Chapitre 14 : Qui n'a pas de secrets, après tout ?
« Suis-je seul à porter ce masque ? Suis-je seul à faire semblant ? Ce costume qu’on enfile tous les jours, dis-moi, est-il fait sur mesure, ou nous va-t-il trop grand ? »
Clown, Soprano (2015)
En dépit d’adieux brefs et guindés, il ne leur échappa pas que Rémi et Mélissa étaient franchement réconfortés par la nouvelle qu’Arthur avait définitivement réintégré le monde des vivants. Peu rancuniers, ils attendirent même de les voir partir. Mélissa agita une main incertaine. Claire s’attacha longtemps à cette main et à leurs profils qui s’éloignaient jusqu’à se confondre avec les ombres. Une fois disparus de sa vue, elle rectifia sa posture sur son siège, coula un regard vers Arthur, avant d’exprimer sa conviction :
— Personne ne te demandait d’aller jusqu’à cet extrême, Florian. C’était déplacé.
Florian ne broncha pas, d’accord avec elle. Bastien se fit tout petit afin d’échapper à une éventuelle rouste verbale.
— Tu es content de toi, sinon ?
— Je sais que j’ai encore tout loupé, chuchota Bastien.
— Cesse de jouer les victimes ! Présente tes excuses à Arthur en priorité !
— Tu vas le réveiller, il a besoin de dormir, alors chut !
Bastien et Florian se retournèrent brièvement pour surprendre Cécile remonter la veste sur la poitrine d’Arthur. L’atmosphère s’adoucit en silence contemplatif.
— Je te dépose d’abord, Cécile ?
— Non, je tiens à faire ma part.
Ils eurent quelques difficultés à sortir Arthur de la voiture avec délicatesse, et encore plus de mal à le transporter à l’étage. Principalement parce qu’Arthur s’éveilla désorienté dans l’intervalle et leur demanda d’une voix saccadée s’ils n’avaient pas une épée à lui fournir pour repousser la Faucheuse. Il s’affola un peu de se voir transbahuté de la sorte et ils durent déployer beaucoup d’énergie pour le tranquilliser. Claire et Cécile insistèrent pour le border et demeurèrent à son chevet jusqu’à ce qu’il se rendorme d’un somme agité. Bastien s’esquiva en constatant qu’il était entre de bonnes mains, et surtout parce la vue d’Arthur produisait sur lui l’effet d’une gifle appliquée en rotation. Florian le surprit replié sur lui-même sur le perron.
— Tu n’étais pas couché ?
— J’avais besoin de prendre l’air.
Florian s’assit. Bastien entoura ses genoux d’une accolade et posa sa tête dessus. Il était mortifié par l’enchaînement des évènements qu’il avait déclenché. Ses jambes trépignaient pour lui, s’emportant en cadence sur le sol.
— Tu es sûr que ça va ?
— J’ai une envie folle de me mettre à la cigarette et de m’enfumer.
Florian étala ses jambes engourdies.
— Ce soir, c’était une erreur de plus à rajouter à mon palmarès.
— C’est la mienne, je te signale.
— Disons que c’est la nôtre alors, reprit Florian. Moitié-moitié. Je t’ai encouragé à le faire, ça fait de moi un complice. Ah, non, j’ai encouragé un mec rond comme un ballon et je suis parvenu à me brouiller avec les gens accourus pour nous secourir. Donc cela nous ramène à 80/20. Cela te va comme partage ?
— T’es cinglé. Et d’ailleurs, que faisais-tu enfermé là-haut tout seul ?
Florian n’avait rien d’autre qu’un pressentiment à lui donner. Il s’abstint donc de lui faire part de ses suspicions : c’était la patte d’Elena tout craché. Bastien ne comprendrait pas et il lui aurait fallu décrire Elena, ce qu’il ne parvenait pas à faire lui-même. Il passa rapidement.
— En plus de cela, j’ai complètement raté ma chance avec Chloé. Elle était enragée.
— Ça lui passera. Chloé réagit au quart de tour, et après elle réfléchit. Exactement comme moi.
— Ouais. C’est pour cela que vous vous entendiez si bien. Vous étiez les deux casse-cous à l’époque, pas vrai ? Et Mathieu, le plus raisonnable. Il devait vous freiner en permanence pour vous empêcher de faire des bêtises.
Florian eut un sourire nerveux au souvenir de la tête de Chloé quand elle s’est aperçue qu’elle n’avait d’autre choix que d’adresser la parole à Mathieu. C’était épique.
Bastien grimaça.
— Non, à l’époque c’était Claire qui nous empêchait d’en faire trop. Elle n’était jamais partante parce qu’elle trouvait tout dangereux et qu’elle avait peur.
Florian réalisa que Bastien parlait sérieusement.
— Claire ? On parle bien de ta sœur ?
