Chapitre 16 (2/4)
Ils faisaient le pied de grue devant la gare. Clément les avait déposés à la station de taxis en leur assurant que Lucas finirait par s’y présenter.
« — Je l’ai prévenu. Il sera là. Normalement.
— J’adore comme tout est réglé sur du papier à musique avec vous, avait commenté Florian, gouailleur. Normalement… S’il ne se défile pas, c’est ce que cela sous-entend ?
— Il ne se défilera pas. Si vous le cueillez de son taxi, il n’aura pas le choix ».
Placés dans la file, Mathieu dut décliner pas moins de trois offres de la part de chauffeurs forts sympathiques mais insistants. Déçus de devoir repartir bredouilles.
— Nous attendons un ami.
— Qui prend tout son temps, on dirait. On va louper l’arrivée du train si cela continue.
— Il doit avoir une course, c’est tout.
Cécile sautillait sur place, inconfortable. La proximité de Mathieu la dérangeait. Elle était traversée de sentiments contradictoires qui oscillaient entre honte, embarras et curiosité passionnée. Elle aurait voulu l’entretenir sur leur point commun pour profiter de ses méthodes et astuces. Mais elle n’osait pas. L’épitaphe parfaite : « Ici gît Cécile : elle n’a pas osé ». Elle biaisait, entre deux négociations avec elle-même.
C’est pourquoi elle l’interrogea sur le point qui la préoccupait le moins, mais qui la tarabustait tout de même.
— Hier soir, je me suis renseignée sur cette plante, l’héliotrope. Je trouve étrange qu’un tel symbole soit gravé sur le médaillon. Je ne pense pas que ce soit le meilleur témoignage d’amour à offrir à sa fiancée ou à sa femme.
— Qu’est-ce qui te fait penser cela, justement ?
Mathieu semblait intrigué. Cécile ne s’attendait pas à ce qu’il lui demande de développer. Elle se rétracta, certaine d’avoir commis un impair. Il dut déceler son désarroi, peut-être doté d’un lien empathique sensiblement affûté. Il l’encouragea d’un simple petit sourire, sans la brusquer.
— Pourquoi un héliotrope ne figurerait pas sur un médaillon selon toi ?
Florian fila un coup de pied dans le gravier, hérissé. Cette attente était intenable. Que fichait Lucas ?
— Eh bien… Tout d’abord, l’héliotrope ne se limite pas au sentiment amoureux, c’est le symbole de l’attachement dans ses multiples déclinaisons : l’amour filial ou maternel, l’amitié… donc c’est assez ambigu.
Et puis, d’après une légende grecque, ce n’est pas du tout romantique, c’est une trahison à proprement parler. C’est la légende d’une nymphe qui, abandonnée par Hélios, le Soleil, s’est changée en héliotrope car cette fleur se tourne toujours vers le soleil, sans pouvoir s’en détacher. Quelle femme voudrait recevoir l’emblème du désespoir amoureux et de l’infidélité en cadeau de mariage ?
— La question mérite d’être creusée, concéda Mathieu. Après, le cadeau de mariage, ce n’était qu’une supposition de notre part, rien ne prouve que ce soit vrai. N’y attache pas trop d’importance, tout n’est pas forcément symbolique.
— Elle a donc eu tort d’exprimer son opinion ?
Mathieu posa un regard étonné sur la hargne de Florian.
— Non, au contraire, c’est très bien pensé, déclara Claire. Elle sourit à Cécile. Je ne connaissais pas cette légende, c’est sympa.
— Ah, le voilà, signala Mathieu, sauvé par le klaxon.
— Tu en as de bons yeux. Comment peux-tu savoir qu’il est dans ce taxi ?
— Parce que c’est le sien, dit simplement Mathieu.
Le taxi 56 glissa au ralenti devant eux. Personne n’en sortit. La vitre côté conducteur s’abaissa lentement, révélant une mine renfrognée qui les dévisagea tour à tour.
— Vous les tirez d’un chapeau pour ménager l’ambiance, Mat’ ? C’était Thomas il n’y a pas deux semaines.
Et maintenant, tu m’amènes toute une bande. Vous croyez que je n’ai que cela à faire sur mes heures de travail ?
Mathieu se pencha et s’accrocha à la fenêtre, amusé par sa réaction.
— Ils vont rentabiliser tes heures de travail. Ce serait pas mal d’être un peu plus accueillant, même pour la forme.
— Tu m’en demandes trop. Et comment vas-tu t’y prendre pour me le rentabiliser, ce temps perdu ?
