Désespoir
Il faisait nuit l'orsqu'elles parvinrent au trou du démon. Au premier abord, Yumi pensa qu'il portait bien mal son nom. Le lieux, sans être bucolique, ne manquait pas de charme. Une imposante roche annulaire servait de récipient à une étendue d'eau qui à la lumière des deux lunes, lui parut bien claire. Tout autour, s'étendait une mousse épaisse, dont elle distinguait mal les couleurs que pourtant elle devinait chamarées. Elle mit pied à terre et se délecta un bref instant au contact de la mousse fraîche et songieuse sous ses pieds. Toutes se dirigèrent vers le puits salavateur, tenant leurs montures par la bride. Yumi porta sa main à sa bouche et grimaça.
— Tu comprends d'où il tient son nom ?
La terrienne n'aurait pu dire qui lui avait posé la question. Elle se boucha le nez. Une odeur nauséabonde mêlée à celle du souffre empestait l'atmosphère.
— C'est l'anus du désert, poursuivit la même voix. Le trou du cul d'un démon, et ce que tu humes, ce sont ses flatulences.
Personne ne rit. Aïcha clarifia :
— Cette odeur en repousserait plus d'un, mais elle est tout à fait habituelle. Ce sont des émanations de gaz qui affleurent à la surface de l'eau. Mais si ce n'était son goût un peu terreux et souffré, elle est habituellement buvable.
Elle fit signe à l'une des filles.
— Ton tribosse avait refusé de boire, je me trompe ?
— Non. Il n'a rien bu depuis Bab Alsahra'.
Aîcha lui enjoignit d'avancer. L'animal flaira la surface. Hésitant. Il releva la tête, se lècha les babines. Huma encore l'eau limpide. Releva la tête encore. Puis finit par se décider à boire. Des cris de joies retentirent. Les guerrières s'avancèrent, guidant leurs tribosses. Mais Aïcha intervint.
— Pas tous à la fois ! tonna-t-elle.
Elle fit signe à quelques-unes d'y aller. Quatre bêtes avancèrent. L'un d'eux, un jeune mâle fougueux, se jeta sur la mare tandis que les trois autres flairaient l'eau. Un second tribosse la jugea acceptable. Mais les deux autres relevaient obstinément la tête. Leurs cavalières les encouragèrent, mais rien n'y fit. Une de bêtes se cabra en blatérant bruyament face à l'insistance de sa maîtresse. Un murmure parcourut la troupe. Puis le ton monta.
— Il n'a peut-être pas soif, fit l'une.
— C'est une vieille carne têtue, mets lui la tête dans l'eau ! Elle finira par boire !
— Vieille carne, vieille carne. Elle est peut-être plus âgée que toi, voire que nous toutes, mais au moins elle a su rester en vie, se défendit la propriétaire du respectable animal.
— Il suffit ! s'énerva Aïcha. Nos bêtes refusent l'eau ! N'avez-vous point vu ces cadavres le long du chemin ? Que vous faut-il de plus ?
— Il faut pourtant bien qu'on boive, aboya une des plus jeunes. Sans quoi nous allons toutes crever.
— Si tu bois cette eau, tu mourras demain, asséna la capitaine.
— Nous sommes à cinq jours de Bab Alsahra' mais en coupant à travers tout, nous pourrions rejoindre le campement en trois jours, tenta une des plus anciennes.
— Trois jours ? Nous sommes toutes épuisées. Regarde Shania ! Regarde Tanahâ ! Elles sont déshydratées et ne tiendront pas deux jours !
Les deux jeunes amazones levèrent la tête, tournant leurs yeux vides vers leurs soeurs. La première avait le visage couvert de cloches, la seconde était blanche comme un linge. Ses lèvres craquelées étaient fendues en tous sens, le sang avait coagulé jusque sur son menton. A sa vue, le ton baissa d'un cran. Aïcha reprit la main, d'une voix douce.
— Nous allons faire une courte halte. Allongez-vous et faites reposer les bêtes. Mais soyez prête à repartir sur le champ.
