La mort
La colonne allait d'un bloc, Aïcha elle-même ouvrant la marche. Il ne lui restait que vingt-deux guerrières valides, en comptant Yumi, et le transport des deux malades les ralentissait. Les tentatives de leurs soeurs d'armes pour les maintenir attachées à leurs selles s'étaient soldées par un échec, il avait fallu se décider à les prendre en croupe. Yumi s'était portée volontaire et s'était vue allouer la jeune Saskia. La malade était si faible qu'elle se laissait entièrement aller, si bien que la terrienne avait du lui attacher les poignets après avoir passé ses bras ballants autour de son torse. La jeune fille gémissait et sanglotait dans son dos, Yumi lui parlait sans discontinuer pour l'empêcher de sombrer dans l'inconscience, lui contant sa vie sur Al'Ard, évoquant la fraîcheur de l'automne, les hivers rigoureux, la neige. En avait-elle seulement déjà vu ? Dans son dos, la jeune amazone ne répondait pas.
Le soleil atteignait son zénith quand le premier tribosse chancela. Il fit quelques pas encore, avant de s'agenouiller sur ses pattes avant et de refuser d'avancer. Personne n'osa poser la question, mais toutes devinaient qu'il s'agissait d'une des six bêtes qui le soir précédent, s'étaient abreuvées à cette maudite mare. Sa cavalière, elle, le savait pertinemment. On lui attribua la monture laissée libre par Saskia, toujours entravée dans le dos de Yumi. Avant de l'enfourcher, l'amazone se porta une dernière fois à hauteur de son fidèle destrier. Elle posa son front sur le sien, sortit une dague de son fourreau et d'un geste vif, sectionna la carotide de l'animal. Les yeux tout embués, elle le regarda tressauter et se vider de son sang.
— On devrait le récupérer, lança une guerrière. Nous n'aurons peut-être bientôt rien d'autre à boire.
— Non, rétorqua Aïcha. Il est toxique et nous n'avons aucune idée de ce qui a bien pu infecter la bête. Toute sa chair peut être contaminée, ainsi que son sang. Je ne veux pas prendre ce risque.
La troupe s'était remise en route. Il n'avait pas fallu attendre bien longtemps pour qu'un second animal s'affale lui aussi. Celui-là était cependant si agité qu'elles durent l'achever à la lance faute de pouvoir encore l'approcher. Le troisième s'écroula sans prévenir. Le soleil n'était pas encore couché que les six tribosses qui avaient ingéré l'eau empoisonnée avaient rendu les armes. Elles étaient vingt-trois guerrières désormais, dont deux poids morts, pour seulement dix-sept montures. Une bien piteuse troupe, pensa Yumi. Elle serra autour d'elle les bras de sa jeune protégée, consciente de ce que la mort des tribosses impliquait, et recommença à lui parler. Et quand ses lèvres craquelées, brûlées par le vent chaud recommençaient à saigner, l'empêchant de parler, elle les humectait au goulot de sa gourde, puis aspergeait un morceau de tissu qu'elle plaçait dans la bouche de la malade.
***
Yumi se réveilla en sursaut. Pour peu, elle aurait chu. Il lui fallut un instant pour réaliser qu'elle était toujours en selle et qu'elle s'était endormie. Devant elle, les tribosses allaient d'un pas de sénateur, surmontés par les silhouettes chancelantes de leurs cavalières épuisées. Les deux lunes, pleines ou presque, brillaient de mille feux, baignant l'immense étendue sableuse d'une lumière féérique, si bien qu'on y voyait presque comme en plein jour. Yumi tressaillit. Dans son dos, elle n'entendait plus ni sanglot, ni gémissement. Elle s'empara vivement de la main de la jeune amazone. Elle était anormalement froide. La terrienne prit l'initiative d'arrêter la colonne, on vint l'aider à décharger son fardeau que l'on allongea sur le sable. Toutes contemplaient, atterées, les yeux mi-clos de la malheureuse. Immobiles.
