7. On the radio...

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Paris, jeudi 23 janvier 1986, 1 heure 45


— Le Vel d’Hiv, Beaune-la-Rolande, Auschwitz, ce ne sont pas que des mots qui parsèment les manuels scolaires de nos enfants, et votre bouleversant témoignage nous le rappelle cruellement. C’était il y a près de trente-quatre ans et vous en aviez seize à peine… Vous êtes la mémoire vivante de cette trop sombre page de l’Histoire de France, Adrienne, et ce numéro de déportée tatoué sur votre avant-bras est la preuve indélébile que tout ce que vous dîtes est vrai, n’en déplaise aux négationnistes. Ces images-souvenirs qui vous hantent et dont vous n’avez jamais parlé à personne jusqu’à ce soir, je crois qu’il faut que vous continuiez à les partager. Par devoir de mémoire d’une part, et d’autre part afin de vous libérer de ce passé qui vous emprisonne encore, si j'ose dire…

— Vous savez, Amanda, je crains que ça n’intéresse guère la jeune génération, toutes ces choses-là.

— Mais au contraire, Adrienne, au contraire ! La montée des idéologies nationalistes ou extrémistes le démontre. Je suis certaine que votre récit a passionné nos auditeurs de la nuit, même si notre audience reste restreinte à quelques noctambules ou insomniaques chroniques. Une tribune telle que l’émission « Focus », présentée par mon confrère Olivier Belgens, serait à mon sens beaucoup plus appropriée pour que votre parole soit davantage entendue. D’ailleurs, si vous le souhaitez, vous pourriez laisser vos coordonnées à Anne-Marie hors antenne, de façon à ce que je les communique à Olivier et qu’il puisse rapidement revenir vers vous. Je sais qu’il est en train de préparer une édition sur la Seconde Guerre Mondiale. Qu’en pensez-vous ?

— Ma foi, je l’aime bien, ce présentateur, et l’émission aussi…

— Très bien, Adrienne, restez donc en ligne, Anne-Marie va vous reprendre. Merci encore pour votre témoignage dans « La nuit vous appartient » et à très bientôt sur Radio 7. Tout de suite, un nouvel appel en direct, un nouvel auditeur. Il s’agit de Serge. Bonsoir, Serge !

— Bonsoir Amanda...

— Alors, si je ne me trompe pas, vous vouliez nous parler de solitude, c’est bien cela ?

— Oui, tout à fait…

— Une situation qui est sans doute semblable à celle que vivent nombre de nos auditeurs. Vous habitez seul donc ?

— Oui…

— Depuis longtemps ?

— Plusieurs années, oui…

— Et cette solitude, que vous n’avez pas choisie je suppose, elle vous pèse, n’est-ce pas ?

— Oui... De plus en plus… Pardonnez-moi si je ne suis pas très bavard, Amanda, mais voyez-vous, vous m'intimidez, quelque part...

— Vraiment ? Pourtant, vous n’avez aucune raison de l’être avec moi, Serge !

— C’est que… Je suis un grand fan. De vous, je veux dire. Vous m’avez beaucoup accompagné, la nuit, quand le fait d’être trop seul m’était insupportable. Vous m’accompagnez encore… Votre voix, les conversations que vous avez avec toutes ces personnes qui se confient à vous et que vous écoutez, aiguillez, conseillez. Il n’y avait que ça, votre voix ; il n’y a que ça… Vous me transportez, littéralement ; vous êtes cette porte ouverte sur l’univers fantasmagorique que je me construisais, que je me construis toujours, avec vous. Mais depuis quelques jours, depuis la parution de cet article dans Le Figaro Magazine à l’occasion de la sortie de votre premier livre, je sais à quoi tu ressembles, Amanda. Et je dois dire que tu me plais beaucoup...

— Je… Écoutez, Serge, je suis très flattée que vous m’idolâtriez ainsi, mais revenons plutôt au sujet initial de votre appel, à savoir la solitude, si vous le voulez bien.

— La solitude est un prétexte, Amanda. La solitude, c’est surtout invivable sans toi, mais à partir du moment où j’entends ta voix, rien n’est plus pareil. Elle est tellement ancrée en moi que lorsque je lis ton interview ou ton bouquin sur Marilyn, c’est comme si tu t'adressais directement à moi. Et cette photo de toi qui figure sur la quatrième de couverture ou dans le magazine, je ne cesse de la caresser…

— Serge, encore une fois, je conçois parfaitement ce fantasme que je vous inspire. Mais les fantasmes sont personnels, ils n’ont pas vocation à être partagés ainsi, publiquement.

— Putain, mais je t’aime, Amanda ! Tu comprends pas ? J’ai envie de toi tout le temps, j’ai envie de te rejoindre maintenant, tout de suite, dès la fin de ton émission. Je sais où il se trouve, le studio 102…

— Non, ça ce n’est pas possible, Serge. Cette conversation à l’antenne n’est pas possible. Je vais devoir y mettre un terme et vous laisser, Serge, au regard des nombreux appels qui se bousculent au standard.

La trentenaire fait un signe à ses collègues pour qu’ils coupent la chique à ce trop dérangeant interlocuteur.

— Mes très chers auditeurs et auditrices, avant de reprendre le cours de notre émission, je vous propose cet intermède musical en compagnie de ce grand artiste qui nous a brusquement quitté il y a peu : le regretté Daniel Balavoine, avec sa magnifique chanson, L’Aziza.

L’animatrice retire son casque et se masse les paupières avant de boire une gorgée d’eau minérale pour se déshydrater. Puis, elle se lève de son fauteuil et se dirige droit sur la cabine où officie Anne-Marie, la préposée à l’accueil et au filtrage téléphonique. Elle ouvre vivement la porte vitrée qui les sépare et s’adresse, un brin agacée, à la standardiste.

— La prochaine fois que ce type appelle, tu le court-circuites, tu le bloques ! Ou tu le fais patienter jusqu’à ce qu’il renonce. Bref, tu fais n’importe quoi mais tu ne me le passes surtout pas !

— Je suis désolée, Amanda, je ne pouvais pas savoir...

— Note bien son nom, son numéro…

— Ça va être difficile de le repérer, il a appelé d’un point phone situé à deux rues d’ici.

— Tu ne m’as pas dit qu’il était de Bobigny ?

— Si, parce que c’est ce qu’il prétendait. Mais rien n’est moins sûr...

— Merde ! Merde, merde et re-merde ! Il fait chier, ce taré !

La blonde en furie claque le battant derrière elle en quittant la minuscule pièce et file dans le hall fumer une clope pour se calmer. En priant intérieurement pour qu’il ait déguerpi du quartier d’ici à ce qu’elle regagne son auto pour rentrer chez elle.

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