Enfer
À leur réveil, qui leur sembla bien trop prématuré, elles durent se rendre à l'évidence : les deux amazones manquaient toujours à l'appel. Une chappe de plomb s'était abattue sur le détachement. Quand elles entreprirent de hisser Tanahâ, elle était déjà froide.
— Elle n'a pourtant pas bu cette maudite eau, gémit une des filles.
— C'est juste l'épuisement, expliqua une autre, plus âgée. Et la déshydratation.
— On va toutes crever, ajouta une troisième.
— Tais-toi ! aboya Aïcha. On remonte en selle. Nous ne sommes qu'à deux jours du campement.
Un peu à l'écart, une des filles s'était mise à danser et à chanter, d'une voix rauque, déformée par la soif. Elle trébucha et s'étala de tout son long.
— Nous ne tiendrons pas jusqu'au soir sans eau, sanglota celle qui se voyait crever. Voilà que Lyhn délire, ajouta-t-elle en désignant la pitoyable danseuse qui rampait mainteant dans le sable.
— En selle ! ordonna Aïcha. Et accrochez-vous avec tout ce que vous trouverez. On ne s'arrête plus avant d'être chez Samaël.
Yumi aida la danseuse à se relever. Elle la prit par la main et l'entraîna à sa suite.
— Tu viens avec moi, lui chuchota-t-elle à l'oreille.
Elle l'aida à monter en croupe. Mais à peine le tribosse se fut-il relevé, que sa passagère en délire sauta bas, s'écrasant lourdement au sol. Quand elles voulurent l'aider à remonter, elle se débattit en criant. Une des amazones la maîtrisa comme elle le pouvait.
— Il faut la ligoter...
Ce qu'elles firent. Elles chargèrent le paquet ainsi ficelé entre la tête de la bête et les genoux de Yumi, en travers.
Deux tribosses refusaient de se relever. Elles redoublèrent d'effort pour les mettre sur leurs pattes. En vain.
— Ils sont tout comme nous, épuisés.
— Si les tribosses nous lachent, nous sommes foutues.
— Nous ne le sommes pas encore, les harangua la capitaine. Tant pis pour eux, on les laisse.
— On les achève ?
— Non. S'ils se décident, ils nous rejoindront. Nous seront contentes de les revoir si d'autres refusent de marcher.
Elles reprirent la progression. À midi, un des tribosses abdiqua, obligeant ses deux cavalières à prendre place derrière leurs soeurs d'armes. Seule Aïcha allait encore seule. Pour un temps seulement, car quand un second s'écroula, la bave aux lèvres, la capitaine dut embarquer une comparse tandis que l'on chargeait trois filles sur le dos de l'animal le plus robuste.
La colonne se traînait maintenant avec une lenteur exaspérante. Yumi chevauchait aux côtés d'Aïcha, si près que leurs tribosses se frôlaient. La fière amazone avait bien piètre allure, recroquevillée sur sa selle. Elle essaya de parler mais sa voix était si faible qu'elles durent marquer un temps d'arrêt et que Yumi dut se pencher pour la comprendre.
— Si d'autres tribosses ne nous rejoignent pas, nous sommes perdues souffla-t-elle.
Yumi hocha la tête. Elle aurait voulu encourager son amie, mais sa langue, ses lèvres, toute sa bouche la faisaient atrocement souffrir.
Au crépuscule, elles s'octroyèrent une pause supplémentaire, sans échanger un mot.
— On repart sous peu, articula Aïcha. Dès qu'une lune se lève.
Elle était si lasse qu'elle négligea d'établir un tour de garde. Yumi, elle, dormait déjà.
***
Le désert était maintenant couvert de neige. Aussi loin que portait le regard, l'étendue immaculée brillait de mille feux, comme si chaque cristal mettait un point d'honneur à renvoyer vers les cieux les rayons de l'astre diurne. L'intensité etait telle que Yumi ne pouvait ouvrir les yeux. Quand elle y parvint, ce fut pour constater que la montagne de neige accumulée sur la dune qui les surplombait chancelait dangereusement, pour s'écrouler aussitôt dans un craquement sinistre.
Une avalanche !
Yumi voulu crier, il fallait courir, courir pour se mettre à l'abri. Mais déjà, la coulée était sur elle, l'ensevelissait, s'infiltrait dans sa bouche, dans son nez...