— Je... je ne l'ai pas sentie partir, s'excusa Yumi.
Aïcha, sur sa droite, posa la main sur son épaule. Sans rien dire.
Elles enroulèrent le corps dans son chèche et le recouvrirent de sable, puis enfoncèrent la lance de la défunte dans le sol, la pointe dressée vers le firmament. Aussi profondément que le peu de forces qui leur restaient le permettait.
— Il faut hydrater Azima, sans quoi, elle mourra elle aussi, clama une des filles. Il me reste un fond d'eau.
— Moi aussi, enchérit Yumi.
Trois autres guerrières se joignirent à elles. Aïcha leur lança un regard noir.
— Azima est déjà morte ! Gardez votre eau pour vous ou vos sœurs qui en ont besoin. A ce rythme, nous n'atteindrons pas le Trou du Démon avant le soir.
Elle désigna quatre des siennes et leur ordonna de se déployer deux cents pas en avant du reste de la colonne.
— Il fait nuit, et même si l'on y voit bien, je ne veux pas prendre le risque de rater un repère, se justifia-t-elle. Si nous nous fourvoyons maintenant, nous sommes mortes.
Elle n'aurait pu faire mieux pour définitivement plomber l'ambiance. Alors que leur capitaine s'éloignait, Yumi tendit sa dernière gourde, presque vide, à la guerrière en charge d'Azima, bientôt imitée par quatre autres filles.
Elle sauta ensuite en selle et rejoignit Aïcha en tête de colonne. La lumière sélénique scintillait sur les joues humides de la fière amazone. Elle pleurait en silence. Yumi se laissa distancer, la laissant seule avec sa douleur. Lorsqu'enfin l'horizon s'enflamma, chassant les couleurs monochromes avec ses teintes chamarrées, elle se porta à hauteur de son amie. Elles chevauchèrent longuement de conserve avant que Yumi ne brise le silence.
— Tu as fait tout ce qui était possible, déclara-t-elle simplement.
— J'aimerais en être aussi convaincue que toi.
Plus en avant, la silhouette d'une des voltigeuses apparut, immobile, nimbée dans la douce lumière aurorale.
Quand elles l'eurent rejointe, l'éclaireuse désigna du doigt une masse sombre, partiellement recouverte de sable, un peu à l'écart de leur route. La carcasse presque intacte d'un tribosse. Aïcha ne cilla pas et enjoignit à la fille de reprendre sa mission.
— La beauté du désert n'a d'égale que sa rudesse, lança-t-elle en se tournant vers Yumi. D'abord il t'émerveille, ensuite il mange ton âme, mais si tu n'y prends garde, c'est toi tout entière qu'il dévore.
***
Vers midi, elles furent à nouveau contraintes de s'arrêter. C'était cette fois Azima que le désert avait rappelé à lui. Elles l'ensablèrent sous un soleil de plomb, trébuchant ou tombant à genoux parfois, terrassées par la chaleur et la soif. Certaines peinèrent à remonter en selle mais la colonne, enfin, s'ébranla. Elles n'avaient pas parcouru plus d'une lieue qu'elles firent à nouveau une bien macabre rencontre. Un campement sommaire, un abri de secours probablement, et sous une toile tendue par trois piquets, quatre corps blottis l'un contre l'autre. Une cavalière mit pied à terre et écarta du pied le chèche qui recouvrait l'un d'eux. Bien que la peau du visage fut toute parcheminée, la décomposition n'avait pas encore commencé.
— Ils sont morts depuis deux ou trois jours au plus, constata-t-elle.
— Il faut les ensabler, fit une voix.
— On n'a pas le temps, rétorqua Aïcha.
Tout en faisant demi-tour, elle ajouta :
— Ni la force.
La progression reprit, silencieuse. Personne n'osait dire mot, mais toutes savaient ce que signifiait leur découverte.
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