Chapitre 15 (2/4)
Il faillit rouler sur Romain à la sortie du garage. Romain semblait décidé à s’imposer, dressé entre la voiture et la sortie tel un mur infranchissable.
— Aïe, confirma Bastien en se raidissant sur son siège. S’il nous découvre tous dans la voiture, on va déguster.
— C’est qui ? s’enquit Cécile.
— Taisez-vous, grogna Florian. Je m’en occupe, vous n’avez qu’à rentrer les coordonnées sur le GPS.
— Vous partez en balade ?
La curiosité de Romain était piquée au vif. Son animosité aussi.
— Plus ou moins.
— Je vois…
Romain enfonça les mains dans ses poches et darda un œil agressif en direction du pare-brise comme s’il voulait le désintégrer au rayon laser. Ils ne devaient pas en mener large là-dedans.
— Je voulais te proposer d’aller faire un tour, mais je suppose que tu as d’autres projets.
— Aujourd’hui, oui, mais si tu es libre demain, je suis partant.
— Si tu le dis… L’oral s’est bien passé ?
— Comme un oral. Je m’en suis pas mal tiré, je suppose.
— Cool, alors.
Un ange passa. Romain ne développait plus rien. Florian n’aurait jamais cru que leur relation virerait tout aussi court que cette pénible conversation. Romain dut en prendre conscience car il se désintéressa de ses chaussures pour l’affronter.
— Écoute…
Florian était toute ouïe. Mais Romain n’aurait jamais le privilège de terminer sa phrase.
Un claquement sec se produisit et l’air se raréfia dans les poumons de Florian. Il resta désespérément absorbé par l’espace que Romain aurait dû occuper s’il ne venait pas de basculer dans une autre dimension.
Bastien actionna le klaxon comme un dément.
— On se tire, vite ! hurla-t-il par la vitre ouverte.
Florian galopa vers la voiture et batailla avec la portière, puis avec les clefs dans de grands mouvements nerveux. On ne peut pas dire que ses camarades lui allégeaient la tâche.
— Plus vite plus vite plus vite ! scandait Claire, hystérique.
— Démarre, enfin !
— On ne va pas le laisser là tout seul ! protesta Cécile, alarmée.
— On va se gêner ! rétorqua Bastien sans-gêne. Florian, grouille !
— C’est dangereux pour lui !
— Dangereux ? Dangereux pour nous, oui ! Allez !!!
— Mais il va trouver cela louche ! Comment tu comptes lui expliquer après ?
— Il faudrait une bibliothèque pour les choses à expliquer, grommela Florian en démarrant enfin le moteur.
Le Croquemitaine n’eut pas la patience d’attendre le premier tournant pour s’élancer à leur poursuite. À sa seule vue dans le rétroviseur, Bastien se cramponna à la portière avant, blanc.
— Je déteste cette bestiole.
« Dans 500m, tournez-à droite ».
La voiture s’engouffra à droite sans préavis : superflu, l’usage des clignotants. Devant eux, la vie s’effaçait à leur rythme, c’est-à-dire à toute blinde.
« Dans 300m, au rond-point, prenez la deuxième sortie. Après 100m, tournez légèrement à gauche pour rester sur la rue Jean-Paul Laurens ».
Cécile eut un cri strident : sa réplique, bien plus retorse qu’elle ne le sera jamais, surgit en plein virage, leur interdisant l’accès à la rue Jean-Paul Laurens. La voiture patina, en survirage. Florian n’eut d’autre choix que de contrebraquer violemment pour éviter le tête-à-queue. Claire glapit, projetée contre la porte tandis que Florian se concentrait sur son dérapage brut, redressant le volant pour stabiliser le véhicule. La voiture s’engagea dans la rue perpendiculaire
— Pas celle-là, c’est un sens interdit ! cria Cécile, on n’a pas le droit !
— On prend le gauche ! riposta Bastien sur le même ton.
Le voyant « panneau sens interdit » se mit à clignoter comme un possédé à coups de « Dong ! » « Dong ! » sonores. Au cas où ils auraient raté l’information, ils roulaient à contresens.
« Faites demi-tour dès que possible », préconisa sagement le GPS sous sa voix édulcorée de bonne femme.
« Erreur d’itinéraire. Faites demi-tour dès que possible ».
— Dans tes rêves, commenta Bastien.
Florian approuva en appuyant sur l’accélérateur. À l’arrière, les trois passagers se serrèrent les unes contre les autres dans une prière commune.
« Faites demi-tour dès que possible. Erreur d’itinéraire. Dong ! Dong ! Faites demi-tour dès que possible. Erreur d’itinéraire. Dong ! Dong ! ».
— Oh, ferme-la !
« Faites demi-tour dès que possible, répondit le GPS, inexorable. Erreur d’itinéraire ».
Florian pila net. Arthur remercia le ciel d’être attaché, autrement il se serait mangé l’accoudoir.
— Bastien, prends le volant.
— Quoi ?
Bastien se demanda si Florian ne s’était pas pris un sérieux coup sur la cafetière. C’était le cas : Florian était pâle comme un mort.
