3. Pour ne pas vivre seule...

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Paris, samedi 7 décembre 1985, 9 heures

— Tim, qu’est-ce que tu veux pour ton petit-déj’ ?

— Des pancakes, répond le blondinet à sa mère en débarquant en trombe dans la cuisine.

— La reine des pancakes, c’est Candice, mon chéri, pas moi ! Et tu sais très bien qu’elle est partie hier soir rejoindre son petit ami à Bruxelles pour le week-end…

— Pffff, trop nul ! ronchonne le môme en s’asseyant à table.

— Qu’est-ce que tu dirais de tartines de pain grillé nappées de Nutella avec un grand verre de jus d’orange ?

— Ah ouais, trop bien !

Amanda n’a pas souvent l’occasion de prendre le premier repas de la journée en compagnie de son fils, alors elle savoure ce précieux moment.

— M’man, t’as prévu quoi pour Noël ? s’enquiert à brûle-pourpoint le garçonnet.

Une cuillerée de céréales plus tard, la jolie trentenaire tente de satisfaire sa curiosité.

— On le fêtera sans doute chez Mamina, à Honfleur. Pourquoi cette question ?

— Pour rien, c’est juste que papa aimerait bien qu’on le passe tous ensemble cette année, dans la maison de campagne de papy Chat et mamie Flore, à Salbris.

— Et Mamina, on en fait quoi ? On ne peut pas la laisser toute seule quand même !

— Ben, elle a qu’à venir aussi. Je suis sûr qu’il serait pas contre. En tout cas, ça lui ferait super plaisir que tu viennes. Même que si tu as un amoureux, il est le bienvenu aussi…

La maman solo reste sceptique et se demande si ce n’est pas une extrapolation de son fiston pour la pousser à accepter.

— On verra, mon chéri, j’en parlerai avec ton père…

Seulement, la curiosité de Timothée n’est toujours pas rassasiée et il revient à la charge en remettant sur le tapis un sujet qui le taraude.

— Mais tu me le dirais, toi, si t’avais un amoureux, non ?

— Bien sûr, mon chéri ! Tu en serais même le premier informé. Parce qu’il faudrait que tu le rencontres pour voir si ça matche entre vous, si vous vous entendez bien. C’est vraiment le plus important pour moi...

— Et puis surtout, il faudrait qu’il te plaise au moins autant que papa aussi !

— Tout à fait, mon Tim, sauf que ça, c’est pas près d’arriver ! En parlant de ton père, il faut qu’on s’active, il est capable de venir te chercher en avance. Allez, file t’habiller en vitesse !

***

Un vieux vinyle de Dalida tourne sur la platine et souffle un vent de nostalgie dans l’appartement d’Amanda : Il faut du temps. Contrairement à Candice ou à son amie Sidonie, plus sensibles à la pop-culture actuelle, la jolie trentenaire affectionne davantage ces classiques de la chanson française qu’interprètent les artistes intemporels que sont l’iconique interprète italienne native du Caire, Aznavour ou encore Piaf, et traversent les âges sans jamais vieillir ni paraître démodés.

L’hiver s’approche lentement mais sûrement avec son lot de températures négatives et de giboulées à venir. Pourtant, en ce matin de début décembre, le ciel laiteux et les nuages filendreux masquent à peine le soleil qui perce par moments ; l’atmosphère est douce, presque printannière. Elle invite la maîtresse des lieux à ouvrir la fenêtre en grand avant de s’installer en tailleur sur le canapé en cuir blanc du salon. Vêtue d’un blue jean moulant et d’un long pull terracotta à maille fine, elle a relevé sa blonde chevelure pour l’attacher sans recherche esthétique particulière à l’aide d’une pince fantaisie.

La face A du 33 tours s’achève. Le tourne-disque change automatiquement de face et la lecture du vinyle se poursuit avec cette chanson qui la touche tant : Pour ne pas vivre seul. Isolée dans cette bulle qu’elle se crée en écoutant la mélancolie de sa musique et affublée de ces lunettes en plastique noir qu’elle abhorre tant, elle débute ainsi la relecture du manuscrit final de son tout premier bouquin, qu’elle doit valider pour son éditeur : une biographie sur la cultissime Marilyn Monroe. Une opportunité qui ne se serait jamais présentée à elle sans l’appui et les connaissances de son ex-mari dans le milieu. Il l’avait poussée à tenter sa chance et ça avait fonctionné au-delà de ses espérances.

L’édition, l’un des maillons forts de leur histoire commune. Avec la radio peut-être...

Elle s’en souvient comme si c’était hier, douze ans déjà ! Elle n’était alors que chroniqueuse à l’antenne de l’ORTF et avait dû remplacer au pied levé le journaliste qui devait interviewer Baptiste Quest, essayiste économique et maître de conférence à la Sorbonne, pour la sortie de son livre On n’a pas de pétrole, et encore moins d’idées ! Un exercice dans lequel elle avait excellé sans même avoir lu l’ouvrage ni avoir la moindre notion d’économie. Elle avait tellement brillé dans ce rôle de funambule que son futur époux en fut ébloui. Un coup de foudre qui s’avéra d’ailleurs réciproque. Et d’un point de vue professionnel, cette grande première aux commandes d’une émission radiophonique fut un véritable tremplin pour sa carrière d’animatrice.

