Chapitre 41 : La Dernière tentative de Larein - (3/3)
Deirane était entrée à la suite de leur hôte. L’agitation avait fini par attirer Calen. La Bibliothécaire sortit dans le couloir.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Et c’est quoi cette odeur, on dirait du sang.
— Dame Calen, le harem nous envoie un blessé et je l’ai accepté, expliqua rapidement le drow.
— Le harem ? Pas le roi ?
— Calen ! s’écria Deirane.
Calen se tourna vers l’origine de la voix. Deirane prit la main de Nëjya et se dirigea vers elle.
— Deirane ! C’est toi qui es à l’origine de cette effervescence ?
En un instant, les jeunes femmes se retrouvèrent devant la belle aveugle.
— Calen, on a besoin de ton aide.
Calen huma l’air.
— Je ne crois pas non. Pas toi. Et pas la mienne, je me trompe ?
— Non.
— Présente-moi ton amie puis nous irons parler avec Dinan.
Calen avait toujours eu une intelligence très vive. C’est d’ailleurs elle qui lui valait son poste actuel. Et si Deirane l’avait à l’occasion vue s’exercer, Nëjya jamais.
— Comment savez-vous que je suis là ? demanda-t-elle.
Calen éluda la question d’un geste.
C’est alors que Hylsin arriva. D’un coup d’œil, elle engloba la scène.
— Que se passe-t-il, la guerre est déclarée ? s’inquiéta-t-elle en suivant du regard la civière qui disparaissait dans une petite pièce.
— Une de mes amies a subi une agression, expliqua Deirane, elle est très gravement blessée.
Deirane s’élança à la poursuite de Dursun. Hylsin l’immobilisa d’une main sur la poitrine. Pendant un moment, la jeune Yriani fut incapable de prononcer un mot.
— Je sais que vous m’en voulez, dit-elle enfin, mais ne laissez pas mourir une innocente à cause de moi.
— T’en vouloir ? Non ! s’étonna Hylsin. Tu es couverte de sang. Tu devrais te nettoyer un peu avant de la rejoindre, ne serait-ce que pour des raisons d’hygiène. Et puis, de quoi devrais-je t’en vouloir ?
— De l’assassinat de Saalyn.
Hylsin se redressa et s’éloigna, comme frappée par la foudre. Heureusement, Calen fut plus réactive.
— Quand est-ce arrivé, selon tes renseignements ?
— Il y a entre deux et trois ans, quand on m’a amenée au harem.
— Est-ce ce que t’a annoncé Brun ?
Deirane hocha la tête. Hylsin, de son côté, respira de soulagement.
— Saalyn n’est pas morte, lui apprit-elle. Elle était bien vivante quand j’ai parlé avec elle il y a trois mois.
— Saalyn ! Vivante ! Alors…
— Brun t’a menti, termina Calen à sa place.
Deirane sentit la colère sourdre au fond de son être. Depuis toutes ces années, elle se morfondait, se croyant responsable de la mort de la guerrière libre alors qu’il n’en était rien.
— Tu as fini par comprendre qui j’étais, reprit Hylsin.
— Vous êtes la mère de Saalyn.
Hylsin hocha la tête.
— Tu as mis bien du temps à m’identifier. Nous nous sommes parlé deux fois depuis mon arrivée.
— J’étais distraite. Et jamais je n’aurai imaginé que la famille de Saalyn viendrait en visite en Orvbel. Pourquoi êtes-vous là ?
— Toi tu exècres Brun alors qu’il t’a juste menti, expliqua Hylsin. En ce qui me concerne, il a torturé ma fille cadette pendant des mois avant qu’Öta la délivre. Les sentiments que j’éprouve envers lui vont au-delà de la haine. Il fallait que je le voie en face.
— Je le détestais déjà avant. Il a tué Dresil et mon bébé.
Une autre idée s’imposa soudain en force dans son esprit.
— Un instant ! Si Saalyn est vivante, alors Hester…
— Vivant aussi. Saalyn l’a placé à l’orphelinat de Sernos.
Deirane ne sut plus que dire. Ce fut Nëjya qui la ramena à la réalité, d’une légère étreinte. En temps normal, la Samborren aurait violemment manifesté sa joie. Là, vu la situation de Dursun, elle ne pouvait guère donner plus.
— Venez ! ordonna Calen.
— On ne va pas laisser Dursun seule, protesta Deirane.
— De toute façon, Dinan a besoin de calme. Elle refusera que du monde l’entoure pendant les soins. Alors, autant vous restituer un aspect décent.
Obéissante, Deirane emboîta le pas à Calen au cœur de l’appartement. Nëjya, dont elle tenait toujours la main, fut forcée de la suivre.