— Tu n’as qu’à doubler mon loyer pour le mois prochain et on sera quitte.
— Je peux encore retirer mon offre, tu sais, remarqua Lucas dans un fin sourire.
— Steu plaît. C’est la moindre des choses. Ah, Rémi, Clem’ et Mélissa te passent le bonjour…
— Mais pas Léane, je sais, compléta Lucas. Le petit va bien, sinon ?
— Impec. Tu ne restes pas avec nous pour saluer Garance ?
— Pas vraiment le temps. Et à mon humble avis, je ne suis pas celui qui l’intéresse le plus en ce moment.
Mathieu rit en reculant.
— Justement, dis-leur bonjour.
— Bonjour, répéta Lucas, docile.
Florian l’inspecta.
— Ta famille possède une villa, tu te téléportes et tu es chauffeur de taxi ? bredouilla-t-il, frappé par l’ironie de la situation.
Lucas lui jeta un regard mauvais.
— Ça pose un problème ?
— Du tout, il n’y a aucun problème, lança Arthur en se précipitant, vu que les autres ne se bousculaient pas au portillon. Bonjour. Je suis Arthur.
Lucas est un homme qui avoisinait les 30 ans, ce qui était surprenant dans une telle équipe. Un grand brun aux cheveux ras et à la légère barbe naissante. Et aux yeux volontiers scrutateurs. Il s’arrêta longuement sur Arthur comme pour se forger une image nette de lui.
— Alors c’était pour toi l’opération sauvetage.
— Oui.
— Et c’est toi aussi qui a la frousse des miroirs.
— De ceux-là, oui, opina Arthur.
Lucas sembla méditer sa phrase.
— Tu me plais, toi, décida-t-il en lui tendant la main. Je pense qu’on s’entendra bien, appelle cela une intuition.
Sa poigne était ferme.
— Évite ces miroirs, lui conseilla-t-il en l’attirant brusquement à lui. Et quoiqu’ils te disent, ne les écoute surtout pas.
Les présentations établies dans les formes, Lucas ne comptait pas s’attarder.
— Rappelle à Rémi de ne rien accrocher au mur sans ma permission. Et s’il casse quoi que ce soit…
— On est mal, termina Mathieu. Il le sait déjà.
— Redis-le-lui !
Lucas remonta sa vitre à-demi, offensé.
— Et passe le bonjour à Garance de ma part, se radoucit-il avant de reprendre sa place dans la file des taxis.
— Il est très sensible sur le sujet des murs, dis-donc.
— Techniquement, il n’a pas encore la permission de loger quelqu’un dans le studio donc il préfère prendre les devants. Si sa famille venait à l’apprendre, il a peur de risquer la brouille à vie.
— Pour des murs ?
— Des murs à portée historique. Alors oui, Lucas est légèrement stressé sur ce point. Mais il a bien compris que Rémi désirait un peu de tranquillité alors il lui a très vite donné le feu vert. Il n’a pas l’air mais au fond, il est un peu comme Mélissa. Très attentionné. C’est lui qui s’est occupé de Clément et de Rémi il y a sept ans, quand tout a commencé. Ils n’avaient que 12 et 13 ans, et lui-même était à peine majeur.
— S’il avait pu s’occuper de moi, je n’aurais pas été contre, releva Arthur.
— Ça explique tout alors, maugréa Bastien. Rémi a largement eu le temps d’expérimenter de nouvelles techniques. Et toi, tu vas parier que je ne vais pas tarder à le battre à plates coutures ?
— Bloque pas dessus, dit Mathieu qui savait que si, justement, son ami bloquait dessus.
Après il y a eu Mélissa, puis Garance, et Léane. Pendant tout ce temps, Lucas était à la gestion et s’est occupé d’eux comme il a pu. Ils le considèrent tous comme leur frère aîné. Il leur a déniché la villa pour leurs études, afin qu’ils restent ensemble. C’est là qu’il a décidé de se mettre un peu en retrait, vu qu’ils se débrouillaient très bien sans lui. Depuis la découverte des miroirs, il veut en entendre le moins possible.
— Il en a de la chance. Il a au moins la possibilité de s’exclure volontairement sans être dérangé. Ce n’est pas vraiment notre cas.
— Oh, il voudrait bien s’exclure définitivement, crois-moi. Mais Garance et Caitlin ne lui laissent pas tellement le choix.
— Il ne voulait pas se mêler de miroirs dignes d’Alice au pays des merveilles ? C’est surprenant ! Et qui tient le rôle du joli lapin blanc ? Natacha ?
— Ce n’est pas drôle, Claire, la reprit sévèrement Cécile.
