XV. Notre tour viendra

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 En Longarde, il y a des cadres et des règles. Tout comme leurs villes ne se meuvent pas et demeurent vissées à leurs rochers, le temps lui aussi subit des mesures précises pour le discipliner. Chaque unité de durée passée ou future porte un nom et chaque évènement précis porte un cadre temporel immuable avec lui. Ainsi, les inscriptions à l'académie de Dernolune ont eu lieu le mois dernier. Pas avant, pas après.

 Après avoir été d'abord catastrophée, puis enragée par cet état des choses (j'ai éclaté une cruche d'eau que Nadia venait de me servir sur un rebord de fenêtre), je décide d'y trouver une solution. Le seigneur Folier, avec qui le dialogue est toujours aussi éprouvant à cause de nos langues respectives, m'indique le chemin qui mène à l'académie à travers la ville. Il ne s'y oppose pas lorsque je déclare vouloir m'y rendre seule. Il a donc un semblant de confiance en moi et cette semi-liberté me regonfle très vite l'humeur et les poumons à bloc.

 Cependant, je prends l'initiative de ne pas suivre le chemin conseillé. Je ne suis pas là pour aller droit au but, je me promène, je découvre, je flâne. Découvrir la ville sans se déplacer dans une cage revêt une saveur toute nouvelle. Bien sûr, je porte encore mes gants, par mesure de sécurité, mais la magie en moi ne lutte plus pour s'échapper. Elle patiente, son heure viendra.

 Ma curiosité, en revanche, n'a aucune retenue. Je m'aventure dans les moindres ruelles, avide de découvertes même les plus infimes. Le brouhaha incompréhensible des Longardiens qui s'interpellent, aux accents brusques et clairs, habite les longues allées et les larges avenues. Une agitation perpétuelle se bouscule aux angles, se faufile entre les commerçants installés à même le pavé, s'empresse comme si tout n'était qu'urgence.

 Je contemple ce ballet en spectatrice fascinée, le pas lent et détendu. Mille babioles colorées sur les étals attirent mon attention, ainsi que plusieurs fumets inconnus et alléchants, sucrés ou salés. Mais je n'ai pas un sou en poche et cela m'étonnerait qu'ils embaument la rue de ces délicieuses odeurs pour offrir des plats gratuitement au premier venu. Je finis donc par prendre la direction de l'académie avec une petite déception.

 Le bâtiment se trouve à l'écart de la ville, à quelques centaines de mètres du rempart, sur les hauteurs. On y accède par un charmant petit sentier qui serpente sur le coteau et offre une vue sidérante sur les vallées avoisinantes. Je croise de nombreux jeunes gens qui me regardent à peine, descendant ou montant par grappes de quatre ou cinq, des livres ou des sacoches sous le bras. Ils portent tous une sorte de boîtier en pendentif, ou autour du poignet, toujours le même. Une sorte d'outil indispensable pour pratiquer la magie, peut-être ? Certains remarquent mes gants de contention et leur expression se teinte de méfiance. Ils s'écartent de mon chemin.

 Des grilles métalliques séparent le territoire de l'académie du reste du monde. En les franchissant, je me fais l'impression de traverser une frontière entre deux mondes, ou peut-être le seuil de la demeure d'un hôte imposant. Je marche avec circonspection, comme si l'on risquait de me reprocher ma présence. Il y a pourtant encore du monde ici, des gens de mon âge et des plus âgés, qui discutent ou s'empressent vers une destination inconnue. Personne ne me prête attention.

 L'endroit consiste en une immense cour sablée entourée de colonnades que des arches relient. De l'autre côté, des petits groupes progressent aussi. Le bâtiment qui encadre le tout s'élève si haut que je me fais mal à la nuque en cherchant le toit. Il se compose de la même pierre que la ville, d'un noir presque bleuté. Des fenêtres hautes couronnées de chapiteaux trouent cette façade, parfois assujetties d'un petit balcon pour les plus hautes. Deux ailes de ce bâti m'encadrent, mais en face de moi, après une fontaine cristalline qui élève des lances liquides dans le ciel, une large volée d'escalier mène à une porte gigantesque, grande ouverte. Par instinct, je m'y dirige.

 Un large hall marbré m'accueille, ouvert de tous côtés. Traversé de part en part par la lumière, il semble donner sur un petit jardin ou un cloître, alors que de chaque côté s'ouvrent de larges couloirs à plafond haut. J'hésite sur la direction à prendre. Je commence par mon courage à deux mains et décide de fouiller un peu. Au bout de quelques minutes d'exploration infructueuse, je passe un seuil au-delà duquel toutes les rumeurs de l'établissement se taisent. Dans une ambiance feutrée, deux bonshommes consignent des choses sur de grands registres. En face d'eux, sur un simple tabouret, une jeune femme longardienne semble attendre en regardant le sol, les mains sur ses genoux. Elle porte un long manteau sombre à capuche et une chevelure couleur de miel, lisse, qui lui glisse dans le dos.


 Je referme doucement la porte et celle qui attend lève les yeux vers moi et me sourit.

  • Vous êtes là pour les inscriptions ?

 J'aime aussitôt sa voix qui est douce, fluide, chantante comme le chapelet de grelots d'un ruisseau. Une volée de taches dorées maculent sa peau de porcelaine, comme si une formation d'oiseaux en migration passait sur ses joues. Deux yeux bleus en amande, doux et un peu hésitants, osent à peine me fixer. J'opine de la tête en m'asseyant sur le siège voisin.

