1. Une voix dans la nuit

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Paris, jeudi 5 décembre 1985, 23 heures

Mes très chers auditeurs et auditrices, bonsoir et bienvenue sur notre antenne. C’est Amanda qui vous parle et vous accompagne jusqu’à 4 heures du matin dans votre émission, « La nuit vous appartient ». Comme vous le savez, ici, la parole est libre, sans jugement. Toute notre équipe vous est entièrement dévouée et reste constamment à votre écoute. Alors n’hésitez pas à composer le 42 25 00 01. En attendant de prendre un premier appel, je vous propose de débuter en musique avec un titre interprété par Jean-Jacques Goldman et Michaël Jones : Je te donne.

« La voix de la nuit ». C’est ainsi que les habitués de l’émission que diffuse chaque soir Radio 7 sur la bande FM surnomment Amanda Quest, son animatrice phare, en alternance avec Sidonie Leroy, qui la relaye deux fois par semaine.

Amanda, c’est la confidente des âmes esseulées, des laissé--compte, des oubliés de la société. Leur amie. Une amie que l’on peut appeler à n’importe quelle heure de la nuit, pour parler de tout et de rien, pour s’épancher. Une amie attentive, bienveillante, si proche et paradoxalement si lointaine. Rares sont les fans de l’animatrice à pouvoir mettre un visage sur sa voix, et c’est peut-être mieux ainsi. Ils seraient sans doute surpris du décalage entre son physique, presque trop juvénile, gracile, et ce caractère posé, mature, mâtiné d’une certaine assurance, toutefois dénuée d’arrogance et empreinte de douceur, qui transparaît à travers les ondes.

Une aura en accord avec ses trente-six printemps, une vie de femme et maman actives, bien remplie, faite d’autant de succès que d’échecs. Mais si l’on ne s’attarde que sur son apparence, rien de tout cela n’est perceptible au premier coup d’oeil. Des formes à peine naissantes, quasi adolescentes, à la Jane Birkin, une longue chevelure blonde effilée lui donnant des airs de sauvageonne, des yeux très noirs outrageusement maquillés, des lèvres fines, (dé)laissées nues, qu’elle ne peint jamais… Le tout drapé d’une garde-robe très « casual », ascendant blue-jean.

***

Vous êtes toujours sur Radio 7, dans « La nuit est à vous ». En votre douce et tendre compagnie, les heures s’égrènent presque trop vite, sans qu’on y pense vraiment. Il est déjà 3 heures 30, et nous avons un nouvel auditeur en ligne. Sans doute le dernier de la soirée. Bonsoir Ryan, et bienvenue sur notre antenne…

Bonsoir Amanda...

Peut-on vous demander votre âge et l’objet de votre appel ?

J’ai vingt-huit ans… Je... Je suis en couple, enfin pas vraiment, mais je sors avec une fille, vous voyez ? Avant, je ne m’attachais pas aux nanas que je fréquentais, c’était juste des coups d’un soir, je m’en foutais. Mais avec elle, c’est pas pareil...

Vous voulez dire que vous éprouvez des sentiments pour elle, c’est ça ?

Oui, c’est ça, et ça me fait peur. Parce que j’ai peur de lui faire du mal.

Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pourriez lui faire du mal, Ryan ?

La… La violence qui est enfouie en moi, je ne sais pas si je pourrai la contenir en permanence…

Et selon vous, quelle est l’origine de cette violence que vous peinez à contenir ?

Ça vient de mon enfance. Des traces qu’elle a laissées en moi, de ces images terrifiantes qui me hantent encore. Tout ceci a façonné l’être cabossé que je suis aujourd’hui.

Une enfance abîmée, maltraitée peut-être ? Par vos parents, je veux dire.

Non, c’est pas ça… Pas ça du tout, parce que j’ai perdu mes parents très jeune. Je devais avoir dans les huit ans…

C’est ce traumatisme-là qui vous a marqué, n’est-ce pas, Ryan ? C’est de là que viennent ces images terrifiantes que vous évoquez...

Oui. Nous habitions dans la campagne Nord-Irlandaise à l’époque, à quelques encablures de Belfast. Je me souviens très bien de cette nuit-là, quand ils sont venus…

Qui ça, ils ?

Des types de l’armée, des gars des services secrets britanniques, je ne sais plus trop, j’étais gamin ! C’est ce qu’on m’a expliqué après coup.

