Souvenirs d'Amazonie
En souvenir d'Aldaamarth, mon ami de toujours et mon frère en esprit.
Je me souviens encore de ma forêt natale...
Moiteur. Chaleur torride et ininterrompue qui te fait transpirer toute l'eau de ton corps. On étouffe dans cette nuit. C'est le poids du soleil au dessus de nos têtes, quand bien même ses rayons n'atteignent jamais le sol. Terre. Comment parler d'un sol alors qu'en la forêt s'étagent mille terres, mille sols, degrés de vie intense, mille biotopes stratifiés qui bien souvent s'ignorent et accueillent des espèces toujours plus nombreuses et plus diversifiées.
Biodiversité. Endémisme. Plusieurs mètres sous l'épaisse et riche couche d'humus, des plus infimes racines des arbres centenaires jusqu'au haut de leur cime qui forment une verte mer sans cesse renouvelée, la Vie innove, s'invente, se perpétue sans cesse, se combat, naît et meurt avec une étonnante ingéniosité. En aucun autre lieu la vie autant n'abonde, et on pourrait chaque jour découvrir des espèces sans jamais épuiser cette immense réserve.
Parfums, odeurs multiples, un sens redécouvert par la richesse nouvelle transportée par le vent. Moisissures des marais, musc des bêtes fauves, fraîcheur d'une cascade, arôme d'un fruit trop mûr... Les fleurs en un sanglot exhalent leurs parfums... L'odeur est un langage au cœur de la forêt.
Sons. Chants. Cris, bruits, la forêt n'est qu'oreille et compose pour nous une étrange symphonie. C'est le son du soleil qui filtre entre les branches, c'est la complainte du vent, c'est le chant de la pluie, répétés, amplifiés par le chœur harmonieux de tous les habitants.
Moiteur. Humidité. L'eau est toujours présente. Sans cesse elle circule en un cycle éphémère : la chaleur l'évapore, elle s'élève dans les branches, se condense sur les feuilles et pleut sur quelques mètres avant de remonter, entretenant ainsi dans toute la forêt l'humidité intense qui permet sa richesse. Elle y est tellement dense qu'on peut à peine la dissocier de l'air qui la contient, de la chaleur qui l'évapore, des odeurs, des sons, et des quelques rayons de soleil qui parfois se faufilent entre les frondaisons. Ainsi ce n'est pas l'eau qui pleut et s'évapore, c'est un autre fluide beaucoup plus subtil : la Vie même, qui circule dans la forêt entière, relie chaque habitant pour n'être qu'un esprit de croissance, d'amour et de fertilité.
Bonheur. J'ai connu autrefois dans ma forêt natale toutes ces sensations, et ce doux sentiment d'être élément d'un tout ; ce bien être merveilleux, global, simple et pourtant profond, loin de tout narcissisme, loin de tout égoïsme, qui ignore d'ailleurs jusqu'à la notion même d'individu. Nous vivions tous en communion avec chaque être de la forêt, avec cette entité globale que nous formions. Nous étions la forêt, dans son vaste ensemble comme dans ses moindre détails, et d'esprit à esprit nous communiquions sans langage, par la voie de l'amour, de la globalité. Sans doute est-ce là le bonheur vrai, simple et pourtant infini que connaissent la cellule, l'organe ou même le prophète : tous trois vivent la joie d'une fusion totale avec leur propre Dieu.
J'ignore combien d'années j'ai vécu sereinement dans l'harmonie profonde au cœur de la forêt. J'ai grandi en son sein et sa fertilité, devenant toujours plus fort, toujours plus résistant, bercé par son amour et sa globalité, sans jamais m'enquérir de ce monde extérieur dont d'ailleurs j'ignorais même jusqu'à l'existence.