  • Je suis en retard, moi aussi, me confie-t-elle. Ca fait plusieurs fois que je viens.
  • En retard ?
  • Les inscriptions avaient lieu le mois dernier, tu n'es pas au courant ? On arrive trop tard. C'est fini, quoi. Mais il paraît qu'on peut faire une réclamation pour être admise exceptionnellement.

 L'un des messieurs se racle bruyamment la gorge et elle continue dans un murmure :

  • Ces vieux plumeaux ne veulent rien entendre.

 Nous ricanons de concert. Cette fille me plaît bien.

  • Je m'appelle Nahini Rh'oz. Quoi ton nom ?
  • Mince, tu ne parle pas ranedam ? Moi, c'est Désirée. Désirée Valangue. Tu ne savais pas ce que ça voulait dire, en retard, pas vrai ?

 En retard. Une telle notion n'existe pas dans mon peuple. Lorsque quelqu'un dit qu'il va venir, on le croit sur parole, et l'on se doit d'être prêt à l'accueillir à n'importe quel moment. Qui oserait réglementer la vie d'un autre en lui imposant des horaires ?

  • J'aurai bien voulu m'inscrire plus tôt, souffle-t-elle, seulement on n'avait pas encore les sous pour payer les frais d'entrée. Et si j'avais attendu l'année prochaine, qui sait s'il en serait resté assez...

 L'homme barbu tousse, relève les carrés de verre qu'il a devant les yeux et désigne ma voisine du bout de sa plume.

  • A vous, mademoiselle.

 Elle inspire, se lève et disparaît dans le bureau voisin avec lui en m'adressant un petit signe de la main. L'attente reprend, meublée simplement du gratouillis de la plume du second secrétaire qui me jette un regard désapprobateur de temps à autres. Comment font ces gens pour rester ici des heures durant ? J'en deviendrai folle.

 Désirée ressort avec le bonhomme assez peu de temps après. Il lui murmure un :

  • Désolé, revenez la semaine prochaine...

 Son sourire a disparu. Elle hoche la tête avec lassitude et ressort en me regardant à peine.

  • Et bonne journée !

 Puis il se retourne vers moi avec un faux sourire.

  • A nous, mademoiselle !

 Il ouvre le bras pour se donner un air accueillant. J'essaie de me montrer digne en entrant. Il me propose un siège et je m'installe immédiatement.

  • Alors, que puis-je faire pour vous ?
  • L'inscription, s'il vous plaît. Je dois apprendre.

 Il prend un air navré. Si certains longardiens savent mentir, celui-là s'y prend très mal.

  • Les inscriptions sont closes, mademoiselle, nous ne pouvons...
  • Je sais, retard. Mais je dois apprendre. Ordre, danger.

 Je lève mes mains gantées au-dessus du bureau et son regard change.

  • Hmm, je vois. Un cas d'urgence, cela change tout. Mais vous parlez à peine notre langue, les cours sont clairement hors de portée pour vous. Croyez bien que je suis désolé...

 Son petit numéro me fait monter la moutarde au nez, mais je ne dois pas déclencher d'esclandre, pas ici et maintenant. Je perdrai toutes mes chances.

  • Je vais me renseigner sur votre situation. Revenez la semaine prochaine. En attendant, je vous suggère vivement d'apprendre le longardien, mademoiselle... ?
  • Nahini Rh'oz.

 Après une seconde d'étonnement, il fronce les sourcils et se lève du bureau avec une mine tordue par la haine.

  • Vous n'avez rien à faire ici, meurtrière ! Sortez ! Dehors, immédiatement, ou j'appelle les gardiens !

 Je cherche une phrase pour me défendre mais il me pousse vers la sortie.

  • Ne remettez jamais les pieds ici, vous m'entendez ! Vous avez déjà de la chance d'avoir la tête sur les épaules après ce que vous avez fait. Dehors !

 Je bats en retraite sous les yeux ébahis de son collègue. Ses éclats de voix commencent à attirer du monde. Moi qui ne voulait pas faire d'esclandre...

  • Aidez-moi à la virer d'ici ! Elle devrait être condamnée à mort, elle a tué des innocents !

 Certains semblent disposés à le croire. La révolte gronde dans mes poumons, mais comme toujours, elle tourne sur elle-même sans trouver d'échappatoire. Les larmes perlent à mes yeux. Je suis une criminelle, des centaines de bouches le répètent autour de moi. Celle de Teinig, de Wilhelm, de Brémur, de Thovhan, même Romaël, Hingan et Loedre. Ils ont tous raison.

 Je me détourne et m'enfuis à toutes jambes. La vue brouillée, je heurte des passants qui protestent, bouscule des étudiants qui ne s'écartent pas assez vite. Je me précipite vers la grille.


 Mes jambes fatiguent après quelques minutes de course et mon souffle hoquette, entre les pleurs et l'essoufflement. Je me laisse tomber à genoux au milieu de l'herbe. J'ignore totalement où je suis et peu m'importe. Dire que j'ai cru pouvoir m'en sortir, échapper à mes erreurs... Je voudrais juste rester ici à jamais et moisir sur place. La force me manque pour me lever, pour bouger, pour tout. Rien ne se règlera jamais, j'ai enclenché la roue, elle tournera jusqu'au bout.

  • Ils t'ont refusée, c'est ça ?

 Je reconnais la voix perlante en ruisseau de Désirée. Je ne veux pas qu'elle me voie pleurer, alors je garde le silence.

  • Je sais bien, ça m'a fait pareil la première fois.

 Elle s'assied à côté de moi. Je n'ai pas dû courir bien loin.

  • Courage. Un jour, notre tour viendra, tu verras.

 Un bras chaud et amical entoure mes épaules. On est peut-être en retard toutes les deux, mais ça n'a aucune importance.On sera prêtes quand notre tour viendra. 

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