— Tu vas devoir… prendre le volant, articula-t-il.
— Mais…
— Euh, rassure-moi, tu as le permis ? interrogea Cécile.
— Il n’a pas le code et n’a jamais conduit. Sauf sur une route de campagne avec notre père, mais cela remonte à plus de trois ans.
— Bastien, fais ce que je te dis avant que je ne change d’avis ! tonna Florian.
— Qu’est-ce qui te prend ?
« Calcul du prochain itinéraire. À la prochaine sortie, tournez à gauche », annonça fièrement le GPS, tout heureux de s’adapter.
Florian contracta ses paupières encore plus fort. Il ne voulait pas regarder au-delà du tableau de bord. S’il s’y hasardait, il tomberait à nouveau sous sa coupe. C’était pour cela qu’ils l’avaient envoyée. Elena se tenait devant lui, un faux air sage de petite fille modèle sur le visage. Et tout aussi aguicheuse qu’auparavant. Les bras tranquillement croisés, elle patientait, les yeux sur Florian. Le même incompréhensible mélange de désir et de répulsion le prenait à la gorge. Et pourtant, il n’émanait pas de lui. Cette attirance provenait de quelqu’un d’autre. De quelqu’un qui manipulait à outrance ses émotions. C’était un autre cauchemar éveillé.
— Florian ? Qui y a-t-il ?
— Il n’y a que Bastien qui peut nous sortir de là, répéta-t-il en essayant de ne pas flancher. Il a assez de réflexes pour cela.
— C’est n’importe quoi ! Je sais à peine conduire !
— Et Casper a disparu, rajouta Arthur. Tu le saurais si tu ouvrais les yeux.
Impossible. Il voulait leur mort ou quoi ?
Ils s’agitèrent. Quelqu’un ouvrit sa portière, un autre s’agenouilla.
— Florian, murmura Cécile. Tu vois quelque chose ?
Blafard, Florian se raccrocha aveuglément à Cécile qui s’efforçait de rester stoïque. Même si ses ongles s’enfonçaient dans sa jambe et que cela lui faisait super mal.
— Là-bas… Me laissez pas seul avec elle.
— Je ne vois rien, réfuta Bastien, dubitatif.
Cécile lui fit les gros yeux. Ce n’était pas un argument, voyons.
— C’est Elena, siffla Florian, comme si ce nom seul expliquait tout. C’est un piège.
— Sors de là. Je vais conduire, décida calmement Bastien après une longue pause.
Florian posa sa tête sur le volant.
— Tu ne sais pas de quoi elle est capable.
Lui-même n’en savait rien. Sauf qu’elle était sans pitié.
— L’avantage, c’est que moi, je ne la vois pas. Je n’aurais aucun scrupule à l’écraser ta copine. Mieux, je vais le faire. On verra bien si c’est un fantôme ou non.
Florian eut l’air choqué.
— L’écraser ? Tu es complètement malade ?
— Mais oui. Lève-toi, on échange.
Florian se laissa mener, trop largué pour reprendre contact avec la réalité. Il ne devait surtout pas la regarder. Elle était toujours là, superbe. Il percevait son aura d’ici.
Alors qu’ils s’y réinstallaient, un silence glacé s’abattit dans l’habitacle.
— Hmm. Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée.
— Pourquoi pas ? Il faut bien avancer, dit Bastien en relançant l’application. On va prendre tout droit, puis à gauche. On va pouvoir l’embrocher au passage.
— C’est justement ce qui m’inquiète. Elle n’a pas l’air commode du tout, continua Arthur d’une toute petite voix blanche.
— Je la vois. Oh, mon Dieu, balbutia Claire.
Florian lui jeta un regard angoissé.
— Ferme les yeux ! Ne la regarde surtout pas !
— Bastien, fais demi-tour !
Cécile était dans tous ses états, elle aussi.
Bastien ne distinguait toujours rien et c’était tant mieux : ces œillères l’empêchaient de céder à l’affolement général.
— Non ! C’est exactement ce qu’ils veulent ! Accrochez-vous, prévint-il en jouant avec les pédales pour les passer rapidement en revue.
Frein, embrayage. Accélérateur. Il passa la première vitesse, serra le frein à main. Et fit vrombir le moteur, ravi de rattraper le coup aussi vite. Florian était scotché à son siège. Il se croyait dans une voiture de course ? Il voulut se tourner vers lui et tomba sous la jauge d’Elena dans l’intervalle. Elle lui adressa un petit coucou charmant et sarcastique, ses sourcils délicats dans l’expectative.
Son cœur défonça sa poitrine dans une chamade. Il ne pouvait se détacher d’elle alors qu’ils allaient la descendre. Il devait l’arrêter.
— Bastien, chuchota-t-il d’une voix étranglée.
— Je sais, j’ai compris. Droit devant. Je vais l’écraser au plus vite, lui promit Bastien en desserrant le frein à main.
— Non ! s’écria Florian dans un soudain accès de désespoir en se saisissant du volant.
Trop tard. Bastien relâcha l’embrayage. Libérée, la voiture bondit en avant, fonçant tout droit sur Elena.
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