II.

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Sifflements stridents, gémissements suggestifs, huées et applaudissements, gros mots et gestes obscènes… Tina traverse le hall du spatioport B85 de Ker-Rock. Elle a activé le programme anti-agression de son intercombinaison. Si l’un de ces dégénérés l’approche à moins d’un mètre, il sentira d’abord les fourmillements d’avertissement de base, avant de recevoir une légère secousse électro-ionique. S’il choisit de ne pas comprendre et montre l’intention de la toucher, il sera paralysé par un influx de corydale solide modifiée.

Néanmoins, Tina ne traîne pas, elle marche rapidement pour rejoindre la Plume de Feu dans la zone de parcage des véhicules privés. Cook tourne autour de sa navette, l’air profondément concentré, un ancestral marteau en main. Il a du sang séché sur le cou. Bien évidemment, il ignore superbement la nouvelle arrivée. Que pourrait-il faire d’autre ? L’accueillir ? La saluer ? Pas son genre.

Vivement qu’elle retrouve les cachalots d’Ocean, cela la changera des primates de Ker-Rock…

— Bonjour, Monsieur Bastos. Excusez-moi de vous déranger dans votre travail. Mais comme vous le savez, je vous ai réservé un trajet jusqu’à Ocean. Départ prévu pour aujourd’hui dix heures.

Le sourire endiablé de Tina contredit explicitement la timidité feinte de ses propos et de sa voix.

— Ouaip.

Le mercenaire continue à taper aléatoirement sur la coque de sa navette avec son effrayant marteau.

— Eh bien, voilà, Monsieur Bastos, il est presque dix heures et comme vous le voyez, enfin comme vous le voyez peut-être, je suis là…

David Cook Bastos boumereboume une fois encore sur la carlingue orange de Plume de Feu.

— Ouaip.

— A ce propos, cher Monsieur Bastos, j’ai sur moi les quinze mille Aus convenus par notre contrat. Souhaitez-vous que je vous les donne ici et maintenant, devant tout ce beau monde ? Ou préférez-vous m’installer confortablement…, enfin façon de parler, dans votre jolie petite navette orange afin que je puisse vous payer à l’aise et en sécurité ?

— Si tu te sens pas à l’aise ou en sécurité ici, c’est ton problème, ma grosse !

— Monsieur Bastos ! Monsieur Bastos ! Que vous êtes taquin ! Ne voyez-vous pas ces deux-cents mécaniciens qui me mangent des yeux ? Désormais, je suis sous votre responsabilité. Souhaitez-vous vraiment que j’entrouvre mon intercombinaison dans laquelle j’ai caché cette somme, soit-dit entre nous, tout à fait hallucinante, cette somme, très cher monsieur Bastos ! Mais bon, ne chipotons pas, ce qui est dit est dit ! Je vous le répète donc, très, très cher ami, j’ai quinze mille Aus cachés dans mon porte-seins.

Bastos se redresse en levant les yeux au ciel.

— Bon, OK, Tina, t’as gagné, je t’ouvre, monte.

— Merci Davidou.

— Et ferme-la !

— OK, Davidou.

Un peu rassurée, un peu soulagée – mais était-elle inquiète ? – la sculpturale Tina Kriss s’installe dans le cockpit de la Plume de Feu. Elle se masse les tempes doucement, les vacances commencent. Tina centre son énergie et ses pensées sur ses amis cétacés. « J’arrive. » Le souvenir de l’iode lui picote les narines, la perspective de l’air vif lui amène un sourire aux lèvres.

Car Tina est fille d’Ocean. C’est là qu’elle a grandi avec son grand-père. C’est dans les eaux limpides de la station qu’elle a attrapé ce teint doré, ces yeux vert algue et ce corps de liane, tout en courbes, en tournants et en précipices. Oui, elle a cette chance unique d’avoir vécu son enfance dans un environnement d’exception et cette autre chance unique d’avoir un permis à vie pour y passer un mois par an. C’est vrai qu’elle aurait pu entamer de longues études scientifiques, se former à la gestion des milieux marins spatiaux, travailler avec Rigo son grand-père - car « elle n’était pas idiote », c’est ce qui se murmure autour d’elle.

