Chapitre 17 : "Tu as confiance en moi ?" : de l'autre côté des miroirs

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« En vérité très exacte et non point par métaphore,

Nous sommes des marionnettes dont le Ciel est le montreur :

Sur le théâtre du Temps nous faisons trois petits tours,

Puis retombons tout à tour dans la boîte du Néant. »

Cent et un quatrains de libre pensée, Omar Khayyâm

— Alors ?

— Alors il refuse d’en faire partie. Ou d’entendre parler de nous jusqu’à nouvel ordre. Il a besoin de vacances, traduisit Garance. Bastien aurait pu se briser les os et la responsabilité lui en serait revenue en grand partie.

Clément était soucieux : Rémi avait eu l’air secoué et campé dans ses résolutions.

— C’est peut-être la goutte d’eau…, grinça-t-il entre ses dents.

— Ça s’arrangera.



Garance s’était installée temporairement dans la chambre de Léane. Elles avaient dû rattraper le temps perdu une bonne partie de la soirée, peut-même jusqu’au petit matin. Garance avait les traits tirés, un peu vaseuse, mais suffisamment alerte pour prendre Arthur en charge.

— Ce n’est pas tellement compliqué à comprendre.

— T’es marrante. Toi, au moins, tu contrôles la bilocation. Ce n’est pas tellement mon cas.

Garance haussa les épaules :

— Tu ne peux pas t’entraîner si tu es constamment pourchassé. Tu es resté longtemps seul et tu en avais peur, en plus. Tu te bloquais, ce qui n’aide pas : plus tu luttes et moins tu maîtrises. Cela te tombait dessus de façon aléatoire, quand tu t’y attendais le moins. Donc tu résistais encore plus. Il ne faut pas trop se prendre la tête, tu dois juste te laisser faire.

Pour Arthur, cela semblait trop facile.

— Mais si, je t’assure ! Ne te complique pas la vie ! Regarde ce que tu as réussi à faire avec Claire et Thomas lorsque tu as agi sans prendre le temps de réfléchir ! Cela marche à l’instinct !

— Ah non, c’est cette fille qui m’a entraîné contre mon gré, contesta Arthur.

— Crois-moi, quoiqu’elle t’ait montré, elle n’a rien à voir là-dedans. C’est toi qui l’as fait tout seul. Parce que tu as laissé faire ton subconscient. Claire et Thomas t’ont facilité le passage, c’est tout. C’est une sorte de relation de confiance qui s’est instaurée entre vous : tu as inscrit en eux la trajectoire qu’a suivie ton esprit, et eux en retour se sont liés à toi en téléportant ton corps avec le leur pour te rejoindre de « l’autre côté du miroir ».

C’est un lien qui te permet de rester en contact avec eux, un peu comme un lien télépathique. Il se renforce au fil du temps et il devient de plus en plus simple d’y avoir recours par la suite. Souvent à tes dépens, tu verras.

Arthur était bien placé pour le savoir.

— Et parfois, c’est sans réponse, se rembrunit Garance. Exactement comme s’il n’y avait plus personne au bout du fil.

Il se racla la gorge.

— Je m’en doutais. C’est toi qui a attiré les Anglais.

— Il y a un an, rougit-elle, pas fière. Par hasard… Je m’étais aventurée trop loin sans m’en apercevoir. Tu sais comment cela se passe, on n’a pas la notion de l’espace si on ne se concentre pas. On a tendance à oublier que c’est dangereux, tellement c’est addictif.


Menteuse. Garance en connaissait très bien tous les risques. Était-ce pour retrouver le souvenir de sa meilleure amie qu’elle écumait aussi régulièrement l’envers des miroirs en expéditions solitaires mues par le désespoir ? Quitte à s’y perdre ? Et tant pis si elle aimantait malgré elle de pauvres âmes qui avaient le malheur de ne pas être son ancienne partenaire. La rencontre avec le trio « anglais » n’était donc qu’un résultat hasardeux de ces quêtes sordides.

— Je les ai rencontrés directement là-bas. En compagnie de Lucas. Sans comprendre ce qui nous arrivait. Kiernan nous y avait transportés en suivant mon itinéraire. Caitlin m’en a beaucoup voulu, au début. Lucas aussi, et il n’en a pas terminé, mais ça, c’est normal. Mais Cate… Elle n’était pas du tout au courant. Bien sûr, je les aidés à se réunir tous les trois, mais elle aurait préféré continuer une vie à peu-près normale sans s’embarrasser de tous ces problèmes.

— Toi et moi, on ne s’est pourtant jamais croisés au cours de tes voyages. Et nous n’avons jamais été liés non plus.

— C’était ma première question pour toi. J’y ai pas mal réfléchi depuis, sans trouver de réponse adaptée. Mais Mélissa m’a fait part de sa théorie et j’en tire la même conclusion qu’elle : les miroirs. Qui nous classent en trois catégories bien définies. Toi et moi évoluons sans doute dans des univers différents et imperméables, où nous sommes peut-être incapables de nous rencontrer par hasard. Tant que nous n’avons pas conscience l’un de l’autre. Nous devons communiquer plus facilement avec ceux qui se rattachent au même miroir.

— C’est vrai que j’ai échoué la première fois avec Thomas, pour le ramener, reconnut Arthur à haute voix. Pourtant, avec Bastien…

— Bastien doit être l’exception confirmant la règle. Il intrigue pas mal Mélissa et Rémi. J’ai cru comprendre qu’il était à part.

— Tout dépend de ce que tu entends par-là. Mais oui, je crois qu’il intrigue pas mal de monde, indiqua simplement Arthur.

Pas question de lui dire que Bastien constituait une étude expérimentale de choix auprès de leurs prédateurs. Bastien n’aurait plus une seconde de répit.

— On ne peut pas basculer se l’autre côté sans l’alliance de la bilocation et de la téléportation, dit-il, songeur.

— Non, il te manque un élément, le contra Garance. Trois miroirs, trois éléments. Tout va par 3. Ou par 7. Les symboles de la perfection et tout le toutim, tu saisis ?

— Ben voyons.

— C’est pourquoi il vous faut l’aide de Clément ou de Mélissa pour concrétiser votre Pays des merveilles. Vous avez besoin de la matérialisation concrète du décor. Sans eux deux, vous vous cantonnez à un univers immatériel proche du domaine de la bilocation.

— On a vu. Ce qui veut dire que la fille qui avait recréé le décor pour nous, celle qui se croyait agressée… Elle était comme nous, elle aussi.

Garance eut un sourire désenchanté.

— C’est ce qu’on est en train de creuser. On est aussi tombés sur des gens comme elle. Ils sont beaucoup trop nombreux pour qu’on puisse partir du principe qu’ils sont tous dotés de la capacité de matérialisation. C’est sûrement la marque de « là-bas ». Et ces gens peuvent nous voir de surcroît. Enfin, disons plutôt qu’ils ne voient que certains d’entre nous.

— Laisse-moi deviner, tu penses que c’est encore en rapport aux miroirs ? demanda Arthur, cynique. Comme pour Thomas, par exemple ?

La fille ne l’avait pas dédaigné, elle n’avait simplement pas notifié sa présence. Ceci explique cela.

— Gagné. Caitlin et Stephen bossent dessus, c’est pour cette raison qu’ils me sollicitent souvent. Trop souvent si tu veux mon avis. Ils poursuivent à la trace ces types sans relâche, mais ils n’ont pas encore rassemblé la moindre preuve. Kiernan est persuadé qu’ils sont la clef de toute cette histoire. Selon lui, ils dépendaient comme nous d’un miroir.

— Pourquoi en parler au passé ? Ils ne s’en rattachent plus ?

Garance laissa sourdre une petite grimace moqueuse.

— Peu importe à quel point l’on s’égare dans l’ubiquité, on ne sait jamais où l’on va tomber. Nos amis les Anglais sont convaincus que nos déplacements sont influencés par ces gens, parce qu’ils s’identifieraient à nous. Enfin, surtout à Clément et Mélissa.

« Ici, ils matérialisent tous deux des objets qui s’affichent dans leur conscience selon leurs besoins, des objets qui proviennent de l’autre côté. Mais en conséquence, ces objets sont complètement ringards. D’un autre siècle, pour la plupart.

— Ton épée… Arthur était époustouflé. Ce sont eux qui l’ont recréée pour toi ?

— Ouais. L’avantage est que je peux profiter de ce petit bijou à tout instant dans notre terrain de jeu commun. Parce qu’ici, leurs jolies créations ne font pas long feu. Elles se désintègrent en un rien de temps. Pschiiit !

« Là-bas, ils concrétisent l’immatériel en replaçant le décor qui leur est soufflé instinctivement. L’environnement tel qu’il devrait l’être dans la réalité.

— Je vois. Ce sont Clément et Mélissa qui nous feront passer à travers le miroir, en fait. Ils servent de passerelle entre ces deux mondes.

— Non, non, de DeLorean, ricana Garance.

— Tu m’excuseras, je ne vois pas le rapport.

— Tu es complètement à côté de tes pompes, le détrompa-t-elle. L’envers du miroir n’est pas un univers parallèle. Il ouvre sur une temporalité différente de la nôtre, c’est tout. Grâce à Clément et Mélissa, on s’offre une immersion spatio-temporelle. Un voyage dans le temps, autrement dit. On dirait que tu n’as pas l’habitude, tiens. C’est aussi le principe d’un voyage astral, non ?

— T’es sérieuse ?!

*


— Il n’est pas question que j’y aille, annonça Cécile, catégorique.

— Ce sera sans moi également. Pour que vous nous perdiez, non merci.

— Bonjour la confiance ! Ils ne risquent pas de vous perdre, eux ! insista Garance en désignant Arthur et Claire.

— Euh, je n’en suis pas certaine, avança Claire, dans ses petits souliers.

— Je n’ai pas l’habitude d’entrer volontairement en bilocation, confia Arthur, désemparé.

— Mais si, vous allez vous débrouillez. Je serai en renfort pour te guider. Je te l’ai promis.

— Mais non, s’opposa Bastien. On ne va nulle part.

Arthur n’était pas certain de se faire confiance pour commencer. Garance avait beau lui affirmer que le lien qui les unissait était probablement incassable, il avait de sérieux doutes. Garance avait raison à son sujet, il se mettait trop la pression pour réussir. Au pire des cas, il abandonnerait Claire dans l’univers astral. Pas de quoi se faire du mouron après tout.

— Ce n’est pas une bonne idée de le faire maintenant, appuya Clément. Rémi n’est pas vraiment d’humeur.

— Il n’a pas à venir, objecta Mélissa. Tu peux prendre la tête des opérations pour une fois.

— N’est-ce pas, sous-chef ?

Léane manqua la baffe de peu.

— Je ne plaisante pas. Ce serait plus prudent de repousser votre affaire.

— Je les ai déjà envoyés. Cate était assez pressée, elle espérait retomber sur l’homme qu’elle avait détecté la dernière fois. Si je suis là-bas, avec eux, je pourrais contrôler leur retour. En sécurité.

Garance battit des cils innocents en insistant sur le dernier mot. Clément était très sensible sur ce point.

La stupeur de Clément se mua en reproche vivant. Il était blessé par cette nouvelle trahison.

— Pourquoi vous me faites ça ? C’est un complot ?

— On pourrait se passer de toi aussi, bien sûr. Mais tu es tellement plus doué que moi. Tu avais la bonne clef en stock, toi, broda Mélissa.

— Assez ! Ils n’ont pas besoin de toi non plus ! Tout ce qu’ils veulent, c’est aborder l’un d’entre eux. Ils n’ont rien à faire d’une mise en situation.

— Techniquement, non, c’est vrai. Mais tu sais comment fonctionne Caitlin, elle tient à mener l’enquête avec une vue d’ensemble. Et elle est persuadée qu’en endossant un rôle, elle pourrait l’amener à lui parler sans qu’il les traite en ennemis. Son approche est loin d’être stupide.

— Endosser un rôle ? Elle ? s’étouffa Mathieu.

— Raison de plus pour que tu nous accompagnes, lui dit Garance. Tu gères très bien en anglais.

— Tu as dû en faire, des progrès, depuis la 2nde, se moqua Bastien. La pratique, j’imagine…

Mathieu ne se rebiffa pas devant la pique. Comme il ne contredisait pas Garance, Clément sentait venir l’embrouille.

— Tu te fais embrigader, Mathieu, gaffe.

— Bah, je leur suis redevable. Et puis, il va bien falloir qu’ils s’y collent un jour ou l’autre.

— Oui. Aujourd’hui ou demain, c’est la même. Claire échangea un coup d’œil avec Arthur. On forme une bonne équipe tous les deux.

— Et moi aussi ! rappela Thomas pour ne pas être en reste. J’étais là. Je viens !

— Non !!!

Le refus avait fusé de toutes parts, unanime. Clément capitula, signant un accord tacite en poussant Thomas vers Mélissa et Léane.

— Tu restes avec elle. Et Mathieu et moi, on vous accompagne, dit-il en tâchant d’ignorer le petit geste de triomphe des deux filles dans son dos.

— S’ils viennent, nous venons, dit simplement Cécile.

— La question ne se pose même pas, enchérit Florian.

Sans mot dire, Bastien se rangea physiquement de leur côté. Il aurait tout le loisir d’abreuver Mathieu de vibrations assassines s’il se joignait à eux. Rien que pour lui faire comprendre tout le bien qu’il pensait de cette petite aventure.

Clément était largué par tant de revirements.

— Ce sont nos gardes du corps, cita Arthur, très sérieux.

— Ils ne vous seront pas très utiles, ricana Léane sur un air entendu.

— Mathieu encore moins, alors que moi, je le suis, ronchonna Thomas, froissé d’avoir été mis au rebut.

— De une, je viens pour empêcher la fratrie Bral de faire une autre connerie …

— Je compte là-dessus, murmura Clément en aparté.

— De deux, je représente notre équipe, Tom. Puisqu’il en faut un.

— Justement. Tu ne pourras pas te passer de moi.

— T’occupe. On survivait bien avant toi, le moucha Garance. S’il n’y a que Mathieu, ça ira pour moi, j’y suis habituée. En revanche, tu risques de me compliquer les choses.

— Arthur a réussi, lui, tenta encore Thomas.

— Faux, c’est Claire qui a réussi et moi j’ai eu énormément de mal. Reste ici et fais ce qu’on te dit !

Je te suis, assena Arthur à l’intention de Garance.

Elle opina gravement.

— Prépare-toi, d’accord ?

Elle ferma les yeux et se laissa couler lentement. Arthur n’eut pas à attendre longtemps avant de se sentir harponné. Il se laissa basculer de l’autre côté.

*

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