En un instant, Nëjya et Deirane étaient lavées du sang de leur amie. Enveloppées dans un grand peignoir de bain, elles avaient une allure plus présentable. Pendant la douche, Calen était restée en leur compagnie afin de leur poser des questions sur ce qui s’était passé. Bizarrement, Deirane éprouva de la gêne à se montrer nue devant elle, tout en sachant qu’elle était aveugle et ne la voyait pas, alors que la présence de Nëjya ne la dérangeait pas du tout.
Une fois les deux amies propres, Calen les entraîna vers un petit salon où les attendait une tasse de thé fumante. Deirane fut surprise de la dextérité de la stoltzin. Elle était arrivée dans ce palais depuis deux jours seulement et elle connaissait tous les recoins de son appartement, s’y déplaçait à l’aise comme si elle y avait toujours vécu.
— Ne devrait-on pas les rejoindre ? s’inquiéta Nëjya.
Il était inutile de lui demander de qui elle parlait. Tout le monde avait deviné.
— Dinan n’a pas l’expérience de sa mère, elle a besoin de plus de concentration, expliqua Calen, il vaut mieux ne pas la déranger, si tu tiens à ta compagne. Je ne me trompe pas en disant que vous formez un couple ?
— Moi aussi j’aime Dursun, intervint Deirane. Tout le monde l’apprécie.
Calen la fit taire d’un geste de la main.
— Je parle d’amour, explicita-t-elle.
Nëjya baissa les yeux.
— Je ne sais pas exactement ce que je ressens pour elle. Dursun est magnifique et quand elle se donne à moi, j’ai l’impression d’être la personne la plus chanceuse qui soit. Je ne saurais pas l’expliquer. Deirane aussi est belle et j’éprouve des sentiments forts envers elle. Pourtant, ce n’est pas pareil. Je…
Les mots lui manquèrent.
— En effet ! Tu es vraiment amoureuse, en conclut Calen.
— Cela ne semble pas vous choquer.
— Et pourquoi cela le devrait-il ?
— Au Sambor, c’est interdit. Ceux qui prennent du plaisir avec les personnes du même sexe qu’eux risquent la prison.
— C’est le cas dans beaucoup de pays, y compris en Yrian ou en Nayt. Certes, la situation y est un peu meilleure, elle n’est malgré tout pas reluisante. Toutefois, je connais quelques endroits où vous vivriez votre amour en paix. En Helaria par exemple. Et très étrangement en Orvbel. Et si le cas échéant cela m’avait dérangée, c’est moi qui aurais un problème. Ma meilleure amie est comme toi, elle n’aime que les femmes. Et sa mère apprécie indifféremment les hommes et les femmes.
— D’accord, mais possèdent-elles du pouvoir ? N’ont-elles pas été bridées dans leur carrière ?
Calen ne put s’empêcher de sourire.
— Littold n’est pas très connue, c’est vrai. Mais uniquement parce qu’elle gouverne une province récente, encore peu peuplée. Et sa mère, Vespef, ne semble avoir éprouvé aucun problème à grimper dans la hiérarchie.
Nëjya eut du mal à retenir sa surprise. Habituée aux brimades dans son pays, elle n’arrivait pas à croire que l’impératrice de l’Helaria manifestât les mêmes penchants qu’elle.
— Si un jour je quitte cet endroit, j’émigrerai en Helaria, marmonna-t-elle.
— Et tu y seras la bienvenue, répliqua Calen.
Elle était encore sous le choc, contrairement à Deirane qui, connaissant les mœurs helarieal, n’était pas surprise.
— Bien sûr, tout n’est pas parfait en Helaria. En particulier à cause de l’immigration qui tente d’importer sa morale, continua Calen. Jusqu’à présent, on est arrivé à préserver nos modes de vie. Et aussi longtemps que les pentarques dirigeront, cela durera.
C’est à ce moment que Dinan les rejoignit.
— J’ai terminé avec votre amie, annonça-t-elle. Elle vivra.
Nëjya se précipita sur elle et la serra dans ses bras.
— Vous m’étouffez, protesta-t-elle.
— Excusez-moi.
Nëjya libéra la stoltzin, tout en gardant les mains sur ses épaules.
— Comment va-t-elle ? demanda Deirane.
— J’ai restauré les vaisseaux sanguins rompus, ressoudé les os, et dans une grande mesure réparé les tissus déchirés. Pour le reste, du repos et de la rééducation la remettront sur pied rapidement. Les hématomes disparaîtront d’eux-mêmes en quelques douzains.
Nëjya retint de justesse l’impulsion de la prendre à nouveau dans ses bras.
— Par contre, tempéra-t-elle, je n’ai rien pu faire concernant son genou.
— Comment ça ? s’inquiéta Deirane.