Yumi ne se fit pas prier. Toute son empathie pour Aïcha et sa terrible charge ne l'empêcha pas de tomber dans un sommeil profond à l'instant ou elle blottit sa tête dans le creux de son bras, à même le sol. Mais déjà, on la secouait.
— Nous partons, fit une voix.
— Mais... Aïcha vient de nous dire de nous reposer.
A contre-jour de la lune majore, la silhouette pencha la tête sur le côté. Sans comprendre. C'est la position de a lune qui fit comprendre à Yumi qu'elle s'était endormie, deux heures peut-être. Elle se releva péniblement. Tout son corps lui faisait mal. Ses fesses en particuliers, et son dos, semblaient concentrer toute la douleur du monde.
— J'arrive, fit-elle en baillant.
Aïcha fit à nouveau prélever un échantillon d'eau, insistant pour que l'on ne touche pas à la gourde.
— Trempez vos chèches et vos vêtements, mais ne les mettez pas en bouche !
Yumi s'enroula dans les étoffes humides. Autour d'elle, les filles grelottaient. Plus tard, elles béniraient cette fraîcheur qui pourtant, ne durerait pas bien longtemps.
La plupart étaient déjà en selle quand une voix retentit :
— Shania et Tanahâ ne tiendront pas. Il faut les attacher.
— Fatih aussi, cria une autre voix.
On les sangla toutes trois sur leur monture. Puis la colonne s'ébranla.Aux côtés d'Aïcha, Yumi s'inquiétait de l'absence de repères.
— Nous coupons au plus court, répliqua la capitaine. J'espère ainsi gagner un jour. Mais tu as raison.
Elle invita Yumi à s'arrêter et vint coller sa monture contre la sienne. Tandis que l'avant de la colonne parvenait à leur hauteur et poursuivait sa route, elle sortit de sous son chèche un objet que Yumi prit d'abord pour un épais bijou. Un pendentif de cuivre, circulaire, accroché à son cou. Quand Aïcha posa la chose dans sa paue, la terrienne comprit que l'objet représentait bien plus. En son centre, une petite flèche semblait animée d'une vie propre. Aïcha reprit :
— En l'absence de Khâny et de Xéna, s'il m'arrivait quelque chose, je veux que tu récupères cet objet.
Ellle se livra à quelques manipulations, tout en poursuivant :
— Comme tu peux le voir, ce cadran tourne autour de l'autre. Je l'ai réglé pour qu'il nous mène droit sur le campement. N'y touche pas,ou tu nous fourvoirais.
Elle lui expliqua comment elle devait viser un point, à l'horizon, en maintenant la partie noire de l'aiguille dans ce qu'elle appellait "sa maison".
— Prends bien soin à choisir des points très éloignés, à la limite de l'horizon. Et chaque fois que tu les atteints, recommence. Dans deux jours à compter de maintenant, nous devrions approcher du campement. Il te faufra alors être attentive, car cette rose ne te mènera pas droit dessus. Remets-en toi à mes amazones. Si tu les mènes aux alentours du camp, elles sauront détecter les signes qui vous mèneront à bon port.
— C'est toi qui nous mènera à bon port.
Yumi s'était exprimée sur un ton léger, esquissant l'ébauche d'un sourire bienveillant, ses lèvres tuméfiées ne lui permettant pas plus. Aïcha enfouit l'instrument dans son chèche, et elles rejoignirent la tête de la colonne.
Les trois bêtes qui la nuit, s'étaient abreuvées, s'écroulèrent dans le courant de l'après-midi. À chaque fois, il leur fallut réorganiser la formation. Les neufs tribosses les plus solides portaient chacun deux guerrières, les cinq autres, dont ceux d'Aïcha et Yumi, ne portant qu'une unique cavalière. La terrienne tentait de seconder Aîcha comme elle le pouvait, mais comme toutes les autres, le peu de forces qui lui restaient suffisaient à peine à sa propre survie.
Une voix retentit, à l'arrière. Yumi tourna la tête avec difficulté. Une fille pointait du doigt Shania. Elle pendait, désarticulée, sur le flanc de sa monture, retenue seulement par les liens qui mainteanient ses jambes à la selle.