— Enfant, elle était très sage. Et très timide. Elle passait son temps à se cacher. Elle était douée pour cela.
Seul Alec avait un don pour la trouver. Mais il ne le dit pas. Évoquer Alec était dur et s’empilaient des rochers dans son estomac quand il s’y risquait.
— Je connais Mathieu depuis la maternelle, ses parents ont été nos voisins jusqu’à la 6e, ils s’entendaient bien avec les miens. Claire adorait traîner avec Mathieu et moi, elle nous suivait partout comme de la glue. Elle racontait qu’elle avait trois grands frères et elle en était super fière. Et après…
Et leur après avait tout bouleversé en une nuit.
— Après, on peut dire que tous l’ont abandonnée, moi y compris. Je ne suis pas restée près d’elle, j’étouffais, la tête sous l’eau.
Il avait eu si mal. Mais il s’était refusé à précipiter Claire et Mathieu dans le gouffre de l’inertie, du dégoût de soi et du vide. Un gouffre dont sa mère n’était toujours pas ressortie.
Lui avait eu la chance d’avoir Chloé qui était apparue dans sa vie en véritable rayon de soleil. Cela l’avait incité à s’accrocher dans la pente au moindre sourire, à la plus petite gentillesse de cette fille si solaire, si franche. Le plus complexe dans cette petite personnalité déjà si pleine, c’est qu’elle savait écouter sans s’effacer totalement. Elle comprenait facilement, même quand il ne disait rien. C’est ce qui l’avait ancré à elle et elle n’avait pas été désireuse de le lâcher. Mieux encore, elle avait rebâti le pont entre Bastien et Mathieu pour les attirer à elle dans un nouveau trio fidèle.
Et au grand soulagement de Bastien, elle avait brisé l’attache qui le retenait à sa famille, durablement. Il n’avait pas su consoler Claire et ne le voulait pas. Il cherchait quelqu’un pour apaiser ses propres souffrances et Chloé avait su comment les endiguer. Victime collatérale, Claire s’était retrouvée seule, assoiffée d’une tendresse qui lui faisait défaut.
— C’est là qu’elle a commencé à en faire trop. Et c’est en partie ma faute. Elle voulait se faire remarquer, à n’importe quel prix. Je sais qu’elle peut paraître insupportable, mais c’était sa façon à elle de lutter. Elle joue les extraverties et les délurées alors qu’au fond elle est très fragile.
— […].
— […].
— Elle n’a pas l’air de t’en vouloir, je crois surtout qu’elle s’inquiète pas mal pour toi.
— Ce n’est pas nouveau. Elle s’inquiète constamment pour moi, mais elle ne le dira pas. On ne parle jamais chez nous. On est plus du genre à s’effondrer en silence tout en gardant la face. Quitte à finir face contre terre, ricana Bastien. Notre famille est un vrac.
— Je ne m’y connais pas grand-chose, mais en parler de temps en temps peut être bien aussi. Pour crever l’abcès.
Bastien le dévisagea, énigmatique.
— Toi, vraiment… Et Cécile. Tu lui as parlé ?
Florian se ferma, touché.
— Parce que moi je lui ai parlée, à ta place. Elle ne voudra jamais l’admettre devant toi, mais elle sait bien que tu n’y es pour rien. Même si tu n’as pas été très fin. Cécile t’en veut juste de l’avoir démasquée. Tu te souviens comment elle nous avait décrit son… croquemitaine ?
— Vaguement… Une bête de dessin animé ?
— Exactement. Parce que Cécile a peur de tout, et tout particulièrement des autres. Et comme elle a aussi peur de grandir, elle se représentait un monstre terrifiant comme les croquemitaines qui se cachent sous les lits.
Elle ne voulait pas voir que le monde ne se réduisait pas à une simple frontière manichéenne avec les méchants s’un côté, et les gentils comme elle, en victimes, de l’autre. Tu as dû l’aider à comprendre que ce dont elle avait réellement peur, c’était d’elle-même.
Florian replia ses jambes, fataliste.
— C’est la Philosophie qui t’a rendue aussi perspicace ? Le sujet t’a bien inspiré on dirait.
— « Peut-on choisir d’être libres ? » déclama Bastien. Oui, un max. J’en avais, des exemples à donner !
— Tu m’étonnes… : « chacun a un rôle et avance masqué pour dissimuler ses points faibles et ses blessures, en déniant ses envies et ses sentiments… ». Bonne accroche. Et tu enchaînes en transition sur le contrôle des désirs et patati et patatarte.
— Patatarte ?
— Le pire, ce sont ceux qui se la jouent pour épater la galerie, attaqua Florian, remonté. Prends Rémi par exemple : ce gars m’énerve ! Il se donne le beau rôle de chef d’équipe super cool : Le stéréotype même du mec populaire, intelligent et tombeur qui n’en fiche pas une et qui s’attire tous les lauriers la partie terminée. Pourquoi tu te marres ?