Elle ouvrit les yeux, recracha la poudre blanche. Dans sa main, du sang. et du sable, projeté sur son visage par un souffle de vent peut-être.
J'ai rêvé.
Elle balaya du regard ses compagnes. Le soleil était déjà haut dans le ciel, elles avaient dormi toute la nuit, et bien plus encore ! Elle devait les réveiller, sous peu le soleil serait si dur qu'ainsi exposées, elles rotiraient comme des perdrix sur un feu de bois. Elle secoua sa voisine de gauche. Sans succès, la malheureuse était depuis longtemps déjà bien au-delà du sommeil. Inconsciente. Horrifiée, elle constata qu'à sa droite, une autre guerrière avait rendu l'âme. A quatre pattes dans le sable, elle passa de l'une à l'autre.
— A... Aïcha ! Aïcha !
Elle pensait crier, mais c'était une plainte qui s'échappait de ses lèvres difformes. Elle trouva son amie enroulée dans son chèche carmin, sanglota quand elle la vit ouvrir les yeux. La capitaine tentait de parler, pourtant aucun son ne sortait de sa bouche. Mais elle était vivante ! Vivante ! Plusieurs filles grognèrent, refusant d'ouvrir les yeux. Une seule tenta de se lever, pour aussitôt retomber sur ses genoux. Elles devaient se remettre en route ! Incapable elle aussi de se lever, elle rampait d'un corps à l'autre, les poussant, les tirant, les secouant en tous sens.
La tête lui tournait, sa vue se troublait. Elle s'écroula sur le flanc. Éteinte. Elle resta ainsi immobile, les yeux grands ouverts, fixés sur le sommet de la dune. La dune de l'avalanche pensa-t-elle. Quelle ironie, elle, la fille des terres sombres, des territoires glacés, du royaume des vents et des tempêtes, mourir au milieu d'un désert torride. En haut de la dune, son père la contemplait.
Mon père ?
Elle plissa les yeux. Ce n'était pas son père. C'était... un tribosse ! Un tribosse négligeament allongé au sommet du monticule. Que pouvait-il bien faire là ? Les tribosses choisissent les chemins les plus faciles, ils serpentent entre les obstacles. Depuis quand les escaladaient-ils ? La question finit par l'obséder. Tout ça n'avait aucun sens, elle devait en avoir le cœur net.
Elle rassembla ses dernières forces, tenta de se lever. Elle tomba à genoux, se releva. Elle tomba encore, incapable de tenir sur ses jambes. Alors elle avança à quatre pattes dans le sable, vers le sommet. Là haut, l'animal demeurait parfaitement immobile, face à l'ouest. Yumi s'allongea à ses côtés. Ils gisaient tous deux, les yeux tournés vers l'horizon.
C'est alors qu'elle le vit.
À près d'une lieue. Le serpent !
Mais non, c'était ridicule. Si serpent il y avait, il devait être immense ! Quand enfin elle comprit, son coeur bondit dans sa poitrine. Une colonne ! C'était bien une colonne en marche qui sétirait sur l'immensité sableuse. Elle tenta de se relever, trébucha, se releva. Elle hurla, agitant les bras, mais la plainte rauque qui montait de sa gorge meurtrie n'aurait pas effrayé un oiseau.
Le tribosse ! Il fallait qu'elle les rattrape ! Elle du s'y reprendre à deux fois pour monter en selle, mais l'animal semblait bien peu enclin à lui obéïr. Pestant et rageant, elle s'acharnait sur les rênes lorsqu'elle du se rendre à l'évidence : la caravane, loin de se diriger vers elle, s'éloignait et allait passer bien plus au nord ! Jamais elle ne les rattraperait ! Il fallait qu'elle attire leur attention !
Elle dévala la dune, trébucha, se laissa rouler tel un tronc dans une pente.
— Aïcha ! AÏcha !
Elle secoua son amie qui tourna vers elle deux yeux vitreux.
— Aïcha, cria-t-elle encore.
Pour toute réponse, elle n'eut droit qu'à deux battements de cils. Yumi fouilla des yeux le bivouac, le regard fou. Elle avisa une lance, dans son étui, sur le flanc d'un tribosse. Elle peina à l'ôter du foureau, la tête lui tournait. Quand elle y parvint, elle la jeta au sol sous l'oeil hagard de l'amazone qui à son réveil, avait tenté de se lever.
