Chapitre 41 : La Dernière tentative de Larein - (2/3)
Les eunuques revinrent avec la civière. Ils la déposèrent au sol juste à côté du corps. Puis, ils soulevèrent l’Aclanli avec beaucoup de délicatesse et l’allongèrent. Ils la recouvrirent d’une couverture chaude. Dans un synchronisme parfait, ils se relevèrent. Enfin, ils quittèrent la salle de bain. Nëjya, qui s’était dégagée pendant leur opération, leur emboîta le pas.
— Tu devrais te nettoyer, suggéra Chenlow, tu es maculée de sang.
En réponse, elle lui adressa un doigt d’honneur qui au lieu de le mettre en colère, le fit sourire : la vraie Nëjya était de retour.
Sans se rincer davantage, Deirane les suivit. En traversant la salle des tempêtes, elle eut la présence d’esprit de s’emparer de deux grandes serviettes. Tout en s’enveloppant dans l’une d’elles, elle confia les enfants aux domestiques. Puis elle s’élança à la poursuite de Dursun. Heureusement, un eunuque l’attendait en lui maintenant la porte ouverte.
Les porteurs ne traînaient pas. Et pourtant, le trajet jusqu’à la clinique du palais parut bien long aux deux concubines. Quand ils arrivèrent, tout avait été préparé dans le but de recevoir la jeune femme. Les infirmiers n’eurent qu’à la transférer dans le lit. Le médecin du palais se tenait déjà prêt.
— Sortez tous ! ordonna-t-il. Laissez-moi travailler !
Il repoussa les intrus. D’un geste autoritaire, il mit fin aux velléités de protestation de Nëjya qui ne voulait pas quitter sa compagne et même Chenlow fut expulsé de la pièce.
Ils se regroupèrent tous dans une salle meublée de fauteuils et de canapés. Tout le monde s’installa sur un siège, sauf Nëjya qui marchait de long en large, incapable de se calmer tant l’inquiétude la rongeait. À un moment où elle passait près de Deirane, celle-ci l’attrapa par la main et la força à s’asseoir sur ses genoux. Puis elle l’enveloppa de ses bras protecteurs. Nëjya résista un instant, sans réelle conviction. Puis elle céda et finit par s’abandonner contre la poitrine accueillante.
Le bruit de la porte qui s’ouvrait incita Deirane à lever la tête. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Orellide entrer et derrière lui, Brun en personne ? La reine mère s’approcha de Deirane.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
— Nous l’ignorons, répondit Deirane. Une domestique l’a trouvée dans la salle de bain baignant dans son sang.
— Est-il envisageable que cette odalisque l’ait agressée ? s’enquit Brun.
— Tea ? Non, c’est impossible.
— Une personne seule n’aurait jamais pu la mettre dans cet état, intervint Chenlow. Ses attaquants étaient plusieurs.
— Nous trouvons pertinent de l’interroger.
— Je ne pense pas. Par contre, les gardes pourraient peut-être donner des informations.
— Ils ne nous renseigneront pas. Les caméras avaient été masquées.
— Ce qui innocente la domestique, elle ignore tout du système de surveillance.
Deirane avait suivi la discussion. Ainsi Brun savait que Deirane connaissait la présence des yeux mécaniques des feythas, sinon il n’en aurait pas parlé si librement. Elle songea qu’elle devrait cacher Tea quelque temps, sinon elle risquait de finir entre les griffes de Brun. Il avait vraiment l’intention de venger l’agression de Dursun. Elle ne se faisait néanmoins aucune illusion. Ce n’était pas par bonté d’âme qu’il réagissait ainsi, mais parce que blesser une esclave coûteuse correspondait à une perte de son investissement. En plus, en tant que représentante du continent de Shacand, Dursun valait très cher. Ce qui exacerbait d’autant plus sa colère.
La porte s’ouvrit de nouveau, cette fois-ci, ce fut Mericia qui entra, accompagnée de sa lieutenante Salomé. Elles se mirent à l’écart du groupe de Deirane et de celui de Brun. La belle concubine était loin d’afficher sa morgue habituelle. Elle semblait même inquiète.
Enfin, le médecin les rejoignit. Son expression ne semblait pas encourageante. D’instinct, Deirane sentit qu’elle devait se montrer plus réconfortante vis-à-vis de Nëjya.
— Alors ? s’informa-t-elle.
— Elle a été sérieusement battue. Elle a des os brisés, certains organes ont éclaté et provoquent de nombreuses hémorragies internes.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Brun.
— Ses blessures sont trop étendues. Mes compétences ne me permettent pas de la sauver, annonça le médecin.
Nëjya se mit à hurler de désespoir. Deirane essaya de la retenir ; elle était trop vive. Elle échappa à l’étreinte de son amie et se précipita vers la chambre qui abritait son amante.
— On ne peut vraiment rien faire ? s’écria Deirane.
— Si ! répondit sèchement Brun. Chenlow, amène Laetitia à la caserne des gardes rouges. Mericia ! Deirane ! Venez avec nous.