— Il a été brisé vraisemblablement par une barre de fer. La rotule est en miette et je suis incapable de la réparer. Vespef ou Wotan auraient peut-être réussi. Moi, je n’ai pas assez d’expérience. C’est hors de ma portée.
Nëjya sentit les larmes recommencer à couler.
— Elle restera estropiée ?
— Elle devra marcher avec l’aide d’une canne. Par contre, j’espère que sa passion n’est pas la danse ou la course à pied, parce que ça c’est fini.
Nëjya ne put retenir un sanglot. Deirane l’enlaça pour la réconforter.
— Je peux la voir ? demanda la Samborren.
Dinan hocha la tête. Elle se mit en route en direction de la sortie, les invitant à la suivre d’un geste de la main.
— Par ici.
Elle les conduisit dans une chambre proche. Dursun était allongée sur un lit, recouverte d’un drap d’où seule sa tête dépassait. De son visage ensanglanté, il ne restait qu’un énorme hématome lui fermait l’œil droit et une fine cicatrice sur le front qui ne tarderait pas à disparaître. La voir ainsi endormie, rassura aussitôt Nëjya.
Après avoir cru la perdre, la retrouver vivante lui coupa les jambes. Elle dut se retenir à Deirane. Quant à cette dernière, elle éprouva un intense soulagement.
— Vous savez qui lui a infligé ça ? demanda Calen.
— Je l’ignore, répondit Nëjya. Cependant, j’ai ma petite idée.
— Tu penses à Larein ? s’enquit Deirane.
— Qui d’autre dans ce harem pourrait mener de ce genre d’agression ? Je vais la renvoyer dans l’anus qui n’aurait jamais dû la chier.
— Comment comptes-tu réagir ?
— Je ne sais pas encore. Je vais quand même te prédire que quand j’en aurai fini avec cet étron, personne n’osera plus porter la main sur toi.
— Sur Deirane ? s’étonna Calen.
— Dursun a été attaquée à cause de moi, expliqua Deirane. Elle est mon bras droit dans la direction de mes affaires. Et elle s’y montre très efficace.
— Ton bras droit ? Ce n’est qu’une enfant. Je croyais que c’était toi Nëjya qui assistait Deirane.
— Moi ? Je ne suis bonne qu’à trancher des gorges. Le cerveau, c’est Dursun.
— Ce n’est plus une enfant, la détrompa Deirane, elle a onze ans¹³.
— Et puis. Qu’est-ce que ça change ? On grandit vite dans ce bourbier. Mericia est arrivée à six ans¹⁴. Et quatre ans après, elle devenait cheffe de sa propre faction.
— Mericia ? Je n’ai rencontré personne de ce nom.
— C’est une Yriani. Un peu plus âgée que Deirane.
— Milesite, corrigea machinalement Deirane.
— Mislite, proposa Calen. Il n’y a plus de Milesites. Ils ont été exterminés il y a treize ans.
— C’est ça Mislite, confirma Deirane.
Nëjya embrassa son amante sur le front.
— Quand pourra-t-elle rentrer ? demanda-t-elle.
— Laisse-la se reposer aujourd’hui, le temps que mes soins se renforcent, conseilla Dinan. Demain, elle vous rejoindra. Maintenant, elle doit dormir.
La Samborren hocha la tête.
— Je peux rester avec elle ?
— Bien sûr.
— Par contre, les autres, vous quittez la chambre ! ordonna Calen. Elle a besoin de tranquillité. Une seule personne avec elle c’est bien suffisant.
Deirane se laissa expulser sans protester. Après tout, cette journée qui avait commencé sur un drame se terminait bien. Et puis, elle devait s’occuper des enfants, même si Sarin et Arsanvanague avaient certainement pris le relais des domestiques. Tout en marchant, elle réfléchissait. C’était la deuxième attaque que subissait Dursun. La troisième, si on incluait la pitoyable tentative de la rendre responsable de la mort de sa sœur. Elle allait devoir sérieusement la protéger. Et dans un premier temps, identifier la menace et, éventuellement, l’éliminer.
Hors de l’appartement des invités. Elle trouva Chenlow et ceux qui l’accompagnaient, confortablement installés sur des fauteuils de cuirs que l’on avait apportés. Une table basse accueillait une théière et quelques tasses. Le vieil homme s’était assoupi. Orellide également se reposait, la tête posée sur son épaule. C’était la première fois que Deirane surprenait des manifestations de tendresse échangées entre eux. À les voir, elle comprit qu’ils n’étaient pas simplement amants. Les sentiments qui les unissaient étaient profonds.
Elle décida de les laisser dormir et de rentrer seule au harem. Toutefois, le sempiternel eunuque qui l’escortait dès qu’elle quittait le harem lui emboîta le pas.
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