— AIde-moi, vociféra la terrienne en jetant une seconde lance sur la première.
Mais la fille demeurait immobile. Ahurie.
— Aide-moi, cria-t-elle, ou on va toutes mourir !
Pas de réaction. Yumi la giffla violemment, l'attrapa par le col et fit mine de la relever, d'abord sans succès. Jusqu'à ce qu'enfin, la fille y mette du sien et se redresse. La terrienne la saisit par les épaules. L'amazone était bien plus grande qu'elle, la scène en eut été cocasse si l'instant n'avait été si grave
— Comment t'appelles-tu ?
— Dj... Djinn.
— Djinn ! Tu dois m'aider ! Tu dois m'aider ou nous mourrons toutes !
La fille hocha la tête.
— Rassemble tout ce qui peut brûler. Les lances, les chèches. N'importe quoi pourvu que ça brûle !
Elles se mirent à l'ouvrage. Mais sur le temps que Yumi ramène trois lances, l'autre en avait traîné une.
— Djinn ! Djinn ! Trouve une pierre à feu et allume moi un foyer ! Je m'occupe des lances.
L'amazone devait en porter une sur elle, car quand Yumi revint avec une autre lance, elle s'affairait déjà à allumer un morceau d'étoupe.
Bientôt, les flammes se propageaient aux étoffes et lèchaient les hampes qui ne tardèrent pas à prendre. Mais quand les chèches se furent consummés, Yumi déchanta. Si le bois sec des piques brûlait mieux encore que ce qu'elle ne l'espérait, les volutes qu'il dégageait lui paraissait bien maigres et surtout, très pâles. Presque blanches.
— Il nous faut plus de fumée !
Elle parcourut des yeux le bivouac. Si son corps se mouvait au ralenti, sa tête, elle, tournait à plein régime. Son regard s'arrêta sur un tribosse.
Ils sont peut-être pareils à nos khamels !
Elle arracha du feu une machette dont le manche en bois avait déjà commencé à noircir, jura sous l'effet de la brûlure, puis se dirigea ainsi armée vers la bête.
Son premier coup, précis mais peu appuyé, la fit bondir. Mais le second, bien qu'il n'eut pas la vigueur dont la guerrière faisait généralement preuve, entama suffisament la carotide. L'animal se cabra en hurlant. Elle l'évita de justesse quand il la chargea, mais se prit une épaisse giclée de sang en plein visage. Sous le regard horrifié des deux filles, le tribosse, fou de rage se mit à courir en tous sens, piétinant au passage un des corps allongés. Enfin, il s'écroula. Quand il eut cessé de respirer, Yumi entreprit de dépecer l'une de ses bosses. Elle chancela, prise de vertige, puis reprit ses coups de plus belle. Plongeant la main dans la plaie béante, elle poussa un cri rageur.
— Ils sont comme les khamels, vociféra-t-elle à l'adresse de Tanyah.
L'amazone la fixait sans comprendre.
— Leur bosse ! C'est de la graisse. De la graisse à l'état pur ! Amène-moi des chèches !
— On... on les a brûlés.
Yumi jura.
— Tant pis ! Amène-moi des tuniques alors !
Bouche bée, la guerrière regarda la terrienne se dévêtir et frotter la plaie du tribosse avec sa tunique. Quand elle l'eut bien badigeonnée, Yumi découpa un bloc de graisse et l'empaqueta dans sa tunique toute visqueuse, qu'elle jeta dans le brasier. Une épaisse fumée noire et malodorante s'éleva. Elle poussa un cri de joie.
— Donne-moi ta tunique ! Et amène m'en d'autres !
Elle s'attaqua à la seconde bosse, taillant à tout va, ne s'interrompant que quand les vertiges la prenaient.
Le combustible brûlait longuement, si bien que le brasier grossissait au fur et à mesure qu'elles l'alimentaient. Bientôt une colonne opaque montait vers le ciel. Yumi entreprit de découper la troisième bosse, mais ses coups se faisaient si faibles qu'ils n'entamaient plus l'épaisse peau. Un nouveau vertige l'assaillit. Elle devait se calmer. Laisser passer.
Elle ferma les yeux.
Et tout devint noir.
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