La soif

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Six jours déjà qu'elles parcouraient le désert. À mi-chemin, la petite troupe avait fait halte à Bab Alsahra' pour s'y ravitailler et faire boire les tribosses jusqu'à plus soif. Aïcha y avait laissé la moitié du détachement, aux ordres de Khâny, sa lieutenante, pour une raison qu'elle n'avait pas daigné divulguer à celle qui restait pour elles toutes une étrangère. Yumi mettait pourtant à profit les journées interminables pour apprendre à mieux connaître ses nouvelles soeurs d'armes, tenter d'assimiler leurs moeurs et leur façon d'opérer. La vie dans le désert était rude et monotone. Les heures succédaient aux heures sous une chaleur écrasante. Les rations d'eau étaient mesurées avec autant de précision que s'il se fut agit d'une huile précieuse. Pour toute nourriture, elles devaient se contenter de dates et de viande séchée, dont elles suçaient des lambeaux en les faisant durer du mieux qu'elles pouvaient, se forçant à les laisser fondre sur la langue quand la faim les poussait à les dévorer à belles dents. Le détachement s'étirait cette après-midi sur une piste peu marquée. Parfois, la trace se fondait dans le sable, il fallait alors continuer, les éclaireuses déployées dans une formation largement ouverte, l'oeil aux aguets, à l'affut des repères laissés par les nomades et les rares caravaniers. Des cairns dans les régions plus caillouteuses, de simples bâtons plantés dans le sol là où même la pierre se voyait réduite en sable par le soleil meurtrier et l'érosion due au vent.

— Courage, ce soir nous pourrons boire tout notre saoul.

C'était Xena qui, remontant la colonne, la galvanisait ainsi. Yumi et elle s'étaient rapprochées, s'apprivoisant mutuellement avec retenue, telles deux félines soucieuses de préserver leurs territoires respectifs. Xena était aux antipodes de la terrienne : grande et massive, elle la suplantait de plus d'une tête. Quand elle était libérée de son cheche, sa chevelure dorée tombait en cascade sur des épaules larges et musclées, mais en cette fin d'après midi, seules quelques mèches s'échappaient de l'étoffe protectrice. Dans son visage disgrâcieux brillaient deux yeux d'un gris éclatant, presqu'argenté. Des yeux pétillants d'intelligence et consummés par une détermination farouche. Yumi releva la tête et comprit qu'elle l'avait surprise somnolente, presque endormie, bercée par la démarche chaloupée du tribosse et assomée par la chaleur. Elle grimaça.

— Je donnerais cher pour que tu dises vrai. Ma gorge est si sèche que même parler me coûte.

— Je dis vrai. Le point d'eau n'est plus loin, nous pourrons y remplir nos outres, nos panses, celles de nos bêtes, et tout ce qui pourra contenir de l'eau et demain, nous reprendrons la route.

Yumi s'empara d'une gourde fixée au pommeau de sa selle et entreprit de l'ouvrir, mais Xena l'en dissuada.

— Ce n'est pas une raison pour siffler tes réserves, expliqua-t-elle. Dans le désert, rien n'est jamais acquis, surtout en cette saison. Une tempête de sable, une escarmouche avec des bandits, un tribosse blessé, une cavalière malade. Une éclaireuse qui se fourvoie. Une multitude d'incidents peuvent nous retarder.

Yumi reposa la gourde, dépitée.

— Tu pourras toutes les vider d'un trait avant de les remplir, si tu le souhaites, mais attends pour ça d'avoir les pieds dans l'eau.

***

Le soleil était bas sur l'horizon lorsqu'elles atteignirent l'objet de leur convoitise, où deux éclaireuses les accueillirent. Yumi peina à cacher sa déception. Elle s'attendait à découvrir un plan d'eau jouxté d'une végétation luxuriante, rien de tout celà pourtant. Le point d'eau se résumait à une marre. Autour d'elle, quelques cactus difformes et décharnés et de rares touffes d'herbe jaunie. Le bain ne serait pas encore pour ce soir, pensa-t-elle. Mais déjà, les cavalières mettaient pied à terre et menaient leurs montures à l'abreuvoir. Yumi les imita. La mare était si petite qu'une douzaine de tribosses et leurs cavalières seulement pouvaient si abreuver simultanément. La jeune guerrière patienta. Tandis qu'elle devisait avec Xena et Aïcha - chez les Amazones, les soldates passaient avant les officiers et les sergent - des murmures s'élevèrent, qui bientôt firent place à des éclats de voix. Aïcha se glissa entre deux cavalières pour s'enquérir de ce qui les provoquait. Dans l'instant qui suivit, un ordre paniqué fusa. La voix d'Aïcha, stridente et mal assurée. Tous reculèrent, des tribosses s'agitaient et blatéraient. Xena se fraya un chemin jusqu'à sa capitaine, avec Yumi sur les talons, qui n'y comprenait rien.

— Des tribosses refusent de boire, annonça Aïcha d'une voix cassée.

Yumi interrogea Xena du regard.

— Après trois jours dans les dunes et sans eau, ça n'a pas de sens, lui expliqua l'amazone.

— Qu'est-ce qui se passe alors ?