Mais non, Tina a eu l’appel de la peau, plus puissant encore que celui d’Ocean : elle a eu besoin de se noyer dans des mains et des bouches pour s’accomplir. Le sexe. Une vocation en somme. L’excellence qu’elle a atteinte dans cet art de vibrer en synchronicité, de réverbérer émotions et sensations est de celui qu’on voudrait réussir à enseigner dans les académies corpsVâme, mais une telle intensité relève plus du don que de l’apprentissage.

Installée dans le cockpit, Tina profite de ce bref moment de solitude avant d’être rejointe par Cook, le trajet jusqu’à Ocean dure plus de six heures ! Autant se recharger en énergies positives avant de supporter les ondes d’agressivité et de haine du mercenaire. La dernière fois, elle avait pourtant réussi à le faire parler de cuisine et le trajet s’était passé dans une quasi-convivialité où ils avaient échangé recettes d’antan et bons plans pour trouver des ingrédients ultra-rares comme œufs de poules ou lait de chèvre.

Soudain Tina sursaute. Elle entend des éclats de voix. Une bagarre ?

Non, juste des salutations viriles !

— Te voilà, vieux fou puant !

— Me voilà, taré de tueur sans cœur.

— J’espère que t’as pris tes deux cerveaux parce, je t’avertis, il y a une femelle à bord !

— Ah ! Ah ! Ah ! Sacré Cook, j’en ai trois de cerveaux, un pour toi en bonus.

— Sale con. Tu veux sentir mon poing penseur sur ta gueule de poulpe ?

— J’aime autant pas. Imagine que ce genre de menace pourrait t’amener de sérieux ennuis chez les Merces…

— Évidemment poulpette ! Allez, viens, monte.

Tina n’était pas avertie de la présence d’un second passager. Elle choisit de ne pas se lever. De toute manière, elle a déjà reconnu la voix d’Orass Mandra, surnommé Doc Octops, le médecin de la Guilde des Merces. On raconte qu’il s’est inséminé des parties de gènes issus de pieuvres. On dit aussi qu’il a plusieurs cerveaux. Tout ce que Tina, quant à elle, peut dire de lui, c’est qu’au lit, c’est juste un homme, un homme comme les autres. Contrairement à Cook, Mandra ne rechigne pas à dépenser occasionnellement un paquet d’Aus pour s’offrir ses faveurs. Tant mieux, cela fera une présence amicale pour le voyage jusqu’à Ocean.

— Salut Orass.

— Salut Beauté. Content de te voir. Alors tu vas voir Père-Grand ?

— Yes, chéri. Il m’attend. Impatiemment évidement.

— Je le comprends.

— Et toi ?

— Oh moi, j’ai quelques expériences en cours sur Ocean sur des céphalopodes benthiques du super ordre Incirrina.

— Chouette ! C’est donc vrai que tu as le sang bleu ?

Leur conversation est interrompue par le propriétaire de la Plume de Feu.

— Allez les tourteaux, oups pardon les tourtereaux, on va démarrer. Apprêtez-vous à pédaler !

— Cher Monsieur Cook, épargnez-nous... Deux blagues dans la même phrase, c’est trop. Nous risquerions de rire.

Cook hausse ses larges épaules et active le champ de protection individuelle de ses passagers. Toute conversation normale sera impossible durant les quinze minutes suivantes, le temps que le pilote active son moteur à minidistorsions. Tina se détend, respire doucement, ferme ses grands yeux verts : elle voit le monde d’Ocean venir à elle. Enfin.

Quand elle ouvre , elle se rend compte qu’elle a dormi. Les deux hommes sont occupés à discuter d’histoires de Merces, de sang, de langues coupées et de fric. Elle écoute distraitement, son cerveau l’attirant à nouveau vers les créatures d’Ocean qui, sans aucun doute la sentant arriver, l’appellent de toutes leurs ondes. Tina est heureuse.

Soudain une terrible détonation, une épouvantable déflagration la fait sursauter.

— Anus poilu de Jésus ! hurle le grossier Cook.

Il se lève et part en courant vers la partie arrière de la Plume de Feu.

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