4. Jeu dangereux
Tout a commencé après son divorce, quand Baptiste l’a quittée pour la trop belle, trop jeune et trop pulpeuse Caroline. Amanda se sentait laide, insignifiante, elle avait besoin de retrouver confiance en elle, en son sex-appeal, de voir briller la flamme du désir qu’elle pouvait susciter dans les yeux d’un homme.
C’est ainsi qu’est née Chris Ever, son double virtuel sur un site de rencontres coquines hébergé sur Minitel. C’était comme un jeu de rôle, protégée derrière son écran, mais l’insistance de ses prétendants et la frustration de l’onanisme solitaire la poussèrent à aller plus loin, dans la réalité plus crue, plus sauvage d’une chambre d’hôtel anonyme. Le danger de ces rendez-vous clandestins avec un inconnu différent à chaque fois était manifeste, elle ne les connaissait ni d’Adam ni d’Eve. Sidonie l’avait d’ailleurs mise en garde contre cette pratique hasardeuse, arguant que cela pouvait déraper à tout moment avec ce genre de types avides de sexe, qu’elle risquait de perdre totalement le contrôle de ces relations éphémères et d’aller sur un terrain qu’elle ne voulait pas. La jolie blonde en avait parfaitement conscience, et certains de ses rencarts avaient flirté avec les limites qu’elle s’était imposée, seulement l’appel du plaisir était toujours le plus fort…
Toutefois, depuis quelques mois, elle réservait l’exclusivité épisodique de son corps à un certain Laurent, lui aussi rencontré sur Minitel. Guère plus grand qu’elle mais viril et musclé, la vingtaine finissante, des cheveux bruns coupés très court et un regard de braise, ça avait de suite collé entre eux, physiquement. Brut de décoffrage, le jeune Apollon ne faisait certes pas toujours dans la dentelle, loin de là, mais elle aimait baiser avec lui.
***
— Moi je les aime bien, tes petits seins à la Birkin. J’aime pas les grosses poitrines démesurées, c’est pas ça qui me fait bander. C’est toi. Toi et ton corps tout frêle qui m’excite, ton petit cul juvénile...
***
Elle ne sait rien de lui et suppose que lui non plus ne sait rien d’elle. Parce qu’ils ne se parlent quasiment pas. Du moins, elle évite et recentre toute conversation naissante sur la raison d’être de leurs instants partagés.
Sauf que ce soir, il a eu envie de plus. Oui, ce soir, elle a eu l’impression qu’il savait qui elle était. Qui se cachait derrière Chris.
***
— Tu restes pas ?
— Non, il faut que j’y aille…
— Quand est-ce qu’on va pouvoir passer une nuit complète ensemble, tous les deux ? T’es toujours là à t’enfuir dès que t’as eu ce que t’es venue chercher. T’as quelqu’un d’autre ou quoi ?
— Non, enfin pas vraiment…
— Alors pourquoi tu fais tant de mystère ? Pourquoi tu restes pas ? Si personne ne t’attend chez toi, tu peux bien rester encore un peu, non ? Après tout, la nuit nous appartient !
La phrase de l'homme encore nu dans les draps froissés par leurs ébats transperce sa partenaire de jeu comme un poignard. Certes, l’expression est courante mais dans sa bouche, le fait qu’elle soit si proche de l'intitulé de l’émission de radio qu’elle présente la déstabilise. Elle se sent démasquée et tente d’esquiver sans rien laisser paraître de son trouble.
— Je suis fatiguée, Laurent, et comme on dit, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. C’est ce que j’ai l’intention de faire, aller dormir pour pouvoir me lever de bonne heure.
— Tu pourrais dormir avec moi…
— Ça m’étonnerait beaucoup que tu te contentes de ça si j'accepte de jouer les prolongations dans ton lit !
— Qu’est-ce que t’en sais, hein ? Qu’est-ce que tu sais réellement de moi, Chris, de ce dont je suis réellement capable ou pas ? Rien ! Si ça se trouve, mon prénom est bidon, comme le tien. Comme toutes les personnes qui s’inscrivent sur Minitel. Si ça se trouve, je suis un repris de justice, un violeur en série… Tu vois, tu ne sais même pas avec qui tu baises ; tu ne t’intéresses qu’à mon chibre. Putain mais je suis un être humain, bordel de merde, je suis pas qu’un sex-toy ! Tu me plais et j’ai envie de plus que ce qu’on partage actuellement, tu comprends ?