La terrienne le devinait, mais n'osait l'exprimer tout haut. Ce fut Xena qui se dévoua :

— L'eau a un problème.

— Le mien a bu, pourtant, rétorqua une des soldates, la main posée sur l'encolure de sa monture.

— Le mien aussi, annonça une autre.

Quatre autres tribosses avaient manifestement fait de même. Mais la dizaine d'autres refusait obstinément de s'abreuver.

— Personne ne touche à cette eau pour le moment, ordonna Aïcha. On dresse le camp, j'aviserai demain matin. Je veux une garde, et je veux que la garde ait un oeil sur les bêtes qui ont bu.

Elle ajouta, marmonant entre ses lèvres :

— Une chance encore que seuls les tribosses y aient goûté.

À cinq pas à peine, les deux éclaireuses qui les avaient précédées montraient des signes de nervosité. La plus jeune était pâle comme un linge. Son aînée fit un effort pour lever la main, comme si son bras pesait le poids d'une roche. Aïcha la dévisagea, refusant de comprendre.

— Ne me dis pas que... murmura-t-elle.

— Vous... vous tardiez un peu à arriver. On croyait que... que...

Aïcha explosa.

— Et vos bêtes ? Vos bêtes ? rugit-elle.

La plus expérimentée des deux voltigeuses tenta de se justifier :

— Celui de Saskia n'a pas bu, le mien si. Je ne pensais pas que...

— Prions pour que ce ne soit rien l'interrompit la capitaine. En attendant, reposez-vous, toutes !

Comme à chaque étape, le bivouac était réduit à sa plus simple expression. Elles dormaient couchées sur leur natte, enroulées dans leurs chèches et serrées l'une contre l'autre. Quelques-unes se drapaient dans une petite couverture pour faire rempart à la fraîcheur de la nuit du désert. Yumi, trop assoiffée pour trouver le sommeil, porta sa gourde à ses lèvres, se promettant de seulement les humecter, décidant ensuite de s'accorder une gorgée. Une seule. Elle se fit violence pour refermer l'outre et garda longuement en bouche le précieux liquide avant de l'avaler. Elle finit par s'endormir, d'un sommeil agité, se réveillant à intervalles réguliers, la bouche sèche.

***

L'aube pointait à peine quand elle émergea. Elle était seule sur sa natte et remarqua l'attroupement réuni un peu plus loin. Elle les rejoignit. Toutes contemplaient, effarées les deux éclaireuses qui se tordaient de douleur, vomissant un liquide clair mêlé d'une bile jaunâtre. À l'odeur, Yumi devina que la plus âgée avait uriné dans son chèche.

— Je pense que nous sommes fixées, annonça Aïcha. Qu'en est-il des tribosses ?

— Rien, ils ont l'air d'aller bien, rétorqua une amazone.

— On ne touche plus à cette eau, déclara leur cheffe. Et on lève le camp. Réduisez vos rations de moitié, en marchant bien nous pouvons être au Trou du Démon demain soir.

— Le trou du démon ? s'enquit Xéna. Pourquoi ne pas retourner à Bab Alsahra' ? C'est plus loin, mais plus sûr.

Aïcha ne dit rien, s'éloigna de quelques pas. Elle tournait en rond et Yumi crut remarquer qu'elle se rongeait les ongles. Mais déjà, elle revenait sur ses pas.

— On va au Trou du Démon. À marche forcée, nous chevaucherons toute la journée et toute la nuit. Sans relâche. Ça nous fera gagner deux jours. Et pour Saskia et Azima, chaque heure compte.

— À Bab Alsahra', on pourrait les soigner, tenta Xena.

— Regarde-les ! Elles se sont litéralement vidées ! Il nous faut de l'eau en quantité pour les purger et les réhydrater. Et vite. Elles ne tiendront pas trois jours.

Les deux malheureuses baigniaent dans leur sécrétions. Elles gémissaient, couchées en chien de fusil. Yumi dévisageait Aïcha. La terrienne savait à quel point prendre de telles décisions était difficile, elle ne voulait pas ajouter au poids écrasant de la responsabilité et décida de s'en remettre à son jugement. Xena devait penser la même chose, car elle n'insista pas.

— Mais tu as raison, nous ne pouvons pas mettre tous nos oeufs dans le même panier, reprit Aïcha. Prends trois filles et les tribosse les plus solides et fonce à Bab Alsahra'. Si Khâny y est encore, ce dont je doute, remets-en toi à elle. Si pas, ne t'y attardes pas, préviens la capitainerie du port, requisitionne des tribosses frais et file au campement, prévenir Djezabelle. File comme le vent, ma belle. De notre côté, nous montons au Trou du Démon puis ferons route droit sur le camp. C'est à trois jours en marchant bien. Si nous ne sommes pas là quand tu y arrives, envoies-nous des renforts.

Aïcha l'étreignit et la gratifia de deux grandes tapes dans le dos. Xena salua Yumi de la tête. La jeune guerrière répondit d'un signe de main, mais déjà, l'amazone avait tourné le dos et réunissait sa petite escouade.

— Une chose encore, clama Aïcha à l'adresse d'une de ses filles. Prélève -moi une gourde de cette maudite eau, nous l'emportons avec nous. Mais n'y touche sous aucun prétexte !

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