Ma naissance en tant qu'individu, qui entraîna à la fois la perte de cette harmonie et la découverte du monde extérieur, ressembla à un long et douloureux accouchement. Ce fut le travail d'un homme, Nayec, chasseur de la tribu des Amarthi. Aujourd'hui encore j'ignore pour quelles raisons cet homme me choisit comme ami, et me resta fidèle sa vie durant. Peut-être m'avait-il pris pour totem, là où les chasseurs préfèrent d'habitude un animal de la forêt. Peut-être simplement cherchait-il un allié, un ami, extérieur à sa tribu. Toujours est-il que pendant plus de 10 années il est venu quotidiennement me voir et me parler sans jamais s'inquiéter de mon indifférence première. Au début, je ne percevais qu'un murmure étrange au milieu de mon seul langage global, celui de l'eau qui pleut, du vent qui grince, des insectes qui bourdonnent. J'étais loin d'imaginer Nayec comme individu ; simplement je sentais ce murmure vague, feutré, atténué par les bruits de la forêt, mais qui gardait un goût d'étrangeté. Cela ne faisait pas partie du tout. Puis très progressivement ce murmure périodique commença à faire naître en moi une infime perle de curiosité. Puis, sans doute parce que cet étrange chuchotement extérieur s'adressait à moi avec une force extraordinaire, une infime perle de personnalité apparut à son tour et brouilla légèrement ma vision globale. Je me distinguais de ma forêt puisque mes sensations étaient différentes. J'étais puisqu'on cherchait à communiquer avec moi, et je pus me considérer comme un élément à part. Tel un bébé il me fallut plusieurs années pour réussir à me forger une image du moi, une conception d'individu, une conscience en tant que tel et non en tant qu'élément du tout ; idée complètement inconnue dans la relation globale. J'y parvins progressivement avec l'aide de Nayec, grâce à cette relation privilégiée qui me faisait être. En même temps la forêt me quittait peu à peu pour n'être plus qu'un doux ronronnement de vie, un doux souvenir d'un bonheur total qui aujourd'hui encore, du fond de mon être, me réconforte, me guide et me plonge dans une infinie mélancolie.
Il y eut des moments difficiles. Je connus des cauchemars étranges. J'étais sur un fil, au dessus d'un précipice ; il y avait devant moi cette lumière de l'extérieur qui m'appelait, me souriait, m'intriguait ; derrière je sentais la présence rassurante et hypnotique de la forêt qui me retenait encore... Je courais dans la nuit vers ce murmure étrange et plus j'essayais de le rattraper, plus la végétation se faisait dense comme pour m'emprisonner... Je tombais dans un puits sans fin où m'avait poussé cet homme, et cherchais en vain à agripper les dernières racines de la forêt. Toujours ce doux murmure extérieur, périodique, qui déjà m'enseignait le temps qui passe.
Vint un jour où je compris enfin que j'étais un individu à part entière. J'étais, et là se trouvait justement la nouveauté. Hélas le bonheur de la forêt semblait à jamais perdu, et Nayec m'avait réveillé de mon heureux sommeil aux rêves merveilleux. Cette révélation fut rude. Peine. Douleur, désespoir. Peur. Sentiment très fort d'avoir été lésé, trompé par cet homme qui m'avait arraché à mon propre univers pour me livrer au monde extérieur, nu et sans défense. La forêt n'était plus qu'un doux ronronnement. Combien j'ai haï Nayec alors ! Cependant il était ma seule compagnie, le seul lien que je gardais alors avec la vie, la relation et le souvenir. Aussi peu à peu appris je à l'écouter, à taire ma rancœur, puis à l'aimer et, progressivement, à le comprendre. C'était un simple chasseur et sa vie n'avait rien de bien extraordinaire, sinon qu'il la vivait pleinement et en était fort satisfait, remerciant le ciel et la terre de l'avoir fait naître, de le nourrir et de lui apporter chaque jour de nouvelles joies. Certes il ne faisait pas partie du grand tout de la forêt, mais je lisais en son esprit que le fossé qui l'en séparait n'était pas si profond, et je découvrais une nouvelle globalité en sa tribu, différente de celle de la forêt, mais riche cependant. Ils formaient une communauté très soudée, et par Nayec je pus découvrir l'ensemble des siens dans la relation globale. Pour maintenir ces liens, ils s'aidaient parfois de chants, rythmes, danses, herbes, qui faisaient naître en eux comme une transe de groupe où pouvait s'exprimer l'esprit global. Je fus ainsi accepté dans cette nouvelle globalité, tout en demeurant à l'écart de la tribu. Nayec était mon lien. Chaque matin il venait me saluer, me parler, me demander de le soutenir lui et sa tribu dans la chasse, le combat, la guérison ou toute autre activité : j'étais leur mascotte, leur porte-bonheur. Hélas je n'ai jamais réussi à parler leur langue, mais j'ai pu souvent envoyer à Nayec mes souvenirs de l'amour total de la forêt, par la voie de la globalité qui communique sans langage. Grâce à Nayec, ma vie avec les hommes fut une très agréable expérience, et j'ai pu y forger une identité forte quoique respectueuse des autres et de la communauté. Le tout de la tribu me permit d'oublier sans trop de heurts le tout de la forêt. J'appris beaucoup et menais une vie sans doute beaucoup plus intéressante que l'existence passive à laquelle j'avais été promis.
