Chapitre 15 : Je suis sûr que tu as beaucoup à nous apprendre
Je ne connaitrais pas la peur car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. »
Dune, Frank Herbert
Natacha se méfiait des surprises. Des yeux couleur grège. Des secrets. Entre autres. Et pas nécessairement dans cet ordre. Manque de pot, elle allait au-devant de ce qu’elle détestait le plus. Elle ne pouvait remettre à demain, l’année allait se terminer. Les derniers examens également. Mais pourquoi pile au sortir de son oral de français, au sortir d’une passionnante réflexion sur la réécriture et ses mythes ?
« On rencontre son destin par les chemins que l’on prend pour l’éviter » paraît-il. Et le destin lui sautait carrément au visage. À ce stade, ce n’était plus un signe, mais un panneau lumineux. Ses cibles se trouvaient droit devant. Il en manquait une. Une autre s’échappait déjà pour atteindre le bâtiment B. Si elle patientait cinq petites minutes encore, Natacha pouvait les laisser filer, ce serait facile. Mais ensuite elle culpabiliserait à mort d’avoir raté l’occasion. L’heure est à la transgression, il est temps d’agir.
Les deux individus qu’elle ne connaissait pas s’engagèrent vers la sortie, la fille presque de force, franchement vindicative. Les épreuves échauffaient pas mal les esprits. C’est le moment…
Eh ben non. Un troisième lascar prenait Monsieur-Tout-Le-Monde à part. Natacha battit en retraite et se colla contre le mur. Elle ne savait pas pourquoi elle en faisait des tonnes pour ne pas être vue. Une attitude naturelle et carrément pas suspecte. Un lycéen passa devant elle et la guigna du coin de l’œil, drôlement pas impressionné par sa piètre performance.
« Tum, tum tum tum tum, tum tum / toudoum-toudoum », fredonna-t-il, perfide, sur la bande-son de Mission impossible. Natacha ferma les yeux, anéantie. Elle se ridiculisait toute seule à présent.
Nat prit ses cliques et ses claques pour s’exposer à découvert. Traversa la cour et s’arrêta devant Arthur. Qui ne la remarqua pas, son attention dirigée sur son interlocuteur qui s’éloignait, le sac sur une épaule, en baroudeur. Si elle avait su à ce moment-là, Nat ne l’aurait pas laissé partir.
Elle martela le sol de ses sneakers.
Arthur ne s’anima qu’au troisième raclement. Il ne parut pas troublé de la voir. Il lui laissa quelques quarante secondes d’attente polie. Durant ce laps de temps, Natacha ne plaça pas un mot. Ils restèrent face à face sous le soleil, en parfaits abrutis.
— Salut ? l’encouragea-t-il.
— Je sais ce que tu fais.
— Je fais quoi ?
— Ce que toi et tes quatre copains font. Depuis cette fête sur la place. Sans moi, ces monstres vous auraient eu dès le départ, explicita-t-elle.
Arthur pâlit à peine. Il la détailla tout azimut, depuis la racine de ses cheveux jusqu’à la pointe élimée de ses baskets. Il lança beaucoup d’appels au secours par-dessus son épaule, mais ils ne la visaient pas personnellement, donc elle ne lui en tint pas rigueur. Elle avait la sensation de se sentir cernée, mais ce serait strictement idiot de sa part de le penser. Ils ne sont pas dangereux. Du moins, pas encore. Non ?
— Vous n’avez pas la moindre idée du pétrin dans lequel vous avez mis les pieds. Pour ma part, j’en ai marre de vous mener en bateau et de me faire manipuler à tout bout de champ.
Elle sentit qu’on lui tordait le bras par-derrière. Elle n’essaya pas de se parlementer, ce serait peine perdue. Pas bien difficile à deviner du reste : la tension qui émanait de ce garçon était pure poussée d’adrénaline. Mauvais choix de timing, il était d’une humeur massacrante de toute évidence. Si elle faisait mine de résister, ou si elle se permettait un geste mal perçu, elle passerait à la casserole. Tu parles qu’ils n’étaient pas dangereux !
— Je suis sûr que tu as beaucoup à nous apprendre, grinça sombrement Bastien en serrant sensiblement plus fort.
— Mets-là en veilleuse, tu veux ?
Arthur tapota son bras prisonnier.
— Lâche, exigea-t-il comme pour s’adresser à un chien féroce.
