Pas pour le sexe

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Nous sommes en septembre 2023 lorsque je te revois. Trois mois auparavant, tu m'as dit que tu ne me voulais pas "pour le sexe".

C'est pourtant dans ce contexte que l'on s'est rencontré et ce, à deux reprises. Une première fois, il y a dix ans, et une seconde fois, au mois de mai dernier.

C'est intriguant de venir voir une femme pour une prestation tarifée et de repartir de chez elle en lui déclarant cela. D'où venait cette pirouette inattendue ? De ton coeur, maltraité depuis des années... ? Ou de ton corps, qui me désirait au-delà du raisonnable, et qui voulait me posséder à tout jamais, ce qui était parfaitement impossible vu mon métier ?

Je n'ai pas ri quand tu m'as dit cela. Je l'avais déjà entendu auparavant, à vrai dire, dans la bouche d'autres hommes qui, eux aussi, avaient décrété qu'ils ne me voulaient pas "pour le sexe".

Le problème est que, passés les premiers rendez-vous, le "pas pour le sexe" fini aux oubliettes et je me retrouve à écarter les cuisses pour ne pas être abandonnée.

C'est triste, non, d'en arriver là ?

Voilà pourquoi, même si je t'ai senti sincère, je ne t'ai pas écouté, car cette ritournelle, je l'avais déjà trop entendue.

Pourtant... pourtant... je savais que toi, tu disais vrai. Allez savoir pourquoi, j'en étais convaincue. Mais je me suis bornée à rester sur ma position, persuadée que le futur donnerait raison à cette part de moi qui doutait. Je ne voulais plus souffrir alors, en mai, je t'ai laissé partir en refermant la porte sur ta nuque baissée, car tu savais que je ne donnerai pas suite à tes avances, aussi romantiques fussent-elles...

Mais en septembre, tu reviens à la charge et tu te bats. Tu te bats pour me prouver que tout ce que tu as dit était la stricte vérité. À notre premier date, tu te retiens de m'approcher trop près. Lors de cette première promenade, tu me suis à distance, comme si tu avais peur de m'effrayer et que je ne prenne la fuite au moindre geste déplacé. Et tu as raison. Tu as entièrement raison.

Je suis sur le qui-vive, prête à faire volte-face ou te rappeler à l'ordre.

D'ailleurs, c'est plus fort que moi, je le fais ! Au sortir du tunnel que nous venons de traverser, lorsque tu te rapproches vaguement de moi pour continuer le chemin, je te mets en garde, aussi froidement qu'une reine des neiges désirant te transformer en bloc de glace :

"Reste où tu es !" aboyé-je presque, avant que tu ne te figes, comme pris en flagrant délit.

Tes yeux bleus se noient dans un océan de tristesse. Tu me regarde dérouté, puis rapidement, tu te resaisis et fais semblant qu'aucune de mes paroles ne vient de te blesser. En un éclair, tu comprends les traumatismes, les craintes et les casseroles que je traine derrière moi, lourds boulets accrochés à mes pieds. Tu devine les traces indélébiles qu'a laissé mon métier. Tu me pardonnes aussitôt, je le vois dans ton attitude bienveillante, conscient d'avoir affaire à une femme abîmée. Nous continuons à marcher assez loin l'un de l'autre, sans jamais cesser de parler et, durant tout le temps de la balade, tu ne cesses de veiller à maintenir une distance respectable entre nous, afin de me rassurer.

Je t'attendais au tournant, c'est vrai, et tu le savais. Je te surveillais d'un oeil aiguisé, aussi bien pour le plaisir de t'observer en train de te mouvoir que celui de t'attaquer à la moindre erreur de ta part.

Mais tu n'en as commise aucune.

AUCUNE.

Tu ne m'as pas embrassée pour me dire au revoir. Tu m'as saluée après m'avoir raccompagnée à la porte, sans tenter le moindre rapprochement physique. Puis, par messages, tu m'as exprimé une fois encore ta volonté, toujours avec les mêmes mots : "je ne veux pas être avec toi pour le sexe."

Au troisième rendez-vous, il a presque fallu que je te supplie de m'embrasser. Tu avais peur de trahir ta promesse, de commettre l'irréparable, peut-être même que je te pousse à la faute. Lorsque tes lèvres se sont enfin posées sur les miennes, tu doutais encore. Seule ma main sur ton visage a fini de te convaincre que tu pouvais enfin laisser libre cours à ton envie. Notre baiser, le premier, me sembla aussi fébrile qu'une flammèche de bougie dans un vent trop présent.

J'ai pensé : il dit vrai. Il ne me veut pas pour le sexe. Voyons la suite, laissons-lui une chance.

Il y a eu des tas de rendez-vous qui se sont terminés chastement, tendrement. Même le coucher de soleil romantique, même le pique-nique au bord de l'Erdre, ne t'ont pas déridé. J'avais oublié un détail : parisien de naissance, tu étais avant tout Breton. Quand tu as décidé quelque chose, difficile de te faire changer d'avis. Je n'ai pas essayé, car cela me plaisait de te voir te torturer, empêtré dans ton désir, opposé à ta volonté. Tes contradictions m'apparurent aussi émouvantes qu'amusantes. Ta retenue me séduisit. Ta force me plut. Ton obstination me fit fondre.

Je me suis demandé combien de rendez-vous tu allais laisser s'écouler avant de me faire l'amour. Je guettais les signes de l'affaiblissement de ta volonté.

Tu n'as pas flanché. JE t'ai fait flancher.

MEA CULPA.

Pardon mon amour, ce jour-là, je te voulais mien et je voulais être tienne, même si tu n'étais pas prêt à renoncer à ton voeu pieux. Je sais que tu aurais pu tenir des semaines supplémentaires, des mois probablement, avant de céder à la tentation... Mais je ne voyais plus l'intérêt d'aller dans de tels extrêmes. Tu m'avais largement prouvé que je ne t'intéressais pas que pour ça. La prostitution, bien que derrière moi, planait toujours tel un fantôme au-dessus de nous. Tu avais été mon client, et cela te semblait difficile de le faire oublier. Mais tu as réussi.

Tu as excellé même.

À aucun moment, je ne me suis sentie utilisée. À aucun moment, je ne me suis vue comme une femme de "mauvaise vie". Tu m'as chérie comme une princesse, traitée comme une reine, considérée comme une déesse, et tout cela, en me le montrant par mille et une façons.

La première a été de ne pas me faire l'amour. C'est dans ce refus de ne pas me réduire à mon corps que tu as gagné mon coeur.

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