— Non ! protesta la belle concubine. Je ne suis pas à l’origine de cette agression.
Deirane sentait la terreur dans sa voix.
— Et nous ne sommes pas un guerrier libre, nous n’ergotons pas sur les culpabilités. Nous agissons. Tu connais la règle, quand une attaque a lieu dans le harem, les cheffes de factions sont tenues responsables. C’est à vous d’empêcher que ce genre de chose se produise.
— Dursun est en train d’agoniser, et tout ce à quoi vous pensez est de la venger au lieu de la sauver ! s’écria Deirane.
— Si tu as une solution, parle ! ordonna Brun.
La jeune femme réfléchit. Elle avait compris que, quelle que fût la punition, elle y aurait droit comme les autres. Et vu la réaction de Mericia, elle risquait de passer un mauvais moment. Elle n’en mourrait pas, son tatouage la protégerait. Mericia, Laetitia et Larein aussi s’en sortiraient, Brun n’allait pas encore ajouter à ses pertes. D’autant plus qu’elle avait beau examiner sa rivale, elle ne voyait aucune trace de punitions antérieures sur son corps. Malgré tout, l’épreuve allait être difficile.
— Dinan ! s’écria-t-elle soudain.
— Quoi Dinan ? s’étonna Mericia.
— C’est une magicienne, comme sa mère. Elle maîtrise le pouvoir de guérison. Et actuellement, elle se trouve dans le palais.
— C’est une Helariasen ! cracha Brun. Nous ne nous abaisserons pas à quémander l’assistance d’un serpent.
Deirane et le roi se toisèrent du regard un instant. Soudain, Brun quitta la pièce en claquant la porte derrière lui. Mericia soupira de soulagement.
— Que fait-on ? demanda Deirane.
Chenlow mit longtemps à répondre.
— Brun, en tant que roi, ne peut pas requérir l’aide de cette Dinan, expliqua-t-il. Moi je ne suis qu’un esclave. Je ne suis pas censé connaître les méandres de la diplomatie. On va la voir.
— Nous devrions lui amener directement la patiente, conseilla le médecin, parce que le temps qu’on s’y rende et qu’elle revienne, elle sera morte.
D’un mouvement du menton, Chenlow envoya ses deux hommes dans la chambre.
— Faites en sorte qu’elle soit en état d’être transportée.
— Bien sûr, répondit le médecin qui s’élança à la poursuite des eunuques.
Chenlow se laissa enfin tomber sur un fauteuil.
— Je suis trop vieux pour supporter encore ces conneries, murmura-t-il.
Orellide s’approcha alors de lui. Elle s’accroupit face à lui, et lui prit le visage fatigué entre ses mains.
— Ne t’inquiète pas, l’encouragea-t-elle. Bientôt, ma remplaçante me succédera. Et nous partirons à la retraite loin d’ici toi et moi.
— Matak t’entende.
Mericia avait surpris les paroles échangées par le vieux couple. Elle considéra son adversaire, Deirane, longuement. Puis elle haussa les épaules et détourna le regard. Orellide avait raison. Deirane avait mis l’héritière du trône au monde. Bientôt, elle serait officiellement reine. Elle prendrait alors la place d’Orellide que Mericia convoitait depuis tant de temps. Malheureusement, la belle concubine n’était jamais tombée enceinte au point qu’on commençait à croire que Brun était stérile. Deirane constituait la preuve que ce n’était pas le cas. Pourquoi elle seulement et pas les autres qui s’étaient succédé dans le lit du souverain pendant toutes ces années ?
Alors que Mericia et sa lieutenante emboîtaient le pas au petit groupe, un garde rouge se présenta. Il la salua d’une inclinaison du buste.
— Madame, vous devez me suivre.
Elle jeta un regard affolé à Chenlow. D’instinct, elle esquissa un geste de retrait. Le garde fut plus rapide. Il lui attrapa le bras. Ses prunelles bronze se braquèrent soudain sur celles azurées de Deirane. Elle se redressa, fière, gonflant la poitrine. Elle affronterait la punition de Brun sans faiblir. Le garde l’emmena avec lui.
— Accompagne-les, ordonna Chenlow à l’eunuque qui avait amené Mericia jusqu’à l’infirmerie. Et rappelle-lui au besoin les limites autorisées.
L’homme se lança à la poursuite de Mericia, sans précipitation, sans lenteur non plus. Salomé hésita à suivre sa cheffe. Elle ne mit pas longtemps avant de se décider. Elle se doutait qu’on ne la laisserait pas entrer dans la salle d’interrogatoire. En revanche, Mericia voudrait savoir ce que Dursun était devenue. Aussi, elle choisit le groupe de Deirane.
— Que va-t-on lui faire ? s’enquit Deirane.
— J’espère que tu ne le découvriras jamais, la rembarra Orellide.
— Le harem est passé maître en tortures qui ne marquent pas le corps. Les bourreaux utilisent les peurs des gens pour les tourmenter. Je suppose que le détail de ce qu’on lui infligera dépendra de la survie de Dursun.