Pendant quelques secondes, Bastien étudia Arthur comme s’il ne le reconnaissait pas. Puis il avisa la crispation de sa victime, jusqu’à gagner ses yeux noirs. Des yeux onyx, semblables à ceux de l’oisillon tombé du nid à la merci du prédateur. Effrayé, il la relâcha. La fille émit un grognement guttural avant de se retirer hors de sa portée.
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Apprends à contrôler tes émotions ! rugit Arthur.
Claire l’écarta et fouilla dans son sac. Elle tendit à Natacha un petit échantillon de Biafine.
— Pour ton bras. À cause de lui, j’en ai toujours sur moi.
Un regard appuyé en direction de Bastien suffit pour que celui-ci s’étiole en gélatine.
— Je ne voulais pas lui faire mal.
— À d’autres.
— Je n’ai pas mal, répliqua Nat avec fougue. Attends de recevoir une flèche dans la cuisse et tu comprendras ce qu’est avoir mal !
— Parce que tu t’es déjà pris une flèche dans la cuisse ? s’étonna Claire.
— Non, c’est lui qui va s’en prendre une la prochaine fois qu’il recommence !
— Tu as été engagée par des gens, dont tu refuses de dévoiler l’identité, pour assurer notre protection – et tu ne sais même pas en quoi cela consiste, à part t’amener aux endroits indiqués, pour nous défendre de bêtes que tu es incapable de voir. Tu ne sais pas pourquoi on t’a choisie, et si tu le savais, tu ne nous le dirais pas non plus.
Bastien cessa d’arpenter le salon et observa Natacha, recroquevillée sur son canapé.
— J’ai bien résumé ton exposé à trous ?
— Vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Ni ce que je risque, rien qu’en vous apportant mon aide.
Bastien marqua un temps devant Natacha et son trailer foireux de thriller avant de préciser le fond de sa pensée :
— Elle se moque de nous.
— Assieds-toi, l’intima froidement Florian.
— Je t’ai sauvée l’autre jour, déclara-t-elle à Cécile afin d’assurer sa défense. C’est moi qui ai fait fuir le démon qui te terrorisait dans la rue.
Cécile ne parut pas stupéfaite : elle l’avait reconnue au deuxième coup d’œil.
— Comment savais-tu que tu l’as fait fuir puisque tu ne vois rien ? interrogea Florian, les jambes assaillies d’un tic nerveux qui prouvait son agitation.
— Ce n’est pas parce que je ne vois rien que je ne sais pas comment fonctionne le principe de réalité altérée. Elle est apparue comme par magie en hurlant à mort. C’est une preuve que son monstre avait disparu. Quand j’arrive, ils disparaissent et vous réapparaissez ensuite. C’est mon rôle.
— Ce sont ces personnes qui t’ont parlé de cette réalité altérée ? Que t’ont-ils dit à ce sujet ?
Le sang d’Arthur bouillonnait à ses tempes en chocs sourds.
— C’est la réalité que reflètent les miroirs, dit Nat comme une évidence.
Elle comprit à leurs mines éberluées qu’elle avait commis une bourde. Mince, elle allait trop loin…
— Ce n’est pas le plus important, se précipita-t-elle.
— Quel rapport avec les miroirs ? Qu’est-ce que tu nous chantes ?
— Je n’en sais pas plus, balbutia-t-elle.
— S’ils doivent refléter nos peurs, c’est probablement de ces miroirs que les monstres surgissent.
— Mais quels miroirs ? Comment on les trouve ?!
— Si c’est elle qui fait fuir ces bestioles, ça veut dire qu’on ne peut pas les tuer par nos propres moyens ? Ils sont invincibles, c’est ça ?
— Elle nous sert à rien et elle arrive toujours en retard !! Ils ne peuvent pas anticiper, tes employeurs ? Ils cherchent à tenir des paris avec nous comme enjeux ?!
Hors de lui, Bastien épingla Natacha, comme pris d’une révélation.
— Sur la place, c’est toi qui as arrêté cet homme dans sa petite expérimentation ? Est-ce que c’est toi qui l’as chassé avant qu’il ne s’empare de Claire ?
Natacha lui décocha un regard qu’elle souhaitait glacial.
— Je ne vois rien, lui rappela-t-elle. Je me rends juste là où on me le demande.
Elle espérait que son corps ne la trahissait pas. Pourquoi évoquer ce jour en particulier ? Paradoxalement, c’est cet évènement qui l’avait poussée à agir en fin de compte.
Sur la place, il y avait eu un bug, sans conteste. Lorsqu’elle s’était rendue là-bas, elle n’avait rien vu, comme à son habitude. Elle avait débattu sur son statut de cinquième roue du carrosse, frustrée une fois de plus. Et dans une brise légère, elle avait ressenti leur présence. D’un coup. L’espace d’un instant, une distorsion du voile lui avait permis de discerner la scène : Bastien qui accourrait au secours de sa sœur, logée dans d’autres bras.