Continuez, Ryan, racontez-nous cette nuit…

Je me souviens de tout, Amanda, d’absolument tout, comme si c’était hier. Du vrombissement des moteurs en furie qui déboulent à toute allure, du crissement des pneus sur le gravier de notre cour, de la violence des claquements de portières à réveiller un mort, du vacarme des mitrailleuses semi-automatiques et des éclairs qui zèbrent l'obscurité... De ce champ de bataille qu’ils ont laissé derrière eux, de ces deux corps assassinés dans leur chambre conjugale, celle de mes parents. C’est à mon frangin que je dois la vie sauve, c’est lui qui m’a empêché de hurler, lui qui m’a entraîné dans sa fuite baignée de larmes. Sans rien comprendre de ce qu’il venait de jouer chez nous, de ce massacre. Ni pourquoi. On a battu la campagne jusqu’à l’aurore, lui et moi, pour être bien sûrs qu’ils ne nous aient pas repérés et ne soient pas à nos trousses. Après, on s’est réfugiés chez notre oncle, à Belfast. C’est dans les rues de cette ville que j’ai grandi, « éduqué » à la dure par mes cousins et mon frère aîné, entraîné à me battre et survivre. A se méfier des chars qui roulent sur les bas-fonds de l’Eire, à se planquer quand ils débarquent pour affirmer leur autorité de tutelle au nom du gouvernement et de Sa Majesté. A détester les Angliches, les haïr. Parce que mon père était l’une des têtes pensantes de l’IRA, parce qu’il en est mort, et ma mère aussi.

Je comprends, Ryan. Votre colère, votre rancœur. Et combien ça a dû être dur pour vous. C’est pour cette raison que vous vous êtes expatrié ? Pour quitter cet univers de violence et les souvenirs qui y sont liés ?

Oui… Pour essayer de me construire un avenir, parce que je ne me reconnais pas dans leur combat. Je veux dire, cette haine que j’ai contre la monarchie britannique et tout ce qu’elle représente, ces revendications indépendantistes, identitaires, religieuses, ça fait partie de moi comme héritage, c'est un legs, mais celui-ci est trop lourd à porter. Je ne veux pas passer ma vie à faire la guerre, Amanda, je veux autre chose…

Depuis quand êtes-vous en France, Ryan ?

Ça fera quatre ans en janvier…

Et depuis votre arrivée sur le sol français, avez-vous réussi à canaliser cette violence intérieure qui vous ronge malgré vous ?

Oui, mais je sens bien qu’elle peut déborder à tout moment.

Peut-être auriez-vous besoin d’une aide extérieure, d’un thérapeute pour « guérir » de ce traumatisme et vous permettre de mieux vivre, notamment dans votre relation avec cette femme qui semble beaucoup compter pour vous. Pour construire, vous reconstruire aussi, Ryan. Vous y avez déjà songé ?

Non… A vrai dire, ça ne m’a jamais effleuré l’esprit.

Vous y seriez opposé ?

Je ne sais pas trop…

Et votre petite amie, elle en pense quoi de tout ça ?

Elle sait rien. Rien de mon passé, rien du tout. Et parfois, elle ne me comprend pas, semble perdue, décontenancée face à moi. Parce que vous savez, il m’arrive de péter un câble, comme ça, sans raison, de me défouler sur des objets ou de cogner contre des murs. Mais jamais sur elle, ça non, je l’aime trop pour ça…

Ryan, y a-t-il une chance qu’elle nous écoute ce soir ?

Oui… Parce qu’elle est là, à côté de moi…

Et comment réagit-elle à cette confession, cette déclaration que vous venez de lui faire en direct ?

Elle s’est rapprochée de moi et a pris ma main dans la sienne...

Vous voyez, vous avez fait un grand pas, Ryan. En vous libérant du poids de ce secret, en vous dévoilant et en vous ouvrant à elle. En lui donnant les clés pour lui permettre de mieux comprendre et connaître l’homme que vous êtes, son parcours. Pour devenir la plus précieuse des alliées dans votre combat contre vos démons…

La régie fait signe à l’animatrice star : il lui faut mettre un terme à l’émouvante conversation, quasi achevée, pour rendre l’antenne, l’émission touchant à sa fin. En douceur, elle prend congé de son interlocuteur en lui souhaitant le meilleur pour la suite et en l’invitant à ne pas hésiter à la recontacter s’il en éprouvait l’envie ou le besoin. Puis amorce la transition avec l’émission suivante, présentée par Jérôme Vasseur et ses chroniqueurs.

Merci, Amanda, pour ce passage de relais, tous tes auditeurs t’embrassent chaleureusement, et nous aussi évidemment.

L’animatrice salue ses collaborateurs et leurs successeurs de la tranche horaire suivante avant de s’éclipser du studio. Son bouillonnant confrère s’en donne à cœur joie derrière le micro tandis qu’elle se déconnecte progressivement de son univers professionnel pour basculer dans une sphère plus privée. Loin des problèmes existentiels qu’on lui confie toutes les nuits à tour de bras...

Booonjouuur à tous, les amis ! On n’est pas bien là ? Il est un peu plus de 4 heures en ce vendredi 6 décembre, à peine 3 petits degrés au compteur mais c’est pas grave parce que c’est une matinée de folie qui s’annonce sur « Prime Mat’ », avec comme d’habitude des chroniques, des rubriques, de la zique… Bref, plein de trucs en « ique », prompts à vous réveiller avec bonne humeur et entrain, et à titiller vos zygomatiques… Et pour bien commencer en se levant du bon pied, avec la banane dès le petit déjeuner, quoi de mieux que le décryptage de l’actu politico-sociale de notre Jimmy national avec sa « Faute à Tonton » ? Allez, hop, les amis, c’est parti, en avant pour le jingle !

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