La résonance d’un klaxon italien interrompt le voyage intérieur de la jolie blonde. Elle le reconnaîtrait entre mille. Elle se lève du sofa pour se rendre sur le balconnet surplombant la rue et aviser le véhicule rouge responsable de ce vacarme matinal, stationné en double file. Une silhouette familière en descend, la cigarette aux lèvres : Baptiste.

— Tim, papa est arrivé, il t’attend en bas…

La trentenaire enfile à la hâte une paire de baskets et recouvre ses épaules d’un châle noir pour accompagner son fils jusqu’à la voiture de son ex-mari.

Arrivés au pied de l’immeuble, le blondinet lâche son sac au sol pour se précipiter contre son père. L’étreinte des retrouvailles émeut Amanda, en retrait de la scène, mais elle a appris depuis longtemps à ne rien laisser paraître de ses ressentis, en public en tout cas.

— Salut…

La voix chaude de cet homme qu’elle aime toujours la fait vibrer. Ses quarante ans n’ont pas d’emprise sur son indéniable charme. A l’évidence, le beau gosse bien taillé, cheveux chatain et sourire ravageur, paré d’un style décontracté de jeune premier et sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise, la fait toujours autant craquer.

— Salut, répond-elle d’une voix timide.

— Ça te va bien… Les lunettes, ta tenue je veux dire…

Elle rougit sans le vouloir, l’intensité de son regard azur posé sur elle lui ferait presque perdre ses moyens. Et ces rides d’expression au coin des yeux...

— Arrête, je suis affreuse avec ça !

— Moi je trouve pas… Ça te donne un petit air mi-sexy mi-sérieux…

Ses mots ne sonnent pas faux et il paraît sincère, mais elle sait que l’heure n’est plus à la séduction, que c’est une voie sans issue pour eux deux. Qu’ils ont tourné la page. Alors elle feint d’ignorer le compliment.

— Au fait, Tim t’a dit pour Noël ? Qu’est-ce que t’en penses ? Ça te dirait qu’on le passe tous ensemble ?

— Ouais, je lui ai dit, papa ! Je lui ai même dit que ça te ferait super plaisir. Et maman n’a pas dit non...

— Mais je n’ai pas dit oui non plus, mon chéri. On verra… Je n’ai pas envie de mettre Caroline mal à l’aise, de m’imposer…

— Il n’y aura pas de problème avec Caro ! Elle sait bien qu’entre nous, c’est du passé, qu’il n’y a aucun risque pour qu’on retombe dans les bras l’un de l’autre…

Une douche froide. Le sourire contrit d’Amanda ne révèle pas l’impact du camouflet que lui inflige Baptiste sans s’en rendre compte.

— En parlant de Caro, il faut qu’on s’active, mon bonhomme ! Parce qu’elle nous attend à la Sorbonne. Tiens, ramasse ton sac, que je le mette dans le coffre pendant que tu t’installes à l’arrière de mon bolide. Et n’oublie pas d’embrasser ta mère ! Je te le ramène dimanche, 18 heures 30, ça te va ?

— Oui, 18 heures 30, c’est parfait.

— Au fait, je t’ai pas demandé, il en est où ton bouquin ?

— Si tout va bien, il devrait paraître à la mi-janvier.

— On va bientôt pouvoir sabrer le champagne alors, c’est cool !

Les deux ex se saluent un peu maladroitement, puis Baptiste s’engouffre dans son Alfasud Ti et démarre en trombe tandis que Tim adresse à sa mère un petit signe de la main. Amanda les observe s’éloigner jusqu’à ce que la berline transalpine disparaisse de sa vue.

De retour dans son duplex devenu désert, elle s’empare du combiné téléphonique et compose un numéro familier.

— Allô, Laurent ? C’est Chris... Tu es libre ce soir ?.. OK, on se retrouve comme d’habitude, aux Trésums, chambre douze. A 21 heures… A toute...

Puis, le silence retombe dans la pièce, sans préavis. Drapée dans son amère solitude, elle frissonne malgré le châle qui l’enrubanne encore dans la lueur devenue diaphane. Le ciel a viré au gris, la bise s'est brutalement levée jusqu’à s’infiltrer dans le living. Tel un automate, elle referme la fenêtre pour tenter de retrouver un semblant d’illusion, une vague impression de chaleur. Tel un automate, elle remet le disque et se réinstalle sur le canapé pour reprendre sa lecture. Jusqu’à ce qu’une larme ne vienne trahir sa fragilité de femme…

***

« Pour ne pas vivre seul /

On s'fait du cinéma, on aime un souvenir /

Une ombre, n'importe quoi /

Pour ne pas vivre seul /

On vit pour le printemps et quand le printemps meurt /

Pour le prochain printemps /

Pour ne pas vivre seule /

Je t'aime et je t'attends pour avoir l'illusion /

De ne pas vivre seule /

De ne pas vivre seule... » (1)

(1) : Paroles extraites de la chanson Pour ne pas vivre seul (1972), écrite par Sébastien Balasko et Daniel Faure, et interprétée par Dalida.

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