— On ne supporte pas ses défauts chez les autres, hein ?
— Une seconde… C’est comme cela que tu me voyais ?
— Ouvre un peu les yeux, Florian, c’est comme cela que tout le monde te voyait ! Tu étais le mec cool qu’on adore parce qu’il a toujours le mot pour rire ! Pas étonnant que ce soit la guerre entre Rémi et toi.
— […] Vraiment tout le monde ? Oh, formidable ! Très rassurant de savoir ce que les autres pensent de vous derrière votre dos, ronchonna Florian. Laisse-moi te dire que vous étiez tous à côté de la plaque. En tout cas, Romain et Chloé savaient ce qu’il en était, eux, au moins ! Ils ne me considéraient pas comme cela !
— Sûrement pas Chloé, lui accorda Bastien. Elle ne blaire pas l’hypocrisie. Elle a vu en toi quelque chose de beaucoup moins superficiel que tu ne le laisses paraître.
— Euh, merci, répondit Florian, surpris de ce compliment inattendu, quoique à double tranchant.
Je l’espère aussi. Elle en sait beaucoup plus sur moi que la plupart des gens.
— Chloé sait garder les secrets, c’est sûr.
C’était même une tombe en la matière, vu que Florian n’avait pas eu vent de sa situation familiale compliquée. Rien que pour cela, Bastien était empli de gratitude à son égard.
— Qui n’a pas de secrets, après tout ?
Florian se référait à son propre handicap qui l’avait sans doute en partie poussé à se cacher derrière cette représentation de lui-même qui s’offrait au lycée. Bastien interpréta sa phrase à sa manière. Il voulait en parler peut-être, dans la blancheur de l’instant, semblable à une nouvelle page.
— Tu as plus appris sur moi en une soirée qu’en trois ans.
C’est étrange comme on disposait autant de conceptions de nous-mêmes qu’il y avait de gens ou d’étiquettes. Mais pourtant, en toute invraisemblance, et quand bien-même on arrivait à se convaincre que leur vision qu’ils exposaient était faussée, les autres étaient aussi parfois nos meilleurs reflets qui nous aidaient à nous découvrir. Souvent par le plus grand des hasards.
— Je t’ai montré à quel point je pouvais être différent, non ? J’ai abandonné tous les membres de ma famille, un par un. Et toujours, toujours sur un simple coup de tête, à cause d’une idée débile comme celle de ce soir. Tiens, je n’étais pas assez défoncé pour ne pas remarquer combien j’avais blessé Claire en sortant Alec de mon chapeau. C’est tout moi, rigola-t-il, amer. S’il avait été là, j’aurais pris une de ces raclées. Il savait parfaitement nous remonter les bretelles pour nous apprendre à marcher droit… C’était quelqu’un, mon frère. Alors que moi, moi…
— Tu te fais du mal, l’arrêta diplomatiquement Florian. En parler d’accord, mais va pas ressasser ces souvenirs pour te plomber davantage. C’est trop pour ce soir.
— Alors dis-moi quelque chose de positif, pour conclure, lui demanda Bastien.
Florian creusa en sa mémoire. Et dénicha une confession toute simple.
— Pour en revenir à Chloé. Je sais que vous lui manquez, Mathieu et toi. Elle regrette encore de vous avoir perdu de vue. C’est son plus grand regret, d’ailleurs. Elle a l’impression de vous avoir abandonnés. Et si elle ne s’en est jamais excusée, c’est que ça lui ferait mal de se voir rejetée.
« Mais surtout, je ne mérite pas leur pardon, je ne voudrais pas qu’ils me pardonnent. Ni eux, ni Claire. Elle doit me détester pour ce que j’ai fait à Bastien. J’espère qu’un jour j’aurais malgré tout le courage de leur présenter les excuses, à tous les trois ». C’est tout ce qu’elle a dit sur vous.
Une larme solitaire perla au coin de la paupière de Bastien.
— Merci.
Dissimulée depuis dix bonnes minutes derrière la porte vitrée sans oser se montrer parce qu’elle ne savait saisir le bon moment, Cécile se torturait les mains. Elle préféra battre en retraite dans les plis de la tenture.
Voleuse de secrets, elle avait conscience d’avoir dérobé des excuses qui ne lui étaient pas destinées. Elle n’avait pas à figurer dans ce tableau privé. Elle recula à pas serrés et buta contre un corps palpitant d’émotion. Un index se posa vivement en travers de sa bouche pour lui imposer le silence : Claire, en simple chemise de nuit, hagarde, ses longs cheveux déployés en saule pleureur. Elle maintenait Cécile contre elle, son dos emboîté contre son propre cœur pour l’empêcher de tomber à ses pieds comme une pierre.
Une larme, rien qu’une seule, dévala ses joues à travers ses yeux fermés et roula dans ses boucles sombres délavées.
Annotations
Versions