— Les insectes ! s’écria-t-elle. C’est cruel après ce qu’on a subi dans la forêt.
Orellide soupira.
— Elle s’en remettra, murmura-t-elle, comme d’habitude.
Chenlow à sa tête, le groupe se dirigea à travers le palais.
Depuis l’infirmerie, il n’existait que deux moyens d’accéder aux appartements de l’ambassade helarieal : rejoindre le harem puis la suite de Dayan et Cali et de là atteindre la délégation par les passerelles couvertes, ou emprunter la galerie de marbre, puis la zone administrative et enfin les couloirs privés jusqu’à l’aile des invités. Par discrétion, Chenlow préféra la première. Il se donna même la peine de grimper au troisième étage dans le but d’éviter de traverser l’école. Ils arrivèrent devant la porte qui menait au bâtiment. Celle-là, contrairement à beaucoup d’autres, avait récemment subi des réparations et les systèmes feythas hors d’usage avaient été remplacés par des serrures traditionnelles. Chenlow en possédait la clef. Il ouvrit. Deirane découvrit à quoi ressemblait une section du harem quand il n’était pas aménagé. Elle se retrouva dans un immense espace qui occupait tout l’étage. Le plafond était soutenu par des colonnes de béton qui dans les appartements fonctionnels étaient noyées dans les murs. Toutefois, l’endroit n’était pas vide. Vestige du passé militaire du palais, il servait d’entrepôts à des centaines de lits en tube acier. De l’acier, des tonnes soigneusement rangées dans cette salle. Une fortune dans un monde exposé aux pénuries de métal. Deirane comprenait comment les gardes rouges étaient si bien équipées.
Deirane s’arracha à ce spectacle. Chenlow les entraîna à travers les étages afin d’atteindre le couloir qui rejoignait l’aile des invités puis les appartements attribués aux Helariaseny.
Chenlow frappa à la porte. Ils entendirent les serrures tourner et les barres coulisser dans leur rainure. Le battant s’ouvrit et un garde se présenta. C’était un drow, sanglé dans un uniforme de cuir noir, un glaive en métal gris à la taille. Aussitôt, les souvenirs datant de son adolescence à Gué d’Alcyan, son enfermement dans les caves sombres, et ce qui s’en était ensuivi, remontèrent dans l’esprit de Deirane. Elle serra les poings et ferma les yeux. Seul le désir de sauver Dursun l’empêcha de sombrer dans la panique. Nëjya, angoissée à l’idée de perdre Dursun, ne remarqua rien. Chenlow, plus attentif, se contenta de la regarder d’un air froid, sans esquisser le moindre geste de réconfort.
— Que voulez-vous ? demanda le drow.
— Noble guerrier, le salua Chenlow, je requiers l’assistance de Dame Dinan.
— Pourquoi ?
La voix, très différente de celle de son ancien tortionnaire, permit à Deirane de reprendre pied avec la réalité. Cet homme n’était pas celui qui avait réduit sa vie à néant presque quatre ans plus tôt. Elle ouvrit les yeux et regarda le garde. Malgré toutes ces années, Deirane n’avait pas oublié le visage du drow de Gué d’Alcyan, il parasitait souvent ses rêves. Et celui qu’elle avait devant lui était très dissemblable. Bien que du même peuple, elle avait affaire à un autre individu. Et quelque chose lui disait que celui-là, si nécessaire, la protégerait si elle se retrouvait en danger.
— Nous devons absolument voir Calen, intervint Deirane.
L’Helariasen porta son attention sur elle. Il examina tout, le sang qui la couvrait, la simple serviette qui masquait la nudité de la jeune femme. Ensuite, il soumit Nëjya à son évaluation, notant au passage les traces du maquillage que les larmes avaient entraînées. Enfin, il posa son regard sur la civière et la blessée qui y était allongée.
Le drow s’approcha du corps et souleva le drap.
— Conduisez là à l’intérieur, ordonna-t-il.
Les deux infirmiers pénétrèrent dans l’appartement. Le drow désigna ensuite Nëjya et Deirane.
— Vous deux, vous pouvez entrer.
Les deux femmes se dépêchèrent d’obéir et se glissèrent derrière leur amie toujours inconsciente. Chenlow allait les suivre. Le drow se contenta de lever la main, paume en avant.
— Il est inconvenant que des concubines se retrouvent seules hors du harem sans être accompagnées d’un eunuque, protesta-t-il.
— Les porteurs sont des eunuques, signala juste le drow.
Chenlow s’inclina. Leur hôte avait raison. L’eunuque chercha un endroit où se détendre. Ce couloir était dépourvu de banquettes. Il s’appuya contre le mur dans l’espoir de soulager ses jambes fatiguées. Heureusement, le drow était efficient. Des domestiques ne tardèrent pas à apporter quelques sièges. En s’asseyant avec soulagement, Chenlow remarqua que bien qu’ils attendissent dehors, la porte ne s’était pas refermée. Voilà qui en disait long sur les Helariaseny.
Annotations
Versions