il terminât sa vie en exil. Avec ses références, n’importe quelle ville disposant d’un théâtre aurait accueilli la danseuse. On lui aurait déroulé le tapis rouge à Sernos ou Lynn. Même l’Helaria aurait pu représenter une destination acceptable. Bien sûr, elle les aurait surveillés, l’ancien poste de Dayan aurait éveillé la paranoïa des pentarques. Pourtant, dans la mesure où le ministre se serait montré discret, ils l’auraient laissé tranquille. Après tout, il n’avait commis aucun crime sur le territoire de l’Helaria.

Deirane lâcha la lettre. Puis elle contourna le lit et s’agenouilla à côté de la danseuse. Elle paraissait si paisible. On aurait dit qu’elle dormait. Seulement, elle ne respirait plus. Aucun souffle ne passait par ses lèvres. Elle remarqua qu’elle s’était maquillée. Pour sa dernière représentation en public, elle avait voulu se rendre belle.

— Je ne comprends pas ce qui a pu le faire douter à ce point, murmura Brun. D’accord, il vieillissait et il commençait à commettre des erreurs. Et alors ? Il a consacré sa vie à l’Orvbel. Il a servi trois rois successifs auxquels il a tout donné. Il aurait pris une retraite paisible au sein du palais. Je lui aurais de temps à autre demandé des conseils afin qu’il ne se sentît pas inutile.

Ce n’était pas lui qui avait douté, pensa Deirane, c’était Cali. Le prédécesseur de Brun était un monstre, elle avait beaucoup souffert sous son règne. Plus de dix ans après sa mort, elle en avait encore peur. C’était cet ancien Brun qui l’avait tué.

Brun ramassa la lettre et la reposa sur une petite table basse.

— Généralement, les empoisonnements par le spelgrad sont incinérés, dit-il, je ne veux pas qu’une telle infamie leur soit infligée. Nous leur construirons un mausolée dans le cimetière du palais.

— Le spelgrad ?

— Dayan gardait la fiole dans son armoire depuis qu’elle avait été retrouvée dans la chambre de Dursun.

Voilà qui expliquait leur air si serein. Utilisé à dose normale, il ne procurait aucune sensation. On s’endormait, et on ne se réveillait pas.

— Tu es la seule qui puisse les toucher sans risque et sans équipement. Tu t’occuperas de leur toilette funèbre. Mais avant leur enterrement, nous célébrerons une cérémonie.

— Une cérémonie ?

— Ils allaient s’unir officiellement devant Matak dans deux mois. Nous procéderons demain. Ils n’ont été qu’amants dans la vie, qu’au moins ils soient mariés dans la mort. Tu trouveras la robe de Cali dans le dressing. Je suis sûr que tu l’arrangeras à son avantage. Je te conseille d’apporter le même soin à Dayan.

Il se dirigea vers la sortie.

— Tu es une vraie Orvbeliane maintenant. Tu as le sang d’une amie sur les mains.

Deirane se retrouva seule face aux deux cadavres.

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11 - En années terriennes, cela représente presque soixante ans.

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