Natacha avait ensuite perdu pied, plongée dans les vapes, avant de reprendre brutalement conscience. Elle avait aperçu leur groupe, au milieu de la foule, là où ils n’étaient pas auparavant. Et elle avait su : elle avait brièvement visualisé l’autre face du miroir avant que l’instant ne se referme. Et c’était ce garçon qui avait réalisé ce miracle. Immédiatement, elle avait compris que cette surveillance n’était qu’un mythe destiné à camoufler la véritable nature de ces cinq adolescents. Quand elle en avait parlé à Christian, il lui avait clairement signifié, en leur nom, de ne pas s’en mêler. Elle aurait dû s’abstenir, en effet, vu l’accueil qu’elle recevait maintenant.
— Si vous voulez vous en tirer, il va falloir me croire avec les renseignements que je vous donne. Rien de plus. C’est à prendre ou à laisser, ajouta-t-elle devant leur incertitude.
Ils ne devaient pas chercher à en savoir plus : entre trop ou pas assez, le dosage était mortel.
Les avis étaient partagés.
— Elle croit à ce qu’elle dit et ça se tient, remarqua Cécile. D’accord, cela manque de clarté, mais on sent qu’il y a de la motivation.
— Elle est suicidaire, oui ! Désobéir à ses patrons pour venir s’offrir à nous en porte-bonheur, je trouve cela un peu gros, objecta Claire, mitigée.
— Je ne marche pas, soutint mordicus Bastien.
— Moi non plus, approuva Arthur. Elle peut très bien servir d’appât, quand bien-même elle est sincère. Ce n’est pas contre toi, mais je ne peux pas te faire confiance. Il faut être réaliste. Tu prétends ne rien savoir mais tu nous sors un détail abracadabrant sur des miroirs sans nous expliquer le sens.
— Qu’est-ce que tu en penses, Flo ?
Florian sursauta devant le diminutif employé par Claire. Seules ses sœurs avaient le droit de l’appeler ainsi.
Ils attendaient sa réponse pour se positionner. Il avait encore trop de questionnements.
— Pourquoi sommes-nous plus provoqués que le groupe de Rémi ? Tu n’as pas à répondre directement. Réponds par un simple « oui » ou « non » : en connais-tu la raison ?
— Qui ça ?
— Rémi et les autres. Clément. Léane. Mathieu, etc. Ceux qui étaient avec nous cet après-midi. Tu es chargée de les protéger eux aussi.
Natacha était déstabilisée. C’était quoi cette embrouille ?
Florian lut la vérité sur son visage.
— Tu ne les connais pas, souffla-t-il, ébahi, en se renfonçant dans son fauteuil.
« Tu t’es fait avoir ». Rien de nouveau. Elle allait tuer Christian. Elle ne perdrait rien dans l’essai du moins. Autour d’elle, ça s’agitait comme une ruche.
— Elle est tout aussi larguée que nous.
— Raison de plus pour la dégager !
— On ne parle pas d’un tapis bon à jeter !
— Laisse-moi reformuler : aurait-elle l’extrême amabilité de dégager de ma maison ?
— Ce n’est pas ta maison, tu n’as jamais payé une seule facture ! Et je vis ici moi aussi, j’ai mon mot à dire !
Arthur profita de la confusion pour s’approcher de Natacha qui observait la dispute, le regret chevillé au corps.
— Je n’aime pas la manière dont Bastien te traite, mais il n’a pas tout à fait tort.
— J’ai compris, je n’aurais pas dû venir ici. Épargne-moi tes salades.
Elle se leva férocement, grimaçant sur la lanière de sa sacoche qui lacérait son épaule. Elle balança un coup dans le tapis pour faire bonne figure. Monsieur-Tout-Le-Monde jouait le rôle de médiateur conciliant, elle l’aurait parié.
— Tu as raison, je suis sûrement un appât. Mais c’est parce que je ne voulais pas l’être que je vous ai approchés. Je pensais changer les choses. C’est une décision débile, mais c’est la seule que j’avais.
Elle comptait filer sur cette lancée très emphatique, mais n’alla pas plus loin que le corridor.
— Reste ici ! Tu ne vas pas les laisser te faire peur !
Florian ne lui barrait pas le chemin mais ne désirait pas qu’elle parte pour autant. Natacha se mordit la langue. Elle était trop fatiguée pour argumenter.