Alice au pays des merveilles ?
« Mes amitiés à Alix. Dis-lui que nos jeux me manquent ».
Cette évocation tirée des tréfonds gifla Arthur comme un fouet. Il harponna le bras de Mathieu alors qu’ils allaient rentrer dans la gare.
— Alix. Qui est Alix ?
Mathieu trébucha, le visage craie.
— Comment connais-tu Alix ?
— Qui est-ce, encore ?
Mathieu était fiévreux, soudain. Il fouilla ses poches comme par automatisme, dépité de ne pas trouver de cigarette pour consumer son angoisse.
— Je ne sais pas qui t’a parlé d’Alix, mais ne prononce plus son nom à tort et à travers.
— Elle est morte, c’est ça ? Réponds. Alix est morte ?
— De quoi parlez-vous ? Qui est Alix ?
— Elle était… dans mon groupe, on va dire, laissa tomber Mathieu. Et oui, elle est morte. Il y a deux ans.
Arthur laissa retomber son bras, anéanti.
— Comment a-t-elle pu mourir ? Pourquoi ? Vous… Vous aviez dit…
— Je n’ai pas les détails. Je sais seulement qu’elle est morte parce qu’elle ne parvenait pas à revenir.
— Revenir d’où ?
Mathieu fuyait son regard, délibérément. Pourquoi ne répondait-il pas ? La vérité affleura comme un pétale remonte à la surface, lentement mais sans remous.
— Revenir… revenir, comme moi ?
Bastien était assommé. Lui revinrent en mémoire des mots, des bribes décortiquées sous un autre angle.
Le poids de la faute pesait lourd sur ses épaules.
— Et cette nuit-là, tu les as envoyés là-bas pour leur faire revivre le même cauchemar. À cause de nous.
— Si seulement j’avais su que ça tournerait ainsi… Je m’en suis tellement voulu, murmura Mathieu, un début de larmes à l’appui.
« Après ça, Garance a déménagé. Son père était malade, mais ce n’était qu’un prétexte. Elle se sentait tellement coupable d’avoir échoué à la sauver. Alix était sa meilleure amie. Et les autres étaient tous aussi dévastés. Quand je les ai rencontrés, ils commençaient tout juste à remonter la pente. C’est encore un sujet tabou. Alors personne, personne ne parle d’Alix. Surtout pas devant Garance. C’est compris ? ».
Mathieu poussa un grognement impuissant.
— Vous n’allez pas vous mettre à pleurer comme des quiches ! Ce n’est pas comme si vous la connaissiez !
Claire était secouée de grands hoquets silencieux. Cécile alternait ses manches pour étancher ses larmes fines.
Mathieu dégagea doucement les cheveux de Claire de son visage.
— Je suis désolé. Claire, s’il-te-plaît, ne pleure pas. Tu sais que je ne sais pas quoi faire quand tu pleures. Ça va aller, je te promets.
Claire le regarda à travers ses larmes. Elle cueillit de son doigt tremblant la dernière et l’écrasa contre sa pommette.
— Tes promesses ne tiennent pas la route, ronchonna-t-elle.
Mathieu sourit douloureusement, soulagée qu’elle se soit calmée aussi vite. Cécile s’était arrêtée d’elle-même, simplement parce que ses manches ne pouvaient plus rien canaliser, trempées.
— Ça n’ira pas, déclara Mathieu devant leurs yeux gonflés. Vous allez passer aux toilettes avant d’y aller, sinon Garance va croire que je vous ai battues. Je vous accompagne. On revient.
Florian, Arthur et Bastien hochèrent la tête de concert tandis que Mathieu escortait ces dames dans l’enceinte de la gare. Silence.
— Comment l’as-tu-su ?
— Ce sont eux. Ils l’ont piégée et tuée. Et ils osent en plaisanter ?!
Florian s’effraya : l’expression féroce qui se peignait sur le visage d’Arthur lui donnait la chair de poule.
Dans cet instant, Arthur lui faisait peur.
— Arrête, ça ne sert à rien de te prendre la tête maintenant. C’est du passé.
Florian chercha le soutien de Bastien pour conforter ses paroles, mais Bastien était également bouleversé. Comment parler du passé alors que Garance allait débarquer ? Il savait que ce genre de passé n’avait pas de fin. « Elle est morte » ne se conjugue qu’au présent. Parce que cette réalité hante continuellement les survivants. Leur rencontre avec Garance serait imprégnée de cette réalité.
— Jamais je ne pourrais la regarder dans les yeux.