Elles voulurent la détacher mais la laissèrent choir, inacapables de la retenir. On l'allongea à même le sable, une des filles posa une main sur le cou de la malheureuse et l'autre devant ses lèvres.
— Elle vit, annonça t'elle. Mais son coeur bat très faiblement. Et son souffle est si léger qu'on ne peut que le deviner.
Un soupir de soulagement parcouru l'assemblée. Aïcha désigna l'une des filles qui montait en croupe et lui assigna le tribosse de la miraculée, qu'elles hissèrent à grand peine en travers de l'encolure de la bête, sur le ventre, sans même prendre la peine de l'attacher.
Ce ne fut que bien plus tard, l'après-midi touchait à sa fin, que Yumi remarqua que le tribosse de Shania ne portait plus qu'une seule cavalière. La terrienne contemplait, attérée, la place laissée vide de son fardeau.
— Elle... elle est tombée, sanglota la jeune amazone. Je n'ai pas pu la retenir.
— Quand ça ? demanda Aïcha, d'une voix blanche.
Elle n'avait plus la force de s'offusquer.
— Je... je ne sais plus, s'écria la fautive, en pleurs.
— Ce n'est rien, lança Yumi. On va la chercher. On retourne.
— Non, trancha Aïcha d'une voix lasse. On continue.
Yumi voulut s'insurger, mais leur capitaine avait déjà fait volte face et reprenait la route. La guerrière s'empressa de la rejoindre.
— Laisse-moi y aller ! Seule, et tu continues avec les autres.
— Même les fous ne s'aventurent pas seuls dans le désert. C'est non.
— Alors donne-moi une guerrière. Une seule.
— Shania est déjà morte, et si elle ne l'est pas, c'est une question d'heures. Je ne veux pas en avoir deux autres sur la conscience.
Yumi fulminait, mais elle savait que son amie avait raison. Un souvenir lui traversa l'esprit, elle avait du sacrifier une section de près de trente hommes pour sauver le restant de son escadron. Elle n'en avait pas dormi pendant des jours, et ce souvenir hantait parfois encore ses nuits.
***
La nuit tombée, Aïcha décida de faire une courte halte. Le temps d'une sieste éclair, comme elle se plaisait à le dire. Alors que la colonne étirée se regroupait pour mettre pied à terre, Yumi sentit ses poils se hérisser.
— A... Aïcha ?
— Mmmhh ?
— Il manque quelqu'un. Il n'y a que treize bêtes.
— Tu te trompes, rétorqua la capitaine. Quatorze bêtes et vingt-deux cavalières. Nous deux incluses. Ainsi que Tanahâ, ajouta-t-elle en baissant les yeux sur la jeune femme à peine consciente que ses soeurs aidaient à descendre.
— Treize bêtes, la contredit Yumi dans un souffle.
Elles se remirent à compter, de concert. Aïcha dut se rendre à l'évidence. Une bête et ses deux cavalières manquaient à l'appel. Elle scruta la pénombre dans la direction dont elles venaient. Rien.
— Elles ont du s'endormir et le tribosse se sera laissé distancer, marmona-t-elle.
Yumi aurait voulu dire quelque chose, faire qualque chose. Mais elle savait qu'Aïcha ne la laisserait pas partir à leur recherche. Et puis elle était si lasse ! Comme si elle lisait dans ses pensées, la capitaine ajouta :
— Je vais doubler le temps de repos. Si d'ici là elles ne nous ont pas rejoint, tant pis.
Elle désigna deux des filles les moins fatiguées, ou qui à tout le moins tenaient encore debout, pour assurer un tour de garde. Elle les exhorta à rester bien éveillées et à l'écoute, le tribosse pouvait avoir continué sur les traces de ses congénères, même avec sa charge endormie. Elle leur commanda enfin de rassembler ce qui pouvait être brûlé et d' allumer un feu.
— Ce serait trop bête qu'elles nous manquent et s'enfoncent seules dans la nuit, se justifia-t-elle.
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