Un jour Nayec est mort, en chasse, tué par un singe que sa sarbacane avait manqué. Dans la forêt, la mort est la vie; elle fait partie du grand cycle du renouveau, elle apporte la fertilité et n'est jamais triste puisque nous sommes tous un. Pourtant la mort de Nayec m'attrista étrangement. Sa compagnie me manquait, bien sûr, mais il y avait autre chose : ayant acquis l'individualité je ressentais maintenant la mort de cet homme comme une perte irrémédiable, comme la disparition définitive d'un être unique, et non comme une étape normale du grand cycle de la Vie.
Peine, douleur de cette peine. Le doux ronronnement de la forêt est trop lointain pour me réconforter, et j'ai perdu mon lien avec la globalité de la tribu. Nayec n'est plus. Douleur. Solitude. Oubli. Avec la mort de Nayec je subis une grande crise de régression. J'avais construit mon identité sur cet homme, sa disparition fut aussi un peu la mienne. Je me retrouvais seul au monde, sans lien avec la forêt, sans lien avec les hommes, sans rien d'autre que ma peine. Pendant de longues années j'ai de nouveau dormi en espérant retrouver l'esprit de la forêt... Or il eût fallu pour cela abandonner mon être, et j'étais cet être.
J'ai dormi, donc, jusqu'à ce que d'autres hommes viennent. Malgré ma douleur, j'eus alors l'espoir insensé de vivre à nouveau la relation, de connaître un autre Nayec qui me ferait être... Hélas ces hommes étaient d'une autre espèce, ils ne vivaient aucune globalité, et venaient pour défricher ma forêt.
Le bruit de l'eau qui pleut, du vent qui grince et des insectes qui bourdonnent fut bientôt couvert par un nouveau bruit assourdissant : celui des moteurs et des tronçonneuses. Etonnement. Inquiétude. Pour la première fois de ma vie je voyais l'absence de forêt ; les arbres disparaissaient le long de la nouvelle route qui se construisait. Je sentais la confusion dans la forêt : un cri d'angoisse de l'être global attaqué, blessé, mis à mort peut-être par un ennemi extérieur qu'il ne pouvait comprendre. La forêt ne savait se défendre, elle ne connaissait que la vie, l'abondance, la fertilité et l'amour en son cycle continu et intérieur. A moi seul il était donné de comprendre cette intrusion du monde extérieur... et je n'avais aucun moyen de m'y opposer. Alors vint mon tour : comme beaucoup de mes frères je fus capturé, enchaîné, expédié en camion puis en bateau vers l'Europe. Je vois encore s'éloigner ma forêt sur la route qui nous emmène. Adieu mes amis, adieu mes frères, adieu Nayec ; me voici séparé à jamais de ce tout merveilleux...
Souvenirs de la ville traversée, de la misère, de l'égoïsme omniprésent, de la mort. Ici rien n'est global. Mes camarades ne comprennent pas : ils sont encore avec le tout, ils ne sont même pas conscients de leur sort.
Souvenirs du bateau où on nous entasse. Mon dernier bonheur fut d'avoir senti l'immense globalité de la mer. Elle traverse la coque, s'impose à nous, et vient comme une eau fraîche étancher notre soif d'amour. Je m'y perds le temps d'un rêve...
Plus désagréable hélas fut le réveil quand on nous débarqua, puis lorsqu'on nous broya, traita, malaxa et blanchit pour donner ce papier et ce livre que tu lis à présent. Pardonne moi lecteur, j'en ai effacé l'histoire afin de te raconter celle de ma vie, et retrouver une dernière fois avant que ma sève ne s'évapore ce bonheur total, ce doux ronronnement, cette merveilleuse sensation d'être élément d'un tout dans ma forêt natale.
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