— Bastien est toujours un peu à cran. Et aujourd’hui, ce n’est pas son jour.
— Le mien non plus. Mais un autre jour, ça aurait été pareil avec lui, j’imagine.
— Pour Bastien, je ne dis pas, mais pour Arthur, l’idéal aurait été d’attendre un bon mois. Voire plus, admit Florian. Tout s’enchaîne trop rapidement et cela l’énerve tout particulièrement. Il ne supporte pas que tout se bouscule alors qu’il en a bavé seul pendant des années.
S’il guettait sa réaction, il allait être servi. Elle ne cilla pas, désabusée.
— Tu en sais pas mal sur nous mais tu ne connaissais même pas l’existence des autres. Tu as dû avoir un sacré choc.
— Je voudrais rentrer chez moi.
Florian lui tendit son portable.
— Note ton numéro, je te tiendrai informée. Prends-le, il ne va pas te mordre.
Natacha composa son numéro en dissimulant sa nervosité.
— Jusqu’à quel point tes employeurs peuvent-ils te mentir, au juste ?
— Il n’y a pas de limites. Tu as bien vu mon « exposé à trous ».
Il rit dans sa barbe, doucement.
— Si tu te méfies d’eux, pourquoi tu es à leur solde, alors ?
— Je n’ai pas le choix. Et toi, pourquoi me fais-tu confiance ? l’interrogea-t-elle en lui rendant son téléphone.
— Je n’ai pas le choix non plus. Tu aimes être dans une situation où tu ne comprends plus rien et où tout te dépasse ?
— Non.
— Moi non plus.
Natacha secoua la tête, désolée, et s’enfuit. Il ne la retint pas.
— Elle pouvait nous aider, déplora Cécile derrière son dos.
— Comme tu dis, renchérit-il.
Mais ce n’était pas la seule. Tant pis pour sa fierté, il était temps de la ravaler. Florian en avait assez de tout voir lui échapper.
— Prends tes affaires, on repasse par chez moi, que je récupère la voiture.
— Pour aller où ?
— T’emballe pas, rien de romantique en tête. Tu veux des réponses ? On va aller en trouver. Tu as gardé leur adresse ?
Cécile ouvrit grand ses mirettes, choquée par ce revirement à 90 degrés.
— Tout de suite ?
— Là. Tout de suite. Maintenant.
Cécile n’hésita qu’une seconde.
— Il y aura Mathieu ?
— Aucune idée. Sans doute. Il t’intéresse ?
— Il fait de la télékinésie ! Évidemment qu’il m’intéresse !
— Bizarrement, je ne dirais pas la même chose de Léane, mais bon. File prendre ton sac !
— Vous allez où ? demanda Claire en la voyant s’emparer du sac de Florian en plus du sien.
— 15 rue Carpentier, annonça-t-elle, fébrile.
— Hein ?
Cécile était déjà repartie.
— J’avais zappé mes affaires, tiens. Merci.
— Ça vous ennuierait de m’embarquer avec vous, si je me tiens à carreaux ?
— Tu sais où on va, au moins ?
— 15, rue Carpentier ? La résidence des autres extra-terrestres ?
— Il y aura peut-être Mathieu.
— C’est justement pour cela que je vous accompagne.
Florian leva une épaule, refusant de chercher à comprendre.
— Si tu te tiens à carreaux, c’est d’accord.
— Ce n’est pas son style, problématisa Bastien en s’encadrant dans le corridor.
— Ne nous retape pas une nouvelle crise, clama Claire.
— Je suis juste curieux. Vous comptez vraiment y aller ?
— C’est la seule option qui nous reste vu que tu as viré Natacha, jeta Cécile.
— On ne te demande pas de venir avec nous. Mais si tu veux mon avis, – et si tu ne le veux pas, je te le donne quand-même – tu es celui qui aurait besoin d’un câblage en urgence. Et il n’y a que Rémi qui pourrait te le fournir.
Vis-à-vis de Florian, Bastien se sentait trahi.
— C’est toi qui dis ça ?
— Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Tu viens avec nous, ou pas ?
— Déterminer qui montera dans la voiture, c’est la nouvelle polémique ? Les réunions se tiennent en petit comité dans le couloir à présent ? ironisa Arthur en passant la tête.
Bastien opina avec répugnance.
— Vous me fatiguez.
— Mais bien sûr, sourit Cécile. On a pigé.
« Vous pouvez les faire changer d’avis, peu importe le temps que cela prendra ».
Trois secondes. Il a suffi de trois secondes. On a l’air de quoi maintenant ?
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