Devant cet aveu inattendu, Florian se découragea. Il avait raison. Affronter Garance relevait d’un challenge à présent. Inconsciemment, ils appliqueraient sur elle les stigmates d’une disparue.
Bastien vérifia son portable.
— Mathieu et les filles nous attendent voie 3. Son train est annoncé.
Garance avançait vers eux, un sac à la main. Sur son dos, un étui de violoncelle.
— Et merde, évalua Mathieu.
Garance était une jeune fille de 19 ans montée en graine. Drapée dans une cape bleu roi retombant avec ampleur sur ses hanches et son jean en toile. À l’inverse, ses cheveux brun-roux retombaient en boucles serrés sur son cou, valorisant davantage le léger hâle de son visage, tel un écrin. Elle avait un grain de beauté sur sa joue gauche, pas loin de la fossette, un point-virgule désordonné comme son nez en trompette. Elle étrennait des yeux cerise sur leur terme.
En bout de voie, Arthur voyait s’avancer non pas une personne mais un mythe : Garance était toute en légèreté. Évanescente. Elle représentait le cliché de l’artiste bohême. C’était un cliché qui l’habillait à la perfection. Comme si elle avait décidé d’en faire son univers afin de pouvoir s’y camoufler. De lui céder sa personnalité. Quand Arthur avait choisi de se fondre dans la masse par nécessité, Garance, elle, avait laissé la masse se fondre en elle. C’était toute la différence. Et ce constat n’était en rien influencé par la réminiscence d’Alix.
— Je… Ne bouge pas, je te le prends.
Saisi, Bastien en avait oublié de lui dire « Bonjour » et l’avait délestée de son sac et du violoncelle qui devait peser… Rien du tout. L’étui était dépourvu de violoncelle. Mathieu lui fit comprendre en langage universel de se la fermer. Bastien ne dit rien. Mais sa confusion n’en était que plus grande.
Garance ne remarqua rien. Elle dévorait Arthur avec la même avidité qu’il la dévorait, elle. Elle sourit.
— Tu es exactement comme je l’imaginais. Je suis contente que tu t’en sois sorti.
Sa voix évoquait la brume voilant la campagne aux petites heures de l’aube quand vient l’automne et ses premiers frimas.
Arthur ne pouvait lui rendre son sourire. Il préférait le garder pour lui avant les autres ne le découvrent. Ce sourire était sincèrement heureux, il était beau. Et d’autant plus triste. Parce qu’il n’atteignait pas ses yeux, qu’on disait miroirs de l’âme. C’est donc à cela que ressemblaient ceux qui s’égaraient trop souvent de l’autre côté du miroir.
— Mat’, cela faisait longtemps. Comment vas-tu ? lui demanda-t-elle en lui claquant une bise réjouie.
— Tu as l’air en forme, Ganache, la complimenta-t-il en retour d’une brève accolade.
— Salut, je suis Florian. Le voyage n’a pas été trop long ?
— Penses-tu, je n’avais qu’un changement, j’ai connu bien pire ! Moi, c’est Garance, Florian.
— Je sais.
— Évidemment, tu le sais. Et toi, tu es Bastien. Mathieu nous a énormément parlé de toi.
— Il a passé l’année à parler de moi ?
— De toi, et de ta sœur. Claire. C’est toi, non ? Vous vous ressemblez pas mal tous les deux, on a dû vous le dire !
Claire était décontenancée et légèrement déphasée.
— Pas plus que cela.
Garance se fendit d’un petit rire.
— Et il ne reste plus que Cécile, donc. Facile de ne pas se tromper.
Cécile s’en tint à un petit signe timide.
— La nouvelle télékinésiste « française », hein ? Tu es content, maintenant, Mathieu ?
— Laisse-la tranquille, voyons, dévia Mathieu, protecteur.
— C’est toi qui vas nous faire passer dans le terrier du lapin blanc ? Pour en revenir à un contexte plus « britannique », plaisanta Claire en y mettant les guillemets, ses réflexes retrouvés.
Garance pencha la tête, amusée de la métaphore.
— Si vous teniez tant que ça à faire leur connaissance, ce n’était pas la peine de m’attendre, tu sais. Je n’ai pas l’intention de vous faire passer de l’autre côté. Arthur et toi, vous pouvez très bien vous en charger, et apparemment vous l’avez déjà fait. Il vous faut juste un petit coup de pouce de Mélissa ou de Clément et vous l’aurez, votre Pays des merveilles. Plus vrai que nature.
On nageait en plein embrouillamini. Garance éclata de rire devant leurs têtes.
— Qu’auriez-vous fait sans nous ?
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