Tina compte et recompte ses Aus. Une somme phénoménale, propre à susciter des spasmes de jalousie chez n’importe quelle pétasse de l’Essaim. Et pourtant… une somme insuffisante ! Il lui faudra encore travailler cette nuit. Et la suivante.

Bon. Pas de panique. Les deux contrats sont prêts, les clients avertis.

Elle respire doucement et tapote son crâne de ses doigts effilés – des mouvements simples appris dès l’enfance, afin de réactiver énergie et joie dans le corps, le cerveau et le cœur.

Pff. Quatre mille Aus ! Il lui manque quatre mille Aus pour posséder le montant convenu pour son voyage sur la Plume de Feu. La navette de transport a beau être à moitié pourrie, le prix hallucinant est non-négociable. Tina sait parfaitement qu’elle ne doit compter sur aucun geste de David Bastos Cook. Ce dernier ne lui proposera ni réduction ni crédit. Autant demander la charité à un léorage !

Résignée, la jeune femme soupire et ouvre le placard de son cube individuel. Elle observe ses habits de travail avec délectation. Être la prostituée la plus courtisée de Ker-Rock n’est pas sans avantages. Ses tenues luxueuses proviennent directement d’Immensity. Côté look, elle n’a rien à envier à la plus chaude des Citiennes. Sans compter que des hommes – mêmes des Merces ! – n’hésiteraient pas à se ruiner pour lui offrir une robe en filaments de poisson d’argent. Cela serait inutile. Tina n’accepte aucun cadeau. Jamais. Question d’éthique... Elle se fait payer en Aus. Uniquement en Aus. La somme exacte, fixée par les contrats. Rien d’autre. Et ces sous, elle les dépense légèrement, le plus souvent en achetant par correspondance de coûteux modèles dessinés par les arrogants créateurs d’Immensity. Les placards de son cube débordent de robes aux couleurs impossibles, aux décolletés sirupeux. Son corps voluptueux se coule paisiblement dans ces précieuses étoffes qui offrent mieux que de juste l’imaginer déshabillée.

En temps normal, elle serait suffisamment riche pour payer cash le genre de folie que représente un trajet privé vers un vaisseau-arche. Mais dernièrement, Tina a dépensé un peu trop légèrement. Une robe minéralisée. Une bague en vrai or. Du vernis ionique. Trois culottes en soie vénusienne. Deux paires de bottes galactées. Un pantalon en or d’abeille. Et l’impayable huile d'Ylang-ylang envoyée du vaisseau Wood. Des achats futiles. Chers. Indispensables. Car, si Tina est une catin, ce n’est pas pour le plaisir d’accumuler, mais bien pour celui de dépenser.

Sauf que dans sa somptueuse légèreté, Tina n’a pas surveillé le calendrier.

Sauf que dans quatre jours, on sera en Neige.

Sauf que, comme chaque année, le premier de Neige, elle DOIT être sur Océan.

Sauf qu’un trajet privé, le seul envisageable, vers un vaisseau-arche coûte la peau des fesses et que justement la peau de ses fesses, elle l’a déjà vendue et revendue. Et dépensée.

Pour combler l’inconfort de la situation, l’unique convoyeur à accepter ce contrat in extremis a été l’infect David Bastos Cook, prototype du rustre sans coeur. Tina sait qu’elle doit s’estimer heureuse que Cook ait cédé à ses suppliques parce que l’unique alternative aurait été de solliciter l’autre-là, l’éternel veuf, le triste Cam… Et dans ce cas, alors là… alors là, Tina aurait probablement renoncé plutôt que d'embarquer dans la « Casserole », nom encore trop optimiste pour qualifier le vaisseau du mercenaire maussade. Ici, elle se réjouit de la chance (relative) d’avoir réservé la Plume de Feu, le vaisseau plus ou moins correct de Bastos, l’arrogant chouchou du président Rakhim Echeperay en personne.

Tina tapote encore. Pas de stress !

Si Tina doit aller sur Ocean, Tina ira sur Ocean !

Si Tina doit gagner quatre mille Aus en deux nuits, elle les gagnera !

Et Rigo Kriss, le gardien d’Océan, son grand-père, fêtera le premier de Neige avec elle.

Comme chaque année !

Elle passera le mois entier auprès de lui. Elle nagera des heures durant avec les orques, les botos, les lamantins et les cachalots. Ils la connaissent, ils l’attendent, ils savent qu'elle arrive. Car, en plus – ce succès en est certainement la conséquence – d’être la prostituée la plus demandée de l’Essaim, Tina est une contactante : sa peau est son radar, elle sent, vibre et résonne à fleur de peau !