— Écoute Laurent, j’aime nos moments d’intimité, ils me sont précieux, mais je ne peux pas te donner plus, désolée…
C'est toujours le même refrain. Le jeune homme enrage, ronge son frein et capitule. S’il se fait trop insistant, il a la certitude qu’il la perdra complètement. C’est elle qui a son numéro, c’est elle qui décide quand et où. Lui ne décide de rien. Il est juste le maître de leurs joutes charnelles, seulement quand tout s’arrête, c’est elle qui reprend le pouvoir, il n’a aucune emprise. Ni aucun moyen de la retrouver si elle disparaît un jour de son existence…
***
Paris, dimanche 8 décembre 1985, 12 heures 30
Un brunch entre filles dans l’appartement de Sidonie en bord de Seine. Très différente de la jolie blonde, l’espiègle brune aux mèches peroxydées arbore un look nettement plus rock et « bad girl » que son amie, singeant ainsi son apparence sur celle de son idole, la reine de la pop, la bien-nommée Madonna.
Tandis que le tube Into the groove (1) résonne en sourdine dans les hauts-parleurs, Amanda confie ses inquitéudes à sa doublure radio du week-end.
— J’ai peur qu’il n’ait levé le voile sur mon identité…
— Largue-le ! Après tout, t’es pas mariée avec !
— Ce n’est pas si simple. Si je n’ai pas ce contact physique avec un homme, je vais dépérir. En tant que femme, je veux dire…
— Dans ce cas, pourquoi tu ne t’investis pas dans une relation plus sérieuse plutôt que de t’abîmer dans ces espèces d’aventures superficielles qui ne riment à rien ? Enfin si, je comprends le plaisir immédiat qu’elles procurent, mais après, tu te retrouves toujours aussi seule !
— Je n’y arrive pas, Sid. J’arrive pas à passer à autre chose, à oublier Baptiste.
— Et lui, il t’a oubliée ?
— J’en sais rien, il m’envoie sans cesse des signes contradictoires, soufflant le chaud et le froid à la fois.
— Qu’est-ce qui vous a vraiment séparés, tous les deux ? Son étudiante en licence d’économie ?
— Non, je crois pas, même si elle est tout ce que je ne suis pas. Même si elle a ces seins et ce postérieur que je n’aurai jamais…
— Peut-être, mais tu as un avantage déterminant sur elle, un atout maître : tu as donné un enfant à Baptiste, et ça, ça crée un lien indestructible qui transcende tout. Mais si c’est pas à cause de l’insolente féminité exacerbée de cette bombasse que vous avez divorcé, c’est à cause de quoi ?
— De « La nuit vous appartient » et ses horaires décalés qui ont fait qu’on ne se voyait plus qu’entre deux portes, qu’on n’était plus là, ensemble, à la même heure et au même endroit. Tu vois, paradoxalement, c’est lui qui m’a poussée à accepter cette émission, parce qu’il savait que j’allais m’y épanouir, que c’était ce que j’attendais professionnellement pour me révéler. Il m’a poussée par amour et c’est cet amour qui a fini par nous éloigner l’un de l’autre...
Les deux amies s’étreignent et se parlent encore longuement sur fond de pop-musique. Ce soir, la solitude d’Amanda se mettra momentanément en sommeil. Avec le retour de Timothée, de Candice. Et avec son retour à l’antenne, ses retrouvailles avec ses auditeurs. Écouter la souffrance des autres pour endormir la sienne. Une forme de vie par procuration.
***
« Ses rêves et désirs /
Si sages et possibles /
Sans cri sans délire /
Sans inadmissible /
Sur dix ou vingt pages /
De photos banales /
Bilan sans mystère /
D’années sans lumière... » (2)
(1) : Chanson co-écrite par Madonna et Stephen Bray, elle intègre la bande originale du film Recherche Susan Désespérement (1985), dans lequel la pop-star joue l'un de ses premiers rôles en tant qu'actrice, et servira sa promotion cinématographique. Le look qu'arbore Madonna dans ce film a beaucoup influencé la mode des années 80.
(2) : Paroles extraites de la chanson La vie par procuration, composée, écrite et interprétée par Jean-Jacques Goldman. Sortie en single en septembre 1986, elle fait partie des titres constitutifs de l’album Non homologué paru un an plus tôt dans les